Le rêve dans les mangas

Le langage onirique

« Cette histoire est une adaptation en manga d'une idée que j'ai eue en rêvassant. Je n'avais bien entendu pas l'intention de la publier. Il n'y a aucune signification particulière au fait qu'elle le soit ici. Ce n'est rien de plus qu'une idée qui m'est passée par la tête. » Désir sous la pluie, Yoshiharu Tsuge.

Précurseur de la transcription de rêves en bande dessinée, Yoshiharu Tsuge s’est imposé comme l’un des artistes les plus influents du manga. C’est son gekiga La vis, publié en juin 1968, qui a profondément marqué les esprits dès sa sortie. On y suit l’errance d’un homme, mordu par une méduse, qui cherche à se faire soigner. Le surréalisme et le non-sens se croisent au sein d’un récit onirique qui change la perception du manga auprès de la scène artistique japonaise. Nourri de ses angoisses, l’auteur va continuer à dessiner ses rêves, ou plutôt ses cauchemars. Il passe de la noirceur que l’on retrouve dans Le patron du Gensenkan à un récit plus lumineux et aéré tel que Divagation. Autrement dit, il dessine aussi bien le sentiment d’oppression que celui de libération. Dans Divagation se ressent même une flottaison propre au rêve. L’histoire se lit comme si elle se situait à la lisière du rêve et du réel, ce qui peut déstabiliser le lecteur. À travers ses récits oniriques, l’auteur ne fait pas que retranscrire ses rêves, il cherche à se comprendre lui-même.

La vis.

Les liens entre les rêves et les mangas sont influencés par la littérature japonaise comme en témoigne le manga Dix nuits dix rêves dans lequel Yôko Kondô adapte des écrits du célèbre écrivain Natsume Sôseki. Le passage en manga apporte une dimension graphique absolument merveilleuse aux rêves, et cela est dû au talent d’une autrice maîtrisant le langage de son média. Son style épuré et sa narration magique offrent des moments de rare poésie, oscillants entre la noirceur et la douceur. Quand bien même il est adapté ou même influencé par des romans, le rêve a donc toute sa place dans le manga comme c’est le cas dans la bande dessinée du monde entier de Little Nemo à Kylooe.

Les rêves sont issus de notre imaginaire, mais peuvent-ils être prémonitoires ? C’est en tout cas ce que pense Ryô Tatsuki, mangaka qui a défrayé la chronique après la catastrophe de Fukushima du 11 mars 2011. Son dernier livre avant de se retirer de la profession s’intitule Mes visions du futur. Elle y parle de ses rêves prémonitoires à travers deux histoires. À sa sortie, le manga est passé totalement inaperçu. Néanmoins, il est devenu un phénomène de société à cause d’un détail de la couverture : une note qui prédit un tsunami pour mars 2011. Dès lors, le manga qui n’est plus imprimé a vu sa côte exploser. La télévision s’est saisie de l’affaire, il y a même une personne se faisant passer pour l’autrice qui a donné des interviews aux médias... Ryô Tatsuki a fini par sortir de son silence, et Mes visions du futur a été réédité en 2021 dans une édition où elle ajoute des explications au sujet de ses rêves. La mangaka raconte qu’elle tient des carnets de ses rêves dans lesquels elle les note tous. Elle soutient la croyance que tout le monde fait des rêves prémonitoires mais les oublie. À travers ses deux histoires autobiographiques, elle raconte comment elle a rêvé d’un assassinat, de la mort de son oncle ou encore de celle de Freddie Mercury. Et plus terrifiant encore, d’un tsunami qui raserait une ville. Ryô Tatsuki pense que ses rêves servent d’avertissement pour mieux se préparer ou éviter la catastrophe. D’ailleurs, elle en prédit une encore plus dévastatrice pour juillet 2025. Néanmoins, pour qu’un rêve devienne prémonitoire, il faut qu’il se réalise. Tant que ce n’est pas le cas, ce n’est rien de plus qu’un simple rêve. À travers ses mangas, elle explique qu’elle a pris conscience que ses rêves étaient prémonitoires seulement après qu’ils se sont réalisés, et cela en consultant les notes de ses carnets.

Mes visions du futur.

Chez Ryô Tatsuki, le rêve prémonitoire est de l’ordre du réel alors que la vision de l’avenir est bien souvent fictive dans les mangas. Dans des séries comme Basara ou RG Veda, la prophétie sert de base à une histoire qui se transformera au fil des aventures en légende. Dans 20th Century Boys, les rêves de Dieu, un vieil SDF qui peut voir l’avenir, servent à faire avancer l’intrigue. Mais surtout, ils ajoutent une touche de surnaturel dans un monde semblable au notre, instaurant ainsi le doute auprès des lecteurs sur la véracité des pouvoirs de l’antagoniste, le leader d’une secte qui se fait appeler Ami.

Dessiner ses rêves, ceux des autres, expliquer et analyser ses prémonitions, le langage du manga permet d’aborder celui des rêves de bien des manières, et cela, sans même encore entrer dans le domaine de la pure fiction. L’imaginaire décrit par les rêves se suffit à lui-même pour fasciner les lecteurs à travers les époques. Qu’ils n’aient pas de sens comme La Vis ou qu’ils nous avertissent sur l’avenir comme Mes visions du futur, décidément, les rêves passionnent.