Le rêve dans les mangas

Eros et Thanatos

« Le temps fait toujours le même rêve. Un rêve qui revient sans cesse. Un rêve qui refuse de disparaître. Le temps ne cesse de pleurer. Il s’enfonce au fond du rêve, à la fois ivre et chantant. » Un rêve ivre, Moto Hagio.

Le rêve est parfois lié à la destinée dans les mangas. Et par conséquent à l’amour, à la mort et le plus souvent aux deux ensemble. Dans Un rêve ivre, à retrouver dans le volume intitulé De la rêverie de son anthologie, Moto Hagio lie l’amour à la mort à travers un étrange rêve que partagent deux hommes. L’un se voit mort, avec l’allure d’une femme aux pieds d’un homme, et l’autre voit une femme morte à ses pieds. Les fils du destin se connectent au moment où les deux rêveurs se rencontrent dans le monde réel. Un rêve ivre est le récit d’un amour impossible, à l’issue irrémédiablement tragique. Le rêve est ici un signal que la destinée envoie aux personnages qui à travers leurs vies passées, présentes et futures sont voués à ne pas pouvoir s’aimer. Avec cette thématique de l’onirisme qui se retrouve dans d’autres de ses mangas comme au sein de Barbara Ikai, Moto Hagio développe son goût pour dessiner des univers multiples aux inspirations allant de la fantasy à la science-fiction. Mais surtout, elle se sert du rêve pour mettre en scène un drame aussi sublime qu’il est bouleversant.

Un rêve ivre.

Si le destin influence les rêves, ces derniers sont souvent basés sur le réel, comme les incursions surréalistes au pays des songes que dessine Inio Asano dans Bonne nuit Punpun. À travers son histoire courte Rêve d’été, Tsukasa Hôjô lie le rêve au traumatisme d’enfance de sa protagoniste, Misako. Cette dernière fait sans cesse un rêve dont elle ne se souvient pas. Seule l’impression lui reste. En marge de cela, la jeune fille s’est volontairement éloignée de son père, dont la présence la met mal à l’aise sans qu’elle ne sache pourquoi. Elle étudie l’art dans un lycée loin de la demeure familiale dans le but de devenir illustratrice de livres pour enfants. Misako est fascinée par Peter Pan et le Capitaine Crochet, deux personnages issus d’une œuvre sur le refus de grandir. Elle rend visite à son père le jour de son anniversaire, et prise de vertiges devant un étang, elle trébuche. Sa tête heurte un rocher, et elle se retrouve dans le coma. À partir de là, l’auteur nous plonge dans le rêve de sa protagoniste. Elle rencontre les personnages de Peter Pan, mais aussi d’autres séries de Tsukasa Hôjô comme City Hunter et Cat’s Eye. Et plus important peut-être, elle se retrouve face à une petite fille qui n’est autre qu’elle durant son enfance. À travers ce long rêve, elle revient aux sources de son traumatisme, de son goût pour un imaginaire relatif à la jeunesse et peut enfin se rapprocher de son père à son réveil.

Le rêve peut donc se muer en support narratif dans le manga. Il est question à la fois d’amour, de mort ou de recherche de soi-même. Tous ces sujets, on les retrouve au sein du plus grand manga onirique : L’infirmerie après les cours. Dans sa série, Setona Mizushiro crée une mystérieuse infirmerie scolaire dans laquelle les élèves qui viennent s’y reposer sont projetés dans le monde des rêves. C'est le cas de Mashiro, qui est intersexe. Bien qu'ayant toujours vécu en tant que garçon, son monde change le jour de ses premières règles. Dans le pays des rêves, Mashiro prend malgré lui l'apparence d'une fille... L’infirmerie après les cours suit les questionnements de Mashiro à propos du genre et de l’amour à travers les rêves. Tous les personnages sont mis à nu au cœur de ce monde puisant dans leur inconscient qui dévoile leur face cachée. Cela permet d’aborder de nombreux sujets relatifs à l’adolescence et à l’intériorité à travers les différents profils imaginés par l’autrice. Grâce aux rêves, Setona Mizushiro met en avant les pensées les plus intimes de ses personnages, et par conséquent les plus destructrices. En résulte un chef-d'œuvre du manga où le rêve sert à parler du mal-être adolescent avec une profondeur inégalée.

L'infirmerie après les cours.

En d’autres termes, le rêve peut dépasser le simple cadre d’élément narratif dans un manga. Il permet ainsi d’explorer l’intériorité d’un personnage comme Mashiro et ses compagnons. Ses angoisses, ses troubles, ses traumatismes ou encore ses envies sont alors mis à nus aux yeux du lecteur, qui assiste à ces révélations comme le témoin voyeuriste d’un monde auquel personne ne devrait avoir accès. Un personnage dévoilé jusque dans son inconscient permet d’aborder avec profondeur des thématiques intimes qui feront écho ou non au vécu du lecteur.