Delcourt - Actualité manga

Interview

Interview n°3

En marge de notre rencontre dans le podcast n° 9, nous avons continué de nous entretenir avec Pierre Valls, fondateur de Pika Edition pour lequel il a travaillé de 2000 à 2012, et devenu directeur éditorial de Delcourt Manga au début de l'année 2014. Nous avons évoqué avec lui son parcours et les moments forts de l'histoire de Pika, avant de nous intéresser à l'actualité et à l'avenir du label manga des éditions Delcourt, en plein changement depuis le départ du label Akata... 

    
      
Pour commencer, pouvez-vous revenir sur votre parcours dans le monde du manga ?
J'ai débuté en éditant le magazine de prépublication Manga Player, qui a débuté en 1995. A l'époque, je travaillais pour Player One et d'autres magazines de jeux vidéos, et dans ce cadre je faisais beaucoup d'allers-retours au Japon, notamment pour interviewer Ken Kutaragi, le créateur e la Playstation. A l'époque, ces personnalités étaient beaucoup plus accessibles qu'aujourd'hui ! En ce temps-là, je ne connaissais pas grand-chose au manga, à part Akira et quelques dessins animés plus anciens, comme Candy. Lors d'un de mes voyages, j'ai vu des adolescents se précipiter sur des mangashi. Je ne connaissais pas encore ce format à l'époque, et j'ai découvert qu'il y avait une vingtaine de magazines de ce genre au Japon ! Ayant une culture BD, je voulais adapter ce format et je suis allé contacter la maison d'édition Kôdansha, pour leur proposer de l'exporter en France. Au début, ils n'ont pas compris l'intérêt, mais ont fini par accepter.

  
Certaines de ces séries ont d'ailleurs été publiées ensuite en format relié, sous le label Manga Player...
Oui, nous avons commencé à en éditer à partir de 1997-98. En France, le marché de la prépublication est assez risqué, ça peut marcher très bien au lancement mais rapidement s'écrouler. De plus, il a fallu convaincre les japonais de nous offrir un catalogue de séries importants, afin que nous puissions proposer de la nouveauté à nos lecteurs. A titre de comparaison, Glénat éditait à la même époque le magazine Kaméha, mais les titres étaient déjà proposés en version reliée.
   
   
Rapidement, Manga Player a laissé sa place à Pika Edition. Comment s'est effectuée cette transition ?
En fait, le magazine Manga Player faisait partie du catalogue de Media Système, spécialisé dans les magazines de jeux vidéo, mais qui arrêta ses activités en 2000. Nous avons donc décidé de fonder Pika en abandonnant la presse Jeu Vidéo, pour nous intéresser aux mangas.
   
   
Le partenariat avec la maison d'édition Kôdansha a -t-il été forgé à ce moment-là ?
Kôdansha était notre premier interlocuteur, dès le lancement du projet Manga Player, et un bon feeling s'est tout de suite installé entre nous. Le partenariat s'est donc établi très naturellement.  

 
Il y a eu une nouvelle tentative vers la prépublication avec le Shônen Magazine, à partir de 2003. Pourquoi s'être relancé dans cette aventure ? Etait-ce une manière de tester certaines séries à venir ?
Etant plus jeune, je voulais réaliser un magazine de prépublication BD, et j'ai toujours voulu poursuivre ce rêve. Avec Shonen Magazine, nous voulions tester d'autres choses, rajouter un peu d'actualité,...
Quant aux nouveaux titres présentés, même s'il y avait une système de test avec des classements, les licences étaient acquises et la publication allait venir dans tous les cas. C'était une manière de les faire découvrir aux lecteurs, mais je voulais surtout faire un nouvel essai sur le modèle de la prépublication, mais après deux demi-échecs, j'ai compris que le public ne répondait pas présent. Et cela représentait trop de travail, notamment auprès des éditeurs japonais. Ce sont d'ailleurs eux qui nous ont demandé d'arrêter ce format.
  
  
Parmi les séries éditées par Pika, quelle est la série dont vous êtes le plus fier ?
Question difficile... La première évidence, c'est GTO, même si c'était un pari pas forcément gagné au départ, vu le contexte de vie quotidienne dans un univers japonais, avec beaucoup de références culturelles. C'est pourquoi nous avons mis en place le lexique en fin de volume. Il y a tout de même eu trois ans de négociations avec Kôdansha, car l'éditeur pensait que la série ne marcherait jamais en France ! Les éditeurs japonais sont très soucieux de la pertinence des titres exportés.
 
Un autre titre que j'adore, c'est Dragon Head, pour son côté contemplatif, cette grande catastrophe naturelle dont on ne connaîtra jamais les causes,... dans un tout autre genre, je pense aussi à Love Hina, un autre grand succès.
  
   
Outre les titres choisis par préférences personnelles, comment se positionne-t-on pour choisir des titres dont on est pas le cœur de cible, des shôjos par exemple ?
Il est vrai qu'il me faut plus de temps pour estimer si un shôjo peut fonctionner en France, que pour un shônen ou un seinen dont j'identifie le potentiel rapidement.

 
Vous avez également été assez précurseur dans le manga érotique en choisissant Step up love story....
Pour moi, éditer ce titre m'a paru une évidence, car je ne l'ai pas vu comme un titre érotique ou pornographique, mais comme un véritable guide. Le public a un peu surréagi sur ce titre, mais au final beaucoup de gens s'y sont intéressés. Je pense notamment à un volume où sont présentées plusieurs positions du kama-sutra, qui s'est particulièrement bien vendu, au point d'être longtemps en rupture de stock ! 
   
   
Le travail de choix des titres devient-il de plus en plus complexe au fil des années ?
C'est surtout le développement de la concurrence qui a fait que la donne a changé. Autrefois, nous avions beaucoup plus de temps pour nous positionner sur un titre. Mais depuis six ou sept ans, tout le monde se précipite sur la moindre série, dès lors qu'il marche au Japon ou que l'auteur est un tant soit peu connu. Je pense que les japonais auraient dû attendre avant de vendre certaines séries, afin d'offrir du recul et de voir comment se développent certaines séries. Nous aurions eu moins de séries en France, mais aussi moins de titres de mauvaise qualité. 
   
   
Quelles ont été vos plus grosses déceptions dans le catalogue Pika ?
Je penserai encore à Dragon Head, qui a été une demi-déception sur sa réédition dans la collection Graphic. J'ai d'ailleurs choisi moi-même d'en proposer une réédition, en me disant que le titre avait été publié trop tôt dans sa première édition et qu'il méritait une remise en avant, mais les ventes n'ont pas vraiment été au rendez-vous. Mais à part ça, non, je n'ai pas vraiment de déceptions ou de regrets.

 
   
Même un titre comme Nodame Cantabile, qui a pourtant été un gros succès au Japon ?
Pour Nodame Cantabile, même si j'aime beaucoup le titre, je savais par avance qu'il n'avait pas un gros potentiel commercial, donc je n'ai pas vraiment ressenti de déception. Il y a peut-être un ou deux titres de Clamp qui n'ont pas autant fédéré que prévu, mais sans être des échecs non plus.
   
   
Clamp qui est justement très représentatif du catalogue Pika. Nous vous remercions d'ailleurs d'avoir fait venir ces quatre mangakas en France à Japan Expo 2009 !
Oui, je suis vraiment fan des univers fans inventés par Clamp, depuis Magic Knight Rayearth qui avait été édité du temps de Manga Player. J'aime particulièrement les scénarios, et contempler l'évolution du trait de la dessinatrice Mokona au fil des séries : entre Rayearth et XXX Holic, c'est le jour et la nuit ! 
 
Leur venue en France a été un travail de très longue haleine, notamment avec des partenariats avec la Mairie de Paris pour l'exposition qui leur a été consacrée... Ces quatres artistes ont vraiment un statut d'icones inapprochables, et au final je n'aurais échangé que quelques mots avec elles !
   
   
Tôru Fujisawa (GTO), Clamp, ou encore Ken Akamatsu, ce sont pour vous les piliers de l'histoire de Pika Edition ?
En termes de vente oui, certes, mais ce sont aussi des auteurs que j'adore. Pour moi, la BD ou le manga est moins un art qu'un divertissement. Certaines planches originales de Clamp peuvent figurer dans un musée, mais leurs histoires sont accessibles à tous. Si on se place au niveau de l'art, on impose une sorte de bannière. Pour ma part, je peux me laisser porter très facilement par des histoires efficaces, même si le dessin est un peu en-dessous. 
   
    
Avec Pika, vous avez aussi fait partie des premiers à mettre en avant les auteurs français et la création.
Nous avons commencé par mettre en avant quelques auteurs par le biais du Shônen Mag, comme Reno Lemaire avec Dreamland et Moonkey avec Dys. Ces années là, Pika Edition se portait bien et j'ai décidé de lancer une section « Recherche et Développement », afin de réfléchir au potentiel de mangas dessinés par des français. Nous avons une culture BD très ancrée historiquement dans l'art, mais j'assistais à l'émergence d'une nouvelle scène très influencée par le manga. L'autre aspect, c'était la distance entre les auteurs japonais avec le public français, alors qu'avec un auteur français, nous pouvions établir un rapport de proximité, dans les conventions par exemple. A l'époque, l'idée a été très mal perçue, avec des mails d'insultes pour Reno, par exemple. Mais à force de persévérance, il a réussi à atteindre le succès, et je suis fier d'avoir contribué à cela. Il y a eu quelques déceptions à ce niveau-là, comme avec Miya (Vis-à-vis), mais aujourd'hui le manga français a le vent en poupe et je suis content d'y avoir participé.

   
Vous avez quitté les éditions Pika il y a un peu plus de deux ans, et vous avez rejoint plus récemment les éditions Delcourt pour reprendre le label manga. Comment s'est effectué cette transition et votre rencontre avec Guy Delcourt ?
Je connais Guy Delcourt depuis 1988, soit deux ans après la création de sa maison d'édition. A l'époque, je faisais un magazine qui s'appelait Amstrad 100%, où j'avais envie d'intégrer de la prépublication de la bande-dessinée. J'avais alors découvert Aquablue dans le jeune catalogue de Delcourt, et je me suis rapproché de lui pour pouvoir la prépublier, l'accord ayant été immédiat. Par la suite, nous avons gardé le contact de manière épisodique, jusqu'à notre nouvelle entrevue pour la reprise du label manga.
   
   
Vous reprenez un label qui a été créé et marqué par l'identité du label Akata. Quel a été votre travail au départ, avez-vous réétudié tout le catalogue existant pour vous lancer dans cette aventure ?
A l'approche de son départ, Akata a cessé de négocier de nouvelles séries avec les ayant-droits japonais, et j'ai pris progressivement le relais auprès d'eux, Delcourt leur ayant annoncé la transition. La passation a été très harmonieuse, sans accrocs. 
   
  
Et aujourd'hui, quel effet cela vous fait de les voir dans la concurrence ? Vous devez vous disputer certains titres !
Oui, mais c'était le cas du temps de Pika, d'autant que je connais Dominique Véret (directeur de collection d'Akata) depuis très longtemps ! Mais tout se passe bien entre nous, et Akata défend toujours ses choix avec sa vigueur et sa vision très particulière.

  
Quel a été le premier titre que vous avez négocié personnellement pour Delcourt ?
Il s'agit du shôjo ReRe : Hello!, même s'il n'a finalement été annoncé que très récemment ! Même si je ne suis pas spécialiste en shôjo, je trouvais le graphisme très plaisant et la narration très intéressant. C'est l'histoire d'une jeune fille en charge de sa famille depuis le décès de sa mère, et alors que son père tombe malade faute d'avoir enchaîné plusieurs petits boulots. L'héroïne est très attachante car elle est pleine de vie, et la romance est au rendez-vous avec l'associé de son père, un jeune homme un peu désabusé. Malgré le contexte de départ, le ton est assez enjoué et le message très positif.
   
   
Dans le podcast, vous disiez que vous vouliez apporter de la "lumière" au catalogue, est-ce que ce titre en fait partie ?
Oui, au même titre que certains shônens comme la comédie Yamada-kun & the 7 witches, mais j'aimerais aussi garder la base du catalogue créé par Akata. 
   
   
Comment tirer son épingle du jeu, dans un secteur aussi concurrentiel que celui du shônen ?
J'aimerais faire du shônen vraiment populaire, du nekketsu assez classique. Il n'est pas difficile de trouver les bons titres, mais les obtenir n'est pas une mince affaire ! A l'époque de Pika, j'avais compris le potentiel de Fairy Tail dès son premier chapitre, mais cela apparaît aussi comme une évidence pour tous les éditeurs. Je vais essayer de m'intéresser surtout aux shonens d'action, même si je pars avec Yamada-kun qui est plutôt orienté comédie. D'ailleurs, je m'étonne que personne ne se soit emparé de cette licence avant moi !

 
La maison Delcourt compte trois groupes dédiés au manga : Delcourt manga, Soleil et Tonkam. Comment se passe la cohabitation et la négociation sur certains titres ?
Nous nous arrangeons en amont sur certaines licences, et il nous arrive de nous échanger certains titres. Chaque label a son identité, qui n'est pas forcément très évidente vue de l'extérieur mais qui pour moi est très logique. Il peut y avoir certains conflits par moments, mais on finit toujours par trouver un terrain d'entente.
  
   
Financièrement, est ce que regroupement ne vous fragilise pas sur l'investissement de licences ?
Non, il n'y a pas besoin de faire des propositions très hautes, car cela peut s'équilibrer sur le pourcentage sur les ventes.
  
   
Votre expérience personnelle dans le milieu vous permet-elle de peser dans les négociations ?
Oui, surtout qu'au fil des années, nous rencontrons souvent les mêmes interlocuteurs et l'on finit par se connaître. Je garde encore de bons rapports avec Kôdansha, même s'ils restent évidemment les partenaires de Pika.
  
  
Quelles différences ressentez-vous entre le fait de travailler seul (du temps de Pika) et avec d'autres maisons d'éditions dans un même groupe (aujourd'hui) ?
Pika, c'était véritablement ma création, j'étais en parfaite autonomie, d'autant qu'il s'agissait d'une structure entièrement dédiée au manga. Alors qu'aujourd'hui, je suis dans une structure qui traite de BD au sens large, et sous les directives de Guy Delcourt, même s'il me laisse les clefs du choix éditorial. Je demande son avis pour les plus gros contrats, mais pour l'heure il a toujours accepté mes choix. Guy n'est pas spécialiste du genre manga, mais son expérience dans l'édition de livre reste prépondérante.

     
Avez-vous eu quelques difficultés à faire valider certaines maquettes de couverture ?
Nous sommes surtout dépendant de la validation des ayant-droits japonais. Pour Innocent, cela ne pose pas trop de problème vu la superbe du trait de Shin'ichi Sakamoto. Pour Rin,même si la couverture n'est pas très tape-à-l'œil, elle est très représentative du contenu du manga lui-même, qui va demander un certain temps d'installation. 
  
   
Dans un marché concurrentiel, n'avez-vous pas peur que Rin et sa couverture assez sobre passe relativement inaperçu ?
Je pense que le public de Rin est déjà au courant que le titre existe. Ce n'est pas une série qui va beaucoup se vendre par l'attrait de ses couvertures ou par curiosité, il s'adresse à un public déjà averti du monde du manga, aux lectures plus sérieuses, où qui ont envie de suivre le travail de l'auteur (Harold Sakuishi). Le tout, c'est d'être honnête envers le lecteur pour pas qu'il ne pense qu'il ressente une tromperie sur la marchandise, ce qui plombe l'image de l'éditeur.
   
   
Ces dernières années, les éditeurs ont ralenti leur rythme de parution en général, mais certains commencent à impliquer une nouvelle accélération. Quelle sera votre politique à ce sujet ?
Je n'ai jamais été favorable au ralentissement, je pense que le bon rythme est d'un tome tous les deux mois, même pour des seinens ou des titres plus confidentiels. Les lecteurs sont attachés à leurs  séries et ont envie de connaître la suite le plus rapidement possible, c'est l'essence-même du manga. Quand j'ai repris le catalogue laissé par Akata, tout le monde me conseillait de ralentir, mais j'ai souhaité tenir les cadences déjà installées. Mais pour les nouveaux titres, j'ai envie de mettre en place des cadences rapides.
   
   
Êtes-vous favorable au système de parution en volumes doubles pour certains titres en difficulté ?
Je n'y ai pas encore réfléchi, mais cela peut être une bonne solution, pourquoi pas. Mais il est vrai que le marché du manga connait de plus en plus de situations compliquées. Lorsqu'une série comptant 25 volumes au Japon ne se vend déjà plus en France à son cinquième tome, il faut trouver un bon équilibre pour satisfaire à la fois les lecteurs fidèles et les ayants-droits japonais. Plusieurs solutions sont possibles, mais je n'ai contre l'idée de faire des tomes doubles.

    
Concernant le rythme de sorties par mois, doit-on s'attendre à un changement de rythme ?
Actuellement, nous sortons sept ou huit titres par mois, et nous envisageons d'atteindre un rythme de cent sorties par an, avec une nouveauté par mois.
   
   
Envisagez-vous de nouvelles rééditions ?
Oui, nous avons envie de réaliser de nouvelles rééditions, chez Delcourt Manga comme chez Soleil ou Tonkam. Les formats deluxe ont du mal à s'imposer en France, mais il est possible de trouver un équilibre financier pour satisfaire les fans de ces œuvres cultes sans pour autant être déficitaires de notre côté. Après, il faut aussi parvenir à donner envier aux lecteurs fidèles d'investir une nouvelle fois dans leurs œuvres favorites, surtout si elles sont longues. Pour ma part, je pense qu'il faut réserver ce format à des séries courtes, ou en rupture de stock depuis longtemps, comme ce fut le cas avec Gokinjo par exemple.
   
   
Au niveau du marketing, sur quelles stratégies vous basez-vous ?
Il faudra bien sur continuer à mettre en avant chaque nouveauté, par le biais de la publicité, du relais en presse et médias web,... après, cela sera bénéfique à certains titres plus qu'à d'autres, mais on ne peut jamais vraiment prévoir le succès de ces campagnes à l'avance !
   
   
Vous avez tout de même procédé à une mise en avant importante pour Innocent, avec la venue de Shin'ichi Sakamoto au Salon du Livre !
Lorsque nous avons commencé à présenter ce titre, nous avons rapidement compris que nous devions lui réserver un traitement particulier, vu son contexte et son intensité. Mais il s'agit d'une réflexion de longue haleine : nous voulions depuis longtemps le publier en mars pour coller au Salon du Livre, tout en préparant la venue de son auteur. Tout cela était préparé depuis près de neuf mois, tout en croisant les doigts pour que le mangaka soit disponible à cette date.
   
   
Remerciements à Pierre Valls et à l'équipe de Delcourt Manga pour cet entretien.

Mise en ligne en juin 2015.

Interview n°2

Présent à Japan Expo 2012, Dominique Véret, directeur de la collection manga chez Akata / Delcourt, a accepté de nous rencontrer. Avec son franc-parler connu, il nous donnera son bilan après 10 années à la tête d'Akata, mais aussi son avis sur le marché du manga.
  
   
 
Manga-News : Bonjour M. Veret ! Vous êtes à la tête d’Akata,
société existant au sein de Delcourt, depuis environ une décennie.
Pourriez-vous revenir un moment en arrière et faire un petit bilan de
ces dix dernières années ?

Dominique Véret : On aurait tendance à se retirer littéralement à la campagne. On voudrait juste pouvoir travailler sur notre ligne éditoriale. Ce que je trouve désagréable, c’est que les éditeurs qui font du manga et veulent avoir une politique originale bien définie ont du mal à la construire, parce que le marché est purement économique. Ca devient de plus en plus difficile. Par exemple, quand les éditeurs japonais te proposent un titre, qu’il t’intéresse, parce qu’il collerait bien à ta politique éditoriale, s’il fait partie du top 10 des ventes, tu ne pourras l’avoir que si tu paies le plus cher et non pas parce que tu es l’éditeur qui sera le plus à-même de réaliser la meilleure version française pour le mettre en valeur. C’est très pénible. Avec tout le respect que je dois à mon éditeur, Delcourt, lui aussi subit la loi du marché. Cela fait dix ans qu’on est entré chez Delcourt grâce à la réputation du travail que j’ai fait chez Tonkam, où j’étais libre de faire absolument ce que je voulais. Maintenant, quand on présente trois titres à Guy Delcourt, c’est parce qu’on veut en avoir un d’accepté. Il y a vraiment une période où j’avais l’impression de subir la pression de M. Delcourt, c’est un peu comme s’il s’immisçait dans mon job. Bon, heureusement j’ai compris qu’il avait aussi du discernement. Donc ce que je peux dire par rapport à ces dix ans avec les Éditions Delcourt, 24 ans en fait depuis que j’ai commencé à aller vers le manga, on est écrasé par le poids du marché, qui nous tire vraiment vers le bas, et ça, c’est vraiment ennuyeux.

 
Est-ce que le fait qu’il y ait beaucoup d’éditeurs sur le marché est aussi un facteur ?
Je dirais oui. Oui, dans la mesure où tout le monde peut être éditeur, ce qui est une mauvaise nouvelle pour le métier. Je m’aperçois qu’aujourd’hui, il suffit juste d’avoir fait une école d’édition, alors que c’est en forgeant qu’on devient forgeron. En plus de cela, se prétendre éditeur sur la seule base de travailler sur une culture qui est très éloignée de la nôtre, à un moment où tout cela intervient dans un contexte de changement géopolitique, c’est un peu du domaine du n’importe quoi.


 
Ai Yazawa est une auteure emblématique du catalogue Akata-Delcourt. Cela fait quelques années, hélas, qu’elle est absente de la scène manga. Elle revient chez vous avec la parution d’anciens titres, avec Tempête aux Couleurs de Cerisiers ainsi que la version Deluxe de Gojinko, une vie de quartier. Est-ce qu'on peut imaginer le retour de Nana prochainement, comme cela s'est produit avec Coq de Combat ?
Pour Coq de Combat, c’était dans le cadre d’une histoire de tribunal, de plaintes déposées, et qu’on sait bien que la justice est lente aussi bien au Japon qu’en France, donc à l’échéance de la décision, on savait qu’on avait de fortes chances de recommencer la série. Tandis que là, on est dans la situation d’une personne qui a une grande sensibilité, à tel point qu’elle a écrit une œuvre qui aura marqué beaucoup de jeunes dans beaucoup de pays. Donc, on ne le sait pas du tout.


Est-ce que le fait que la série soit en pause a fait du mal aux éditions Delcourt et au catalogue ?
Oui, évidemment, cela a été un coup dur, parce que le public a peut-être un peu compris qu’on avait une certaine exigence dans les choix éditoriaux, qu’on a envie de dire des choses, de participer un peu au monde et à la société à travers nos choix éditoriaux. Et donc entre le marché qui est devenu un « supermarché » et l’attitude des lecteurs qui sont devenus des « super-consommateurs », plus le fait de perdre Nana, la fin de Fruits Basket, qui nous ont permis de monter en chiffres d’affaire, il a fallu essayer de trouver des séries qui montent aussi haut. Cependant, on est passé dans une époque qui a vu naître de plus en plus d’éditeurs. On a été les pionniers et les leaders de ceux qui misent à fond sur le shôjo, et donc tout le monde s’y est mis un peu. Donc oui, cela a donné lieu à des moments difficiles. Par rapport à la saturation du marché, et par la décision de Guy Delcourt, on est passé de 90 bouquins par an, on a diminué le nombre de sorties. Tout cela a été douloureux pour nous. Depuis trois /quatre ans, on a vécu pas mal de difficultés.
 
 
 
 
C’est un pari risqué, non, que de décider de baisser le nombre de vos sorties comme vous l’avez fait, alors que d’autre au contraire les augmentent ? Est-ce que commercialement parlant, ce n’était pas un peu se tirer une balle dans le pied ?
Totalement, mais ce n’est pas moi qui décide. On a beau être Akata, on est chez les Éditions Delcourt. Le patron, c’est Guy Delcourt. Chez Akata, on est une société indépendante, sous contrat. Guy Delcourt a pris cette décision parce qu’il avait des craintes.
En contrepartie, comme on a une démarche de vouloir exprimer des choses à travers des choix éditoriaux, là-dessus on est un peu protégé par rapport à celui qui serait habitué à ne faire que du business, et qui donc ne serait pas habitué à réfléchir pour essayer de trouver une BD qui ne sera pas trop chère à l’achat de la licence et qui peut devenir un succès éditorial. Ce qui nous a bien réussi en choisissant Switch Girl !!. Quand on a vu la série, on l’a remarquée parce qu’on a du métier, qu’on est un peu attentif à comment ça fonctionne dans la tête des jeunes. Personne n’avait osé s’adresser aux nanas de cette façon auparavant. C’est le métier qui nous sauve la mise. Par exemple, on a quand même réussi avec Ascension, on a cru en cet auteur, on a suivi ses seinens, et donc aujourd’hui, Ascension est une série qui monte bien, on est dans des bonnes ventes.
On a aussi bien réussi notre pari en sortant Une sacrée mamie.
 
 


Soleil Manga a depuis été intégré à Delcourt, et ils marchent un peu sur vos platebandes parce qu’ils éditent aussi pas mal de shôjo, n’est-ce parfois pas trop difficile d’être à trois au sein d’un même groupe (Akata, Soleil, Tonkam ndlr) ?
Tout le monde me pose cette question, mais je ne vois pas trop pourquoi. Nous, Akata, on est « manga des champs », et on s’en revendique de plus en plus. Nous vivons en province, à la campagne. Nous ne sommes pas dans un système de concurrence. Guy Delcourt ne nous met pas en concurrence, et chacun fait selon sa personnalité. Et puis le côté gothique, ce n’est pas ma tasse de thé. Donc on peut dire que c’est une complémentarité totale. Ca fait longtemps que je roule ma bosse dans le manga et je ne fais pas attention à ce qu’il se passe chez les autres. Je suis un ancien libraire, et pour moi c’est la pénétration de la culture marketing et des termes propres au marketing qui est difficile. Depuis qu’on appelle un livre un « produit », je trouve qu’il se passe des trucs graves dans la culture. Je suis un peu « Old school », je n’utiliserais jamais le mot « produit », je n’ai pas de vocabulaire marketing, et je trace simplement ma voie dans la BD. Je n’ai pas de jalousie, je ne suis pas en compétition. Je sais que je peux être un petit malin et ça me suffit. Je suis capable de sentir un truc avant les autres, parce qu’on a plus de retrait. Je prends toutes les informations concernant la culture urbaine, parisienne, branchée, j’y réfléchis le matin par exemple en promenant mon chien, donc j’ai de la distance.


Shueisha a annoncé en avril dernier que sa filiale française Kazé Manga allait avoir le monopole sur les titres de leur catalogue. Vous avez pas mal de titres Shueisha dans votre catalogue, est-ce que cela va changer quelque chose pour vous au niveau des relations, allez-vous devoir vous « rabattre » sur de plus petits éditeurs ?
Il y a beaucoup de gens qui sont fâchés par rapport à cette histoire. Par exemple, je viens de la bande dessinée franco-belge, et je me suis beaucoup investi dans le manga par intérêt personnel pour la culture asiatique. Je vis à côté d’une pagode. Il est connu que depuis le début de l’histoire du manga en France, je suis une des personnes qui s’est le plus défoncé pour faire admettre la culture japonaise en France. Je voulais que les jeunes Français puissent mieux comprendre la culture asiatique en passant par le Japon, puis choisir leur propre chemin et s’intéresser à l’aspect plus large de ce qui la constituait, c’est-à-dire le cinéma coréen, la BD chinoise, etc. J’ai fait ça dans une optique culturelle. C’était vraiment important qu’ils comprennent les cultures asiatiques pour la paix, vu la montée en puissance de l’Asie, c’était bien qu’on se comprenne. Shueisha vient à Paris, c’est bien. Après, ils prennent Kazé, et on vient nous dire « on ne vous vend plus nos bouquins, c’est pour Kazé », même s'ils nous vendront encore des bouquins, je ne trouve pas ça normal que Kazé ait la priorité absolue.
Parce qu’objectivement, soyons clairs, il y a pour l’instant une grande vague de cinéma de super-héros. Marvel fait de la grosse production, il y a un gros engouement pour les comics américains actuellement, qui est énorme. Mais est-ce que Marvel s’est installé en France ? Et DC ? Non, ils vendent des licences aux éditeurs français.
Chez Akata, je fais des histoires de samouraïs. Mais si je fais ce genre d’histoires, c’est pour apprendre à me faire respecter. Kazé qui dit, « voilà, je vais sortir 25 manga par mois pour affirmer ma part de marché » et Shueisha qui dit « voilà, je vais vendre mes super titres en exclusivité à Kazé ». Glénat, Kana et Pika sont nos concurrents, mais dans une compétition entre Français, j’ai toujours une chance d’avoir le prochain Naruto. Que nos éditeurs soient pénalisés par un éditeur japonais qui s’installe en France, je ne trouve pas ça correct. Mais je connais la mentalité chinoise et la mentalité japonaise, c’est un peu ma façon de penser, je côtoie des Asiatiques depuis 1991. Et donc je sais que eux, ils ont capté des trucs sur les intérêts commerciaux en France mieux que les commerciaux français, mieux que nos éditeurs, et mieux que nos directeurs de collection ou de festivals.
  
    
 
Nous avons travaillé à faire comprendre au public l’importance de la culture japonaise. Aujourd’hui, si la culture japonaise est reconnue sur la planète dans la partie anglo-saxonne, c’est parce que  les Français ont fait le boulot. C’est l’éditorial français qui a permis de rendre accessible aux occidentaux. Par exemple, un éditeur de bande dessinée brésilien qui ouvre un secteur manga va passer par la lecture des mangas en français pour détecter ce qui est bon. Si ça marche en France, ça marche auprès des gens de culture occidentale. Ca fait un moment que les éditeurs de Taïwan viennent à répétition à Angoulême parce qu’ils savent que s’ils font reconnaître la BD taïwanaise en France, ça va se vendre plus vite à l’international.
Si les qualités du seinen ne sont pas reconnues en France, qui en sera capable ? Je suis désolé, c’est peut-être vexant pour les journalistes manga, mais ce sont les journalistes de la BD franco-belge qui sont capables le mieux d’appréhender les qualités du seinen, parce que c’est ce qu’on appelle chez nous de la BD adulte. Si on prend le cas d’Animeland. On peut compter sur eux pour lancer un shônen ou un shôjo très vite. Si je veux lancer un seinen très vite, je vais me tourner vers les journalistes de la BD franco-belge. Tu regardes le prix de la BD asiatique que donne l’ACBD à Japan Expo, tu regardes la liste des nominés, et bien tu vois plus de BDs asiatiques que de japonaises.




Vous avez une orientation très shôjo, très seinen depuis quelques années, pourtant vous êtes revenus au shônen avec Hadès, Chasseur de Psycho-démons et Undead. Pourquoi ce choix, alors que le secteur est déjà bien fourni ?

De nouveau, c’est une question d’histoire éditoriale. Quand je suis venu travaillé avec Guy Delcourt, mon projet était de construire un catalogue qui soit représentatif de comment on construit le catalogue d’un éditeur de manga au Japon. Donc il me fallait une partie shônen, une partie shôjo, une partie seinen, une partie Josei, et au fil des ans, des évolutions et des aléas du marché, il s’est fait qu’on n’a pas réagi assez vite. J’ai peut-être été trop vite à me mettre sur le seinen, et j’ai négligé à un moment le shônen.
Et il s’est passé un truc incroyable : j’ai fait des bons choix de shôjo, parce que j’ai quand même une part féminine. En fait, j’ai exprimé ma sensibilité à la BD féminine à travers des titres qui ont eu du succès, et j’ai été piégé (rires). Et donc Guy m’a dit « On cartonne dans le shôjo, et je veux qu’on soit les premiers ! ». Alors on a continué à en faire, et Bruno Pham est arrivé, qui est connu pour être un grand amateur devant l’éternel de shôjo et de josei. C’est quelqu’un de très sensible à tout cela, je l’ai laissé s’exprimer, il a amené des sensibilités, et on est devenu très bon du côté shôjo.
Mais un jour, j’ai ouvert le site Akata et on ne voyait que des trucs de filles... C'est en voyant cela que j'ai eu envie de revenir vers le shônen ! (rires)
Mais le problème pour moi, c’est que le shônen se porte mal et se compose de titres majoritairement dispensables. Mais le monde est en train de changer depuis Fukushima. Et là on va entrer dans une période de l’histoire qui va connaître la pollution, la crise économique, etc. Donc il faut revenir à une bande dessinée adolescente qui propose des histoires pour préparer ces adolescents à devenir des adultes, et donc des hommes dans un futur incertain.


Et pour vous, Hadès, Chasseur de psycho-démons et Undead y participent ?
(Hésitation) Je dirais plutôt, qu’on a fait Shinjuku Fever pour essayer d’amener à un autre shônen. C’est pour ça qu’on a fait ce titre. On ramène un peu le lecteur dans le réalisme, avec des choses qui peuvent arriver à un ado qui vient de quitter son lycée, qui descend à Paris. On a aussi fait de la SF, mais on a eu un gros problème, avec Tokyo, fin d’un monde. Le problème, c’est qu’on l’a sorti quelques jours avant le tsunami du 11 mars et on a fait une promo en déconnant sur ce genre de choses, et c’est arrivé trois jours après la parution de notre newsletter (rires gênés). Donc ça a glacé tout le monde...
Dans Hadès, il y a encore un vrai fond : c’est toi qui produit ton karma. On veut sortir du schéma imaginaire avec des divinités dont les noms sont inventés alors qu’il y a un panthéon de divinités accessibles aux auteurs japonais, qui sont celles issues du shintoïsme. Au lieu d’aller chercher dans les RPG, qu’ils prennent dans leur patrimoine ! Maintenant on va faire Jinbe Évolution. On revient au samouraï. Ce sont deux titres qui peuvent bien exploser à mon avis. Là on a une petite pile de shônen qui ramènent à de la vie, du réalisme.

Comme quand on a démarré chez Tonkam, on avait fait Video Girl Aï, et à l’époque ça sortait en même temps que Dragon Ball, et ça parlait des problèmes des ados. J’ai envie de refaire du shônen comme ça. C’est un peu évoqué à la fin de notre charte de catalogue. Je veux me lancer dans de l’éditorial post-Fukushima. Le prochain éditorial manga va parler de la mort, qui est très présente dans la société. Préparons-nous à un éditorial morbide. 
  
     


Vous avez repris la publication de Coq de Combat, qui a subi une très longue interruption de parution et publié la suite de Ki-itchi avec Ki-itchi VS. Est-ce que le public est resté en plan ou avez-vous retrouvé un public intéressé par ces projets ?
Tout ça, c’est calculé, c’est orchestré pour fêter les dix ans. Normalement, l’année prochaine, c’est la fin du contrat qu’on a avec les Éditions Delcourt, donc on va voir ce qu’on va faire. Continuez avec les Éditions Delcourt ça ne nous pose pas de problème, parce que de toute façon quand on vieillit ensemble, c’est là que ça passe de mieux en mieux. Ce qu’on a voulu dire, c’est que ça fait dix ans de manga chez Delcourt, et je peux citer plein de titres qui ont été fait trop tôt.
Par exemple, Dossier A. Même Flic à Tokyo, ça n’a pas été capté, et ça reste à découvrir. Et aussi Subaru, Charisma, Syndrome 1866, etc ...
 



Exemple concret avec Les Fils de la Terre. La nouvelle série de l’auteure de Fullmetal Alchemist (Gin no Sanji – Silver Spoon, ndlr), est l’histoire d’un garçon de la ville qui part à la campagne pour aller en lycée agricole. Et nous l’avions déjà fait avec Les Fils de la Terre ! J’ai demandé à Shogakukan de l’avoir, parce que c’est notre éditorial, on est « mangas des champs ». Et ils l’ont donné à celui qui a payé le plus cher… Donc Coq de Combat et Ki-itchi VS, c’est une façon de dire, «retournez dans notre catalogue ».
Tous les livres de Hiroshi Hirata, les jeunes ne les ont pas compris, parce que c’est devenu un produit le manga, et on n’a pas considéré le lectorat comme des adultes. Hirata, ce n’est pas compris du tout !
Et les journalistes dans le manga, il faudrait qu’ils se mettent sur ça, c’est clé. Il y a tout un pan du manga qui s’adresse aux éditeurs qui publient des bouquins art-de-vivre, bien-être et autres. Mitsuko Attitude, c’est ça ! Et on va faire aussi Les Secrets de Léa, et c’est ça aussi ! On explique aux jeunes filles comment sont les mecs, les premières pertes blanches, les premières règles, les petits seins qui poussent. On revient à aider les jeunes à grandir, et si on le fait bien, ça va donner des best-sellers.On fait un travail pour faire sortir les lecteurs du virtuel. On est vraiment en train de préparer le manga post-Fukushima. Nous on est en train de préparer le manga « je regarde la mort avec le sourire, et elle va venir de tous les côtés ».
 
 
 

Ce n’est pas une perspective très gaie…
Mais si ! Parce que c’est ça le guerrier, le samouraï. Le samouraï, pourquoi on l’admire, parce qu'il a pas peur de la mort, parce qu’il la regarde, et est prêt à mourir à chaque instant.


Mais le samouraï combat pour ses valeurs, subir Fukushima et affronter ses conséquences, ce n’est pas vraiment la même chose…
Mais si ! Ce sont les conséquences de ce qu’a fait ma génération, mes parents, mes grands-parents. Les enfants actuels vont subir une morbidité qui va les encercler, qui est la conséquence des choix de vie de leurs parents. Et ça donne Fukushima. Oui, ils subissent. Comme je suis le directeur éditorial, je vais au Japon à la fin de l’année, et je vais aller à Fukushima. Je vais m’approcher de la radioactivité.


Est-ce que vous pensez que les générations actuelles de mangaka partagent aussi votre ferveur ?
Mais oui, ça va aller vers ça ! Mais oui, c’est obligé. À la station de Tokyo, les trains qui viennent de la région de Fukushima, la radioactivité est plus importante parce que ça passe avec les semelles. Donc quand les gens qui travaillent dans le manga vont à Tokyo, quand on va boire de l’eau, ou un saké, ou manger, à un moment ou à un autre, on va croiser la radioactivité. Donc moi j’ai des copains du Japon qui m’ont dit rapidement, « ben oui à Tokyo on s’en est pris plein la gueule ! » J’ai un copain qui vit plus au Nord au Japon, et il m’a dit, « oui, on s’en est pris plein la gueule », et je l’ai senti à travers mes relations avec eux, bien sûr que je l’ai senti. Donc voilà, on est dedans, maintenant. Et pour moi ce qui est marrant c’est que pour l’instant on est dans une concurrence qui est purement de marché, et donc d’une culture de produits et tout, et moi je suis super content parce que on va aller maintenant vers une concurrence "de couilles et de mort". Donc on va vraiment faire du manga !!


Est-ce que Hiroshi Hirata va revenir dans votre catalogue prochainement ?
Oui, c’est évident !


Un petit mot sur Kei Toumé ?
Ben Kei Toumé elle ne se vend pas, c’est super triste ! Alors que c’est génial. Mais c’est pareil que pour Hirata, c’est trop fin.
 

 
 
Mais ça rentre dans l’optique de ce que vous voulez transmettre dans votre catalogue.
Tout ce que je demande, c’est de pouvoir faire du manga avec mon cœur et pour communiquer de bonnes sensations, de bons feelings, de bonnes réflexions aux lecteurs. Dans le marché du manga, on a vraiment besoin de sortir de la compétition, de la série Z, parce que maintenant on est quand même dans une période qui fait monter la série Z.


Mais si le marché reste dans l’état actuel des choses, cela va être difficile pour vous.
Non, parce qu’on est dans la tradition. Moi, je suis sûr qu’on va gagner. Mon attitude éditoriale correspond à une façon de vivre, parce que c’est quelque chose que je vis. Si ce n’est pas moi qui gagne, ce sera mon fils (Naguy Véret, qui va s'occuper de la collection shônen du label Akata, ndlr), c’est mon clan.
  
 
Remerciements à Domique Véret et aux éditions Akata / Delcourt.
 

Interview n°1

Lors de la Japan Expo, nous avons eu le plaisir de rencontrer Dominique Véret, l'un des fondateurs de Tonkam, aujourd'hui directeur de la collection manga chez Akata / Delcourt. Voici le compte-rendu de notre entretien.
     
  

      
Pour tous ceux qui ne te connaîtraient pas encore, peux-tu rapidement te présenter ?
Je suis l'un des deux fondateurs de Tonkam avant qu'on amène tout cela à la SARL Sheffer. Par la suite, je suis devenu directeur de collection chez Delcourt parce qu'il fallait un nom à mettre en avant, en plus de celui d'Akata qui est une SARL indépendante à laquelle participe activement trois personnes, Sylvie Véret Chang, Bruno Pham et moi. Nous sommes assez originaux dans le monde de l'édition car en général les directeurs de collection sont des salariés.
                         
                         
Et comment cela s'est il passé avec Delcourt, qui est allé le premier vers l'autre ?
Après Tonkam, je suis allé proposer nos services à Guy Delcourt après une déconvenue avec celui que j'avais rencontré avant. Cela s'est concrétisé avec les Éditions Delcourt, dont la réputation de qualité de ses publications ne me laissait pas indifférent.
               
             
C'est vrai, il y a toujours de très bons retours sur les collections d'Akata/Delcourt...
On aime bien faire notre travail en l'approfondissant dans le but de le soigner même si je n'en suis que rarement satisfait et qu'on peut faire beaucoup mieux (je suis très perfectionniste). On construit un catalogue pensé pour être cohérent, stimulant même, au risque de titres coup de poing dans la gueule.
                  
                      
Akata est connu comme un éditeur de shôjo, ce qui te plait moins. Comment tu arrives à développer une branche que tu aimes moins ?
J'ai la chance de n'avoir du mépris pour rien, de ne rien détester. Je ne me prends la tête en fait qu'avec les gens et choses que j'aime bien. Donc, développer une collection de shôjo en tant que "brute", ça ne me dérange pas. Honnêtement quand j'ai découvert le manga; notamment lors de mes premiers voyage au  Japon;  le shôjo, dans sa beauté, m'a touché tout de suite. C'est ce que je disais à Natsuki Takaya : je n'en ai pas l'air mais pour moi... (long silence), c'est devenu naturel de faire du shôjo! Et puis dans ma relation avec ma femme, pour quelqu'un dans mon genre, assez cru et "bourrin", le shôjo m'a aussi beaucoup appris! (rires)
           
                    
Justement qui a fait le choix d'éditer Fruit Basket ?
C'est moi pour la décision, même si j'étais avec Sahé Cibot quand ce titre est venu vers nous. Pour "Nana", j'avais remarqué ce titre à l'époque de mon départ de Tonkam. « Nana » était aussi très bien pour préparer l'arrivée du josei.
      

                 
       
Tu savais que ça allait être un aussi gros succès ?
Non mais je «kiffais». C'est aussi parce que j'aime beaucoup le josei. « Nana » était un choix réfléchi. Si on exclut Clamp, qui est un peu un cas à part, j'ai commencé le shôjo avec Tonkam par Fushigi Yugi, si je ne me trompe pas, et je me suis concentré sur le développement de la partie shôjo du catalogue avec autant de sérieux que pour le shônen ou le seinen. J'ai tiré sur le fil de la pelote de mon côté féminin, en quelque sorte (rires). C'est ma féminité qui a participé à la construction éditoriale de la partie shojo et josei des débuts de Tonkam et du catalogue manga Delcourt. Mais Bruno Pham est maintenant largement plus Otomen que moi. On est allé jusqu'à éditer des titres de Kahori Onozucca, qui malheureusement n'ont pas eu le succès que mérite cette artiste. Un peu coincé les lectrices françaises ?
       
     
Est-ce que tu penses que le marché français est aujourd'hui capable d'accepter ce genre de titres ou est-ce qu'il y a encore trop de réticences ?
On sait qu'il y a une base du public qui attend d'autres titres d'Onozucca par exemple. Mais, pour Guy Delcourt, 500 exemplaires vendus, c'est pas terrible (on ne peut que le comprendre). Donc là, on est objectivement un peu bloqué mais on y reviendra. Mon boulot c'est de voir et sentir les choses longtemps à l'avance, de l’ordre du sensible. Guy Delcourt à des contraintes différentes.
        
       
Il y a des titres pour lesquels tu t'es dit "c'est pas pour tout de suite", "je vais attendre"... ?
Non, parce que je suis un "bourrin", c'est pas mon style. Nous avons souvent forcé les choses... Et c'est important pour faire bouger la société même si la « crise » nous handicape plus qu’avant. Il faut toujours continuer à chercher à déranger les marionnettistes...
           
       
Tu ne regardes pas le côté commercial ?
Non, je m'en fiche mais avec beaucoup de bon sens ! J'ai quand même été longtemps commerçant dans le livre, des puces de Montreuil en passant par des boutiques, l'import, l'édition, la diffusion et la distribution et mes influences commerçantes sont orientales et même chinoises! Mon respect est pour le commerce traditionnel, beaucoup plus que pour le commerce actuel des financiers. Quand j'entraîne Guy Delcourt sur un projet, je sais que quand il me suit c'est avec son éducation au commerce moderne et financier. L'un connait les avantages de la personnalité de l'autre même quand les intérêts sont très divergents.
Pour le shôjo, je suis très convaincu par une série comme Onmyoji. C'est mon côté spirituel dans le sens de ce qui manque au Français dans la capacité d'être relié au sensible, à l'invisible. Actuellement sur le plan shojo ésotérique, la mode c'est toujours CLAMP dont j'ai quand même fait connaître RG Veda, Tokyo Babylon et X mais pour ma part et mon intérêt pour le Japon, Onmyoji est actuellement beaucoup plus intéressant et enrichissant. Dans un futur proche, je suis persuadé que les œuvres de Reiko Okano cartonneront ! Cela sera comme pour Taiyou Matsumoto et Amer Béton qui a d'abord rencontré l'indifférence et l'incompréhension pour finalement bien marcher lors de sa réédition. Il a fallu une dizaine d'année...
            

                           
           
Quand il y a un auteur que tu aimes de cette façon, tu fais le forcing pour publier tout ce qu'il fait ou tu restes raisonnable ?
Franchement, dans l'absolu j'aimerais permettre la publication de tout Reiko Okano. Mais pour Guy Delcourt, c'est impossible. Il perd beaucoup d'argent sur chaque volume d'Onmyoji. Je me dois donc de le respecter pour ses efforts, dans l'immédiat. Pour ce qui concerne Onmyoji, mon intérêt pour cette série est aussi et avant tout une démarche culturelle du genre: le Japon vous attire alors plongez vous dans cette œuvre, vous y apprendrez des choses profondes et subtiles sur la culture de ce pays.
       

         
      
Et tu arrives à le convaincre, d'insister sur cet auteur?
Pour la continuation de la publication d'Onmyoji, oui. En contrepartie, on ne publie que deux volumes par an. Et puis la série est publiée par le même éditeur japonais que Fruit Basket, et Reiko Okano n'est pas n'importe qui (rires).
                    
                          
Comment as-tu réussi à tisser des liens assez forts avec certains éditeurs japonais ?
Mes relations avec les Japonais sont pour moi comme celles que je peux avoir avec des amis de longue date. Je me fiche des apparences ou des titres en les respectant de toute façon. Pour moi,  un être humain est un être humain que j'ai envie de connaitre et avec lequel j'ai envie d'apprendre des choses, de travailler ou d'évoluer.
Au Japon, derrière les règles, il y a des gens très, très humains. Je trouve même que les japonais arrivent à rester beaucoup plus humains que nous en cette période de crise planétaire! Ce n'est pas la crise dans le sens apocalyptique que nous lui donnons dans la tête de beaucoup de japonais, ils ne sont pas dans le sentiment d'insécurité permanente et paranoïaque que nous connaissons... Au Japon, les gens ne sont pas des flippés comme en France. Les éditeurs japonais savent que, au delà de mon apparence, je suis quelqu'un qui fait son travail et qui l'aime. Lorsque je choisis de défendre un livre, un auteur, je le fais en y mettant mes tripes, je veux le faire connaitre. Donc de toute manière, pour eux le résultat sera bon et on ne pourra pas faire plus. Et si on ne fait pas plus, c'est parce qu'il y aura des handicaps contre lesquels je ne peux rien faire. Par exemple avec Onmyoji, les ventes sont catastrophiques. On y perd tous mais on a donné le maximum. Et je lâcherai pas l'affaire de toute façon...
                          
                    
Qu'est ce que tu dirais aux gens pour les convaincre d'acheter Onmyoji, qu'est ce qu'ils vont y trouver?
Onmyoji, c'est... la vraie sensibilité japonaise ! Une réalité sociale historique japonaise, plus que des croyances, les énergies et comment le héros joue avec elles, le raffinement, le féminin, la douceur, l'humour et le jeu. C'est un grand jeu de rôles social raffiné autant que du bon commerce avec les esprits et autre manifestations surnaturelles.
                           
                    
Il y a un titre qui dépasse les autres dans tout ce que tu as publié ?
Tous les titres dont le désir de publication est de moi à 100% (nous sommes trois à Akata) me renvoient tous à des facettes de ma personnalité. Je ne suis pas plus intelligent qu'un autre, on ne fait que projeter notre univers intérieur. Onmyoji, par exemple, l'origine du projet est une vision. Je découvre après, au fil des volumes, le pourquoi de ma vision et en quoi, elle ne concerne pas que moi. Ce n'est n'est pas que pour moi, ni pour un plan de carrière que cette série sort en France. J'ai toujours travaillé comme ça. Que ce soit chez Tonkam ou Delcourt.
Quand je vais au Japon, dès l'aéroport à Roissy, je deviens quelqu'un d'autre. Mon identité française s'estompe. Je me détend beaucoup au Japon, je peux méditer tous les jours même avec un planning très chargé, faire du yoga, prier. Partout. Je ne calcule rien alors que tout le voyage est programmé, je me laisse emporter. Je vais dans les librairies, chez les éditeurs... Et les livres viennent à nous, comme ça et après on trie, on trie... Le point de départ de la construction de notre catalogue, c'est l'abandon.
                           
                        
Y a-t-il un titre que tu regrettes d'avoir édité ?
Aucun. Si un titre n'a pas marché, c'est de ma responsabilité et ça me sert de leçon. En regrettant, on n'apprend rien. Persona, par exemple. Un shonen tiré d'un jeu-vidéo, un projet commercial quand même bien réfléchi. L'intrigue renvoie à Jung. C'est aussi un titre du Shônen Jump. Quelque part, il est sorti trop tôt car je n'ai pas su maîtriser sa publication. J'ai le sentiment que ce titre aurait pu séduire beaucoup plus de gens et que j'en suis responsable. Pour l'édition de titres commerciaux, tu profites de l'achat d'un titre par 10 000 personnes qui ne veulent que se distraire pour que 100 soit touché par sa quintessence. Pour Persona, je n'ai pas bien assuré ce truc là.
             

                     
                    
Oui mais dans le public, tu n'a pas toujours des lecteurs qui recherchent ce genre de réflexion.
Je n'ai pas de jugement de valeur et je fais avec la situation. Quand on a publié Fruit Basket, ça a touché un public très large, même maintenant, ma fille de 8 ans lit cette série. Et à Japan Expo, il y a des hommes et des femmes dans la quarantaine qui vont venir aux dédicaces de Natsuki Takaya! Si un titre ne trouve pas trouve pas son public, c'est moi qui ne lui ait pas permis. Je dois réfléchir sur mes erreurs. Le moment favorable compte aussi, mais avec l'industrialisation du manga, tout comme pour la BD, on est un peu obligé de sortir des livres et d'attendre que ça prenne.
       
    
Tu penses être l'instigateur de certaines modes ?
Non, je ne suis l'instigateur de rien du tout. Je suis grand-père... et dans la culture asiatique, grand-père doit un peu mettre le bazar de temps en temps, c'est mon rôle (rires).
                    
         
Parle nous de tes nouveaux shôjo comme Otomen et Switch Girl?
C'est l'équilibre. Switch Girl, ça va marcher très fort car beaucoup de garçons vont s'y intéresser. Ils vont se dire "mais les meufs, elles sont comme ça !" et les filles vont se dire "nous aussi on peut être comme ça  ?!". Otomen c'est le garçon qui a le droit d'exprimer sa féminité. Les deux titres vont se croiser et je souhaite que les lecteurs en profitent et s'en enrichissent!
    

            
                     
Et le seinen ?
Nous n'en publions pas autant qu'on l'aimerait. Le seinen ne marche pas du tout si on considère sa richesse et sa pertinence et j'en suis plus que déçu. Le seinen s'adresse au 20-35 ans et le problème, c'est que ce public n'est capable de lire que du shôjo et du shônen car il a peur d'être adulte! C'est pour cela que le seinen se vend peu ! Là où on a le plus de retour, où on rencontre des lecteurs pertinents c'est dans le milieu des artistes et certains journalistes mais pas encore dans le grand public.
Je tiens à signaler -on commence à en parler- que pour la Shueisha, à la Japan Expo de l'année prochaine, c'est le seinen qui sera mis en avant. Cette année, c'est le shôjo. Celui qui n'aura pas lu de seinen l'année prochaine sera foutu car ringard. Bon, Monsteret les quelques seinen aussi connus sont bien évidemment des séries à lire, mais j'ai envie de vous conseiller de lire des titres comme Je ne suis pas mort ou Une sacrée mamie. Et tous les éditeurs publient des choses bien dans le genre seinen.
     

                                    
                       
Y a-t-il un titre que tu aurais aimé publier mais qui s'est retrouvé chez un autre éditeur ?
Si je peux avoir des regrets, ce n'est pas par rapport à l'éditeur qui l'aurait obtenu. Je peux citer, Ikigami... Mushishi aussi. Ma frustration dans ce genre de situation serait de ne pas avoir travaillé pour ces titres. Je n'ai pas une personnalité jalouse et il y a trop de mangas intéressants à traduire pour se prendre la tête quant on en obtient pas un. Pour revenir à Mushishi, mon approche de ce titre n'est pas la même que celle de Kana, chacun a sa sensibilité. Mushishi parle de la Nature, des esprits, des forces, des maladies, d'exorcisme... Pour moi, tout cela, cet univers, n'est pas de la littérature. Ce sont des choses que je connais par expérience ce qui est intéressant pour bien travailler sur ce genre de titre. Je sais ce que c'est qu'un démon. J'ai déjà été possédé par ce que l'on appelle un démon pat choix d'expérience. C'est de l'énergie très concentrée, très négative et agressive. Il faut travailler la méditation, s'équilibrer énergétique ment sinon ce genre de chose exacerbe tous les mauvais souvenirs, les rancœurs et la négativité que l'on porte en soi... Dans ce genre de situation, on peut être dangereux pour les autres. Je suis allé dans un temple Shinto au Japon pour me le faire enlever. Fin d'une expérience pleine d'enseignement. Donc, c'est bien de vivre des choses pour mieux servir des titres en relation avec nos acquis.  
                    
                  
Selon toi, quel courant dans la société est encore porteur pour le manga ?
Ce qui peut offrir le plus de potentiel pour le manga, ce sont les adultes qui vont finir par s'y intéresser avec la médiatisation de plus en plus positive pour cette BD japonaise. L'exposition Clamp par exemple ! C'est étonnant de découvrir que la "Ville de Paris", la mairie, des politiques, de la grande bourgeoisie sont présents à l'inauguration de cette exposition... Et de plus, deux pages dans Libération sur CLAMP. Et ce journal atterrit tous les matins dans le bureau du Président (de la République). Ça change de Taniguchi dont le succès reste confiné au milieu intello/littéraire de la BD... Il y a des choses qui sont en train d'être conquises. C'est très bien.
                     
                     
Et pour l'année prochaine ?
Pour l'année prochaine nous devons avouer que notre planning n’est pas encore complètement bouclé. Mais j'ai déjà "mon" titre favori...
                              
                 
Tu as réalisé l'adaptation de certains titres...
J'en ai adapté à l'époque Tonkam et Tajikarao pour Delcourt. J'ai adapté le premier volume et réécris une grande partie de l'adaptation des trois autres. J'ai fait ça pour moi, pour apprendre. Mais c'est un cauchemar car quand je dois adapter un manga, j'ai besoin de beaucoup lire et relire la traduction pour bien m'imprégner de l'œuvre et la démonter, décortiquer pour la maîtriser. J'ai besoin de prendre le temps pour bien faire ce travail et donc j'ai arrêté mais c'était essentiel que je fasse des adaptations pour que je puisse mieux travailler avec les adaptateurs, pour faire des corrections avec pertinence. Dans les activités concernant la BD, les seules choses que je n'ai pas faites, c'est dessiner ou écrire un scénario. Mais j'ai fait tout le reste: libraire, bouquiniste, distributeur, adaptateur de manga et de sous-titrage de DA, éditeur, rédacteur en chef, j'ai écrit des articles, participé à l'élaboration de couvertures...
Chez Akata, on s'occupe des sorties de 6 à 11 mangas par mois. Je supervise, je relis entre 1000 et 1800 pages par mois et je dois penser au choix d'un titre, être attentif aux négociations, réfléchir à qui va traduire tel titre, pareil pour l'adaptateur et le lettreur. Comme tout le monde progresse, j'ai de plus en plus de suggestions qui me sont proposées mais j'ai la décision finale. Les responsabilités sont sur mes épaules.
                          

                         
       
Est-ce qu'un jour ton équipe t'a dit non ? Est-ce que tu les écoutes ?
Je ne vais pas dire que j'écoute de plus en plus, mais plutôt que j'écoute de mieux en mieux. Je suis moins chiant qu'il y a quelques années ! (rires)
                              
                    
Qu'est ce que tu penses du marché actuel ?
Il y a une chose importante qui me peine. Sur le plan du marketing, tout se perfectionne de plus en plus, comme Japan Expo qui est de mieux en mieux réalisé. Mais si le manga devient sophistiqué dans la forme, c'est le fond qui reste fondamental. Et le fond n'est pas encore assez respecté, on ne respecte pas assez les traducteurs, les adaptateurs et les graphistes pour qu'ils puissent fournir un travail encore meilleur pour les lecteurs. La qualité et la profondeur n'est pas vraiment au rendez-vous alors que les commerciaux sont omniprésents.
                       
          
L'année dernière tu avais poussé un coup de gueule lors des Japan Expo Awards...
C'était l'anniversaire des relations entre la France et le Japon, il y avait de grandes figures comme Kazuo Koike à Japan Expo. Et nous, on leur a offert une image de bordéliques et de gens vulgaires lors de la cérémonie de remise des Japan Expo Awards. Par rapport à ce que je peux vivre avec les Japonais, je n'ai pas apprécié cette vulgarité et pour moi, la France c'est pas que cette image là ! Les Japonais ne jugent pas forcement mais ils observent, savent et ne sont pas dupes... Pour eux la France c'est la classe, la culture... mais actuellement nous vivons dans notre pays une période de très grande vulgarité ! Maintenant, je vis en province dans le Limousin, dans la France profonde dans le sens "qui a de la profondeur". Heureusement que certains japonais perçoivent ce qu'il reste d'encore profond dans notre culture.
                       
                  
Comment ressens-tu la génération de lecteurs qui arrive ?
Ce sera la génération "nettoyée" car elle a grandi en lisant des mangas et en regardant des DA japonais dans un autre contexte que la « génération Dorothée ». Cette génération sera plus japonisée et aura vécu un quotidien moins facile que les lobotomisés qui ne sont toujours pas adultes de la génération précédente. C'est pour cette génération qu'il faut préparer des bonnes traductions et adaptations. Et puis, il y a la musique japonaise devient plus populaire. Les fans de musiciens, de chanteurs japonais sont de plus en plus nombreux. On verra de plus souvent ces artistes en France. La musique va faire sauter des verrous, donner des clefs de compréhension à tout ce phénomène manga.
              
                    
Quels sont ces verrous selon toi ?
Tous les défilés de cosplay auxquels on assiste, tout cela est encore trop dans le paraître et pas assez dans l'être. Ici, on copie ce qu'on voit du Japon mais au Japon le cosplay c'est une façon d'"être" qui sait échapper à la récupération.
                   
                        
Pour conclure, qu'est ce que tu penses des jeunes qui dessinent en style manga aujourd'hui ?
Je pense que si tu demandes à Natsuki Takaya comment elle a commencé, elle va te parler des auteurs qu'elle aimait dans sa jeunesse et qu'elle a copié avant de devenir auteur elle même. Donc, copier des auteurs de manga, c'est naturel. Pour ma part, ce que j'attends vraiment, ce sont de bons raconteurs d'histoires imprégnés de culture japonaise. Ceux qui veulent venir nous rencontrer, c'est "open". Là par exemple je travaille avec les Humanoïdes Associés sur un titre BD qui a fait un flop il y a quelques années: La Danse du Temps. Il parle de culture amérindienne mais il manquait un lexique, des clefs de compréhension pour accompagner l'histoire et permettre qu'il trouve son public. La manière d'éditer du manga, finit par influencer aussi toute l'édition de BD française ! Nous aussi, on influence les Japonais. Notre façon d'adapter des couvertures de manga pour l'édition française ne laisse pas indifférent certains auteurs. Tout cela est bilatéral.
   
   
Remerciements à Dominique Véret.
Interview réalisée lors de la Japan Expo 2009.