Euterpe, la face sombre du Piano
Il est intéressant d'observer les manières qu'ont le manga d'aborder la musique. On pense évidemment à la douceur, la beauté, l'art et la passion... mais certaines orientations de récit peuvent trancher avec ces visions. Pour prendre l'exemple de Your Lie in April, la série de Naoshi Arakawa est assez torturée, notamment son protagoniste, Kôsei, qui vit au départ un vrai supplice en tentant de rejouer du piano, malgré tout le talent que son entourage et ses auditeurs pouvaient lui attribuer.
Euterpe développe une direction assez similaire dans son postulat de départ au sein duquel Jon, talentueux pianiste, prend ses distance avec le monde musical professionnel suite à une perte d'inspiration, période qui va coïncider avec le décès de son grand-père, le légendaire Maestro. Malgré toute la quiétude que peut dégager la couverture du premier tome, l'atmosphère dépeinte au début de l'histoire est bien plus sombre qu'on aurait pu l'espérer. Les personnages eux-mêmes sont des vecteurs de cet état d'esprit : Jon est perdu, et Kal sous l'emprise du forte colère à cause du retour du jeune adulte. Clairement, nous sommes loin des débuts harmonieux et représentatifs de la beauté de la musique classique auxquels on aurait pu s'attendre avant de démarrer la série.
C'est donc dit dès les premiers chapitres : la courte série tournera essentiellement autour des personnages en pleines quêtes existentielles, qui trouveront leurs raisons d'êtres au fil de l'avancée de l'histoire. Il ne s'agira pas de se confronter à d'autres musiciens à travers un esprit shônen comme on a pu trouver dans d'autres œuvres, mais simplement de retrouver l'épanouissement par la Musique. Dans son récit, Art-of-K oppose ainsi volontairement des idées différentes de cet art. D'une part, on trouve cette vision idéale du quatrième art pratiqué par les personnage par passion, sans arrière pensée aucune. Et, de l'autre, c'est la Musique en tant que business impitoyable qui nous est dépeint, un monde où les sentiments n'ont finalement que peu de place et où la richesse pécunière est reine, ce qui contraste justement avec cette vision poétique stipulant que les sentiments sont maîtres d'une belle musique, et d'un jeu de piano harmonieux. C'est un point de vue notamment abordé dans Your Lie in April, et ça rend les manigances d'Anna, manager de Jon, particulièrement détestable au fil du récit.
Derrière cette opposition, difficile de ne pas y voir une forme de vécu de la part d'Art-of-K. On sait que l'autrice est une pianiste aguerrie qui a, derrière elle, dix années de Conservatoire et d'école de musique. Une expérience qui lui a sans doute permis de voir différents horizons, ce qui a très certainement dû lui servir de matière pour créer l'intrigue Euterpe, et aborder intelligemment les visions multiples qui s'entrechoquent dans le monde musical.
Ainsi, le scénario d'Euterpe se montre intéressant par ce parti-pris assez différent. On y reviendra, mais la mangaka semble aimer faire les choses différemment. En résulte alors un univers sombre qui coïncide avec la psychologie torturée des deux personnages principaux. Le message de fond qui s'en dégage est finalement assez triste, car c'est une image amère de la Musique qui nous est montrée, dans un premier temps. L'un des enjeux d'Euterpe est donc de montrer la place que peut occuper le piano en tant qu'art, qu'objet d'émancipation et matière à véhiculer du rêve, dans cet univers sans scrupule. Un objectif scénaristique parmi d'autre, on y reviendra, mais qui donne un sincère sens à la conclusion du manga d'Art-of-K, en plus de nous avoir montré différent horizons de l'univers de la musique classique.
Un manga musical différent
On compte de plus en plus de mangas traitant de musique dans les rayons français. Your Lie in April de Naoshi Arakawa semble être un incontournable du genre, mais on note aussi les excellents Kids on the Slope de Yuki Kodama et Blue Giant de Shinichi Ishizuka. Des exemples parmi d'autres. Le point commun entre ces titres, en dehors du fait qu'ils sont dessinés par des auteurs japonais, c'est de s'ancrer dans la tranche de vie en prenant la forme de chroniques lycéennes. Que ce soit pour traiter de pratiques artistiques ou de sport, la tranche de vie lycéenne est souvent idéale pour développer ce genre de récit, ce qui sert notamment à cibler un lectorat adolescent ou jeune adulte.
Mettre en avant cette caractéristique est assez important pour parler d'Euterpe, la série musicale en deux tomes d'Art-of-K. Car si les personnages principaux du récit sont assez jeunes (17 ans pour Kal et 23 ans pour Jon), ce n'est pas dans un cadre scolaire que se déroule le récit mais dans différents environnements jamais liés au lycée. Voilà qui atteste déjà une chose : bien que l'autrice ait des inspirations issues de mangas musicaux, c'est avec une patte différente qu'elle a développé Euterpe, peut-être une manière pour elle de s'éloigner des cadres japonais classiques et de proposer un récit plus authentique pour le lectorat français, ce qui permet aussi une touche d'originalité.
Car une des spécificités d'Euterpe est de ne faire ni dans le classique, ni dans la linéarité. Les deux tomes de la série s'avèrent très différents l'un de l'autre, si bien que certains choix de l'autrice surprendre à quelques reprises. De la petite tranche de vie classique entre Kal et Jon, en se basant sur le conflit des caractères des deux personnages, Art-of-K part dans une sorte d'aventure dans son second tome, un véritable petit road-trip mettant à contribution bien des personnages. Et entre mission sauvetage, chasse au trésor et espionnage, la suite d'Euterpe fait voir bien des horizons qu'on ne s'attendrait pas forcément à trouver dans une œuvre nippone dont le schéma est parfois assez formaté.
En ce sens, Euterpe a un côté dépaysant. Il est difficile de savoir où Art-of-K souhaite nous mener, ni même quelle sera la finalité de son œuvre. La création d'un couple entre Jon et Kal ? Le grand retour du protagoniste dans le monde de la musique en portant l'héritage du Maestro ? Là aussi, la volonté de l'artiste est assez différente. C'est un point que nous développerons ultérieurement dans le dossier, mais il convient déjà de noter que cette conclusion ne sera peut-être pas du goût de tous. Pour certains, ce sera un aboutissement réussi par rapport au parcours des personnages, tandis qu'il y aura un arrière-goût d'inachevé pour d'autres. Les personnages sont bien au cœur du récit et de son intrigue, et c'est de ça que nous allons parler par la suite.
EUTERPE © 2017 ART OF K / Editions H2T
