Les composantes d’un manga underground
Un thriller… ou plus que ça ?
Avec Wet Moon, Atsushi Kaneko nous offre une nouvelle fois un thriller, après Soil aux éditions Ankama. Ici, l’auteur nous plonge dans une ambiance noire, où les policiers sont les personnages principaux de l’histoire. Ils vont côtoyer des yakuzas, des indics, des tueurs, des politiciens corrompus, ils se rendent sur des scènes de crime, au commissariat, ils pourchassent des malfaiteurs… Nous sommes bel et bien dans un cadre policier. En tout cas, le début de l’histoire laisse supposer qu’il s’agira d’une intrigue policière. Avec, en plus, le trait typique de Kaneko qui joue beaucoup avec les contrastes noirs et blancs, on a là un bel hommage aux anciens films noirs, et c’est d’autant plus frappant lorsqu’on connait les références culturelles de l’auteur et son goût pour le cinéma.
Pourtant, très vite, Kaneko bascule dans un côté plus mystérieux, mystique de la définition qu’on pourrait donner au genre. On comprend assez vite que les hallucinations de Sata sont dues à l’étrange objet enfoncé dans son cerveau. Qui le lui a posé ? Pourquoi ? Et pourquoi l’auteur fait-il autant d’allusions à la Lune ? Plus on avance dans la lecture des trois volumes, et plus il semblerait que Kaneko fasse appel à des notions de science-fiction ou de surnaturel (c’est selon votre interprétation). Avec tout cet aspect mystique et les hallucinations de Sata qui s’avèrent de plus en plus malsaines (il voit de nombreux insectes jaillir des orifices des personnes qu’il voit, et s’il s’agit bien de faux insectes, c’est un symptôme de maladies mentales telle que la schizophrénie), la qualification « thriller » du manga prend un sens plus anglo-saxon, c’est-à-dire horrifique.
Il faut être bien accroché d’une part pour comprendre l’intrigue très nébuleuse, mais aussi pour avoir à plonger dans une intrigue sordide ou les personnages perdent régulièrement pied avec leur réalité.

Inspirations filmiques
On le sait, Kaneko est auteur qui abreuve ses histoires de références culturelles, musicales ou cinématographiques.
La première allusion qu’on observe est bien entendu le Voyage dans la Lune du Français Georges Méliès, un court-métrage de science-fiction de 1905. Dans ce petit film, des astronautes se rendent sur la Lune en voyageant dans un obus géant, la séquence la plus mythique étant l’obus qui rentre dans l’œil de Lune (qui elle-même est un acteur avec le visage tartiné de crème !). Cette Lune de Méliès, on la voit beaucoup dans le manga, à l’intérieur des pages, sur la couverture du tome 3 ou même en dessous des jaquettes de tous les tomes. Plus précisément, Sata est allé voir enfant le film au cinéma et s’est vu abandonné par sa mère pendant le visionnage. L’inspecteur de police qui l’a raccompagné chez lui, ne sachant pas comment lui expliquer la chose, dit alors « qu’elle est partie vivre sur la Lune ». À partir de ce moment-là, Sata ne croit pas que l’homme ira sur la Lune car dans son esprit, il associe cela au fait de retrouver sa mère, ce qu’il sait impossible. La Lune de Méliès représente en quelque sorte la psychose de Sata, qu’il a développée dès sa plus jeune enfance, et qui va s’amplifier avec les péripéties qui vont lui arriver une fois devenu inspecteur de police. Kaneko a donc choisi ce film mystique du début de l’ère du cinéma comme icône de son manga, et cela contribue à renforcer l’aura mystérieuse de son récit, d’autant plus qu’une des thématiques importantes du manga est la conquête de la Lune.
Le cadre balnéaire et mafieux peut également évoquer l’univers du réalisateur David Lynch, voire même, plus lointainement, le Scarface de Brian de Palma. Cependant, l’une des comparaisons les plus intéressantes à effectuer est avec Il était une fois en Amérique de Sergio Leone. Dans ce film, Leone a avoué à demi-mots que plusieurs séquences relevaient d’hallucinations de son personnage principal dû à l’opium qu’il fume. Wet Moon se rapproche de cette idée dans sa construction narrative, où le lecteur a en face de lui une histoire complexe rythmée par les délires du personnage principal. On ne peut qu’ajouter du crédit à cette comparaison en observant au détour d’une case du manga qu’un cinéma diffuse Et pour quelques dollars de plus du même Sergio Leone.
Enfin, on peut aussi comparer le manga de Kaneko avec Memento de Christiopher Nolan. Dans ce long-métrage, le spectateur parvient à remettre mentalement les séquences du film dans l’ordre en regardant les cicatrices du personnage principal : il sait que si une scène le présente sans blessure, elle se situe avant une autre où il porte des marques au visage. Bien que d’une moindre complexité ici, on peut situer certains flashbacks en constatant ou non la cicatrice de Sata.

De la neige dans la retransmission
L’intrigue de Wet Moon est marquée par une grande complexité dans le déroulement de l’intrigue. Très vite, l’auteur fait exprès de perdre le lecteur entre les pistes qu’il envoie, et la construction de son intrigue, composée de flashbacks et peut-être même d’hallucinations des protagonistes. Si tel est le cas, le lecteur doit distinguer le « vrai » du « faux » dans ce qu’il voit, et ce qui rend le récit d’autant plus difficile à appréhender. En outre, on se demande, parmi les pistes que propose Kaneko, ce qu’il souhaite le plus mettre en valeur : est-ce une romance entre Sata et Komiyama ? Ou plutôt un thriller psychologique ? Voire même un manga géopolitique sur la conquête spatiale ? Wet Moon est un peu tout cela, et ces thématiques sont tellement différentes de prime abord qu’on ne peut qu’être perdu à la première lecture (au moins).
Ce genre de récit ne convient pas à tous les types de lecteur. Pour autant, cela témoigne du soin qu’apporte l’auteur à vouloir créer une intrigue qui nécessite de nombreuses relectures pour être globalement comprise. Recoller les morceaux devient alors un jeu passionnant et Kaneko peut se targuer de jouer dans la même catégorie que les réalisateurs cités ci-dessus, à ceci près qu’il utilise le média bande-dessinée au lieu du média cinéma. Nous y revenons plus en détail dans la partie suivante.
© 2012 KANEKO Atsushi by KADOKAWA
De nolhane [7020 Pts], le 18 Août 2015 à 01h11
Merci pour ce très bon dossier! je conseil à tous cette série et cet auteur qui valent vraiment la peine d'être plus connu et reconnu ;)