Devilman - Actualité manga
Dossier manga - Devilman
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20/20

Contexte : et Devilman naquit

 
Considéré comme l'un des mangas les plus influents de l'Histoire de ce support, Devilman est paru au Japon à une époque assez complexe, autant dans son pays qu'à l'international et que du côté de l'auteur lui-même. Nul doute que ce contexte a eu un impact sur l'oeuvre.

Replaçons donc les choses de façon très brève, sans rentrer dans les détails. Nous sommes en 1972. A une époque où le Japon est encore marqué par le traumatisme de la guerre, que Nagai a été nourri dans son enfance par ces récits traumatisants qui ont fait de lui un antimilitariste, et que les témoignages sur ce drame sont de plus en plus nombreux, la situation au Japon et à l'international devient un facteur de révolte. Les Etats-Unis et la Russie sont entrés en Guerre Froide en brandissant la menace nucléaire pour éviter un conflit armé direct, la Guerre du Vietnam menée par les Américains perdure en se faisant toujours plus traumatisante, et l'impérialisme des USA se fait fortement sentir sur le sol nippon depuis la défaite de 1945. L'opposition à la suprématie américaine sur le territoire japonais se fait alors sentir et prend encore plus de consistance à travers les mouvements de révoltes estudiantins et ouvriers de la fin des années 60. Dans la foulée de ces mouvements, explose le besoin d'émancipation de la jeunesse nippone, notamment une émancipation sexuelle féminine.
En somme, c'est le temps des révoltes étudiantes et ouvrières aux idéologies communistes et nationalistes, puisant leurs sources dans de nombreux facteurs (guerre du Vietnam, présence américaine sur le sol japonais, domestication des élites nippones...) et aboutissant sur des radicalisations violentes comme celle de l'Armée Rouge Unie.

Le milieu du manga n'échappe pas à l'influence de ce contexte délicat.
Dès le début des années 1970, un mangaka comme Kazuo Kamimura s'est fait une spécialité dans l'abord de l'émancipation sexuelle et de cette jeunesse en perte de repères, et l'on peut également le voir d'un point de vue féminin chez Miyako Maki dans Les Femmes du Zodiaque, par exemple.
Quant au contexte difficile de l'après-guerre, il contribue alors à faire naître, sous l'égide de Yoshihiro Tatsumi, un nouveau courant : le gekiga, ouvrant de nouvelles voies vers des récits à vocation plus réaliste, plus sociale, et non sans que certains auteurs y apportent des témoignages et des visions très critiques de la société. La volonté de faire bouger les consciences est là, certains grands morceaux du manga réaliste commencent à arriver, en tête Gen d'Hiroshima qui débute justement en 1972. C'est également à cette période qu'arrivent les premiers vrais travaux plus sombres et critiques d'Osamu Tezuka : Avaler la terre en 1970, Kirihito et Ayako en 1972...

Gô Nagai, lui, ne fait pas du gekiga, bien sûr, mais il s'inscrit dans une optique où certains autres auteurs montrent eux aussi leur envie ou leur besoin d'être un témoin de leur époque. En guise d'exemples, on restera tout simplement sur le magazine de prépublication de Devilman, le Shônen Magazine de Kôdansha (oui, celui-la même que vous connaissez, et qui fut donc par le passé assez différent... Qui, aujourd'hui, imaginerait Devilman publié dans un magazine shônen de ce genre?), en évoquant deux séries emblématiques. Tout d'abord Ashita no Joe, arrivé en 1968, et, dès 1971, Le Voyage de Ryû, dessiné par le maître de Nagai, Shôtarô Ishinomori. La première dresse en toile de fond un portrait d'une société désoeuvrée en restant dans un cadre réaliste, tandis que la deuxième adresse certaines critiques humanistes à travers le prisme de la science-fiction. Quant à Devilman, il s'ancre plutôt dans le fantastique apocalyptique, avec l'arrivée des entités démoniaque dans notre monde réel. Mais pour comprendre tout l'impact des deux œuvres citées, je vous invite simplement à lire leur dossier respectif sur notre site (ici pour Joe, et ici pour Ryû).

Enfin, il y a sûrement un besoin plus personnel de Gô Nagai d'assouvir une forme de vengeance envers la PTA qui a voulu censurer son premier succès Harenchi Gakuen (cf la biographie de Nagai en partie 2 du dossier), jugé par ces adultes bien-pensants trop indécent, trop violent. En réponse à ces réactions hostiles très intolérantes et bourrées de préjugés, quoi de mieux que de jouer le provocateur et que d'offrir une série encore plus trash, mais aussi plus sombre et visant notamment à critiquer cette intolérance ?





Le sombre portrait d'une époque


En ayant tout cela en tête, il n'est pas étonnant, au-delà du divertissement sombre, pessimiste et violent que peut être Devilman, d'y déceler un portrait d'époque virulent, nourri par le récent passé traumatisant, par le contexte d'alors, et par les craintes quant au futur.


La folie de la guerre


Les humains d'un côté, les Démons de l'autre : Gô Nagai délivre dans Devilman une guerre, opposant comme souvent deux peuples différents, l'un pouvant être vu comme l'envahisseur cherchant à récupérer la terre qu'il a autrefois dû quitter, et l'autre tentant de conserver son territoire sans lequel il ne pourrait survivre. Il s'agit là de la stricte base de la série, que l'auteur se fait un plaisir d'utiliser pour étaler sa vision de la chose : la stupidité de conflits qui n'apportent jamais rien de bon, et où rares sont les véritables gagnants.

Et les exemples allant dans ce sens sont nombreux dans la série, à commencer par toutes les scènes de violence folle qui sont autant de témoins de la barbarie de la guerre. Dans ce flot de sang et de haine, Devilman a tout le loisir de constater toute la cruauté qui se dégage de la plupart de ces combats voyant mourir atrocement nombre d'innocents. Et dans ce contexte, aurait-il lui-même la moindre raison valable, hormis la vengeance, de se satisfaire de ce à quoi il participe ? Il a beau vouloir protéger l'humanité, il ne fait lui-même que semer la mort, celle des démons.

L'une des raisons ?  Sans doute le fait que, comme le dit Nagai dans sa série, l'homme a trouvé ici son ennemi naturel. Cet ennemi naturel que tout animal possède, mais qui manquait à l'être humain... qui manquait ? Pas forcément. Après tout, l'être humain s'est, de tout temps, toujours battu contre lui-même au fil des guerres, régulant de lui-même sa population, et dans le principal but d'acquérir toujours plus de pouvoir, dans la crainte de voir apparaître une menace inconnue (ici, les Démons). Triste et ironique situation...

En tout cas, on constate également dans la série que Nagai a un certain goût de la métaphore liée à la 2nde Guerre Mondiale qui a traumatisé son pays, et à la Guerre Froide qui sévissait à l'époque.
Ainsi, la dernière partie de l'oeuvre voit les démons fusionner aveuglément avec des humains et se tuer avec eux, à la manière de soldats kamikaze.
Concernant la relation entre les USA et l'Union Soviétique, un rien suffira à concrétiser leurs tensions, sans chercher à vraiment comprendre (et dire que cela aurait pu se produire à l'époque).
Quant aux scientifiques, et aux miliciens/militaires abattant la moindre personne « douteuse », ils rappellent à coup sûr nombre de criminels de guerre de la Seconde Guerre Mondiale, tentant de retourner leur veste dès que le danger plane sur eux, affirmant qu'ils ne faisaient que suivre les ordres.
Difficile, enfin, de ne pas voir, en cette démoniaque boule de lumière engloutissant Moscou puis la Russie en pulvérisant tout, une métaphore de la bombe atomique annihilant tout sur son passage.


Messages écologistes


La crainte de la bombe atomique et la peur du nucléaire parsèment donc, parmi beaucoup d'autres éléments, la série, et font partie des nombreux messages écologistes de Devilman. Car l'oeuvre possède bien un fond écolo, qui se ressent dès le début : d'où vient le retour des Démons ? De la fonte des glaces où ils étaient enfermés, cette fonte des glaces qui, aujourd'hui encore, nous préoccupent tant.

La suite est parsemée d'autres réflexions, comme la surpopulation et en conséquence la surexploitation des ressources (là aussi, un problème qui, plus de 40 ans après, nous préoccupe plus que jamais... l'humanité apprendra-t-elle de ses erreurs, ou est-ce déjà fichu ?).

Et il ne faudrait pas oublier la principale raison pour laquelle les Démons se sont mis à vouer une telle haine envers les humains après leur réveil : la façon dont l'humanité a détruit, souillé, pollué leur planète autrefois si belle. De ce fait, leur capacité de fusion avec les animaux et les éléments symbolise une chose forte : la métaphore d'une révolte de l'ensemble des êtres vivants de la planète contre l'humanité.





Au cœur des pires faiblesses humaines


L'homme, dans ce qu'il peut montrer de pire. Par bien d'autres aspects, Nagai livre une critique violente des maux humains qui risquent fort de mener l'humanité à sa perte : la jalousie, le besoin de dénigrer l'autre ou de se sentir supérieur, les enfants battus à travers le triste sort du petit Susumu...

Un peu à part dans la série, le contenu du tome 3 qui était inédit dans la première édition française de Devilman est très parlant quant aux horreurs que peut commettre l'être humain. Pendant qu'Akira se fait aux pouvoirs d'Amon en tant que Devilman, son ami Ryô Asuka, lui, a acquis un autre pouvoir : celui de voyager à travers le temps, afin de combattre les démons qui se sont immiscés dans certains grands bouleversements de l'Histoire humaine. Et ce sont pas moins de 5 chapitres plutôt indépendants de ce type qui occupent quasiment les 200 premières pages du tome, et au fil desquels Gô Nagai, parfois en collaboration avec d'autres auteurs, revisite à sa sauce certains événements historiques : Jeanne d'Arc, la naissance de l'antisémitisme d'Hitler à Vienne en 1913, Niké de Samothrace, les prémisses de la Révolution Française avec les errances de Marie-Antoinette, et l'horreur du conflit de Little Big Horn opposant les Sioux et les Cheyennes à l'armée américaine, sont les différentes époques et différents lieux que l'auteur revisite à sa sauce. En quelques dizaines de pages à chaque fois, Nagai va plutôt à l'essentiel, et le fait d'excellente manière, les démons rencontrés mettant surtout en exergue certaines des facettes les moins glorieuses de notre Histoire, entre inégalités, racisme et massacres. Les Démons y sont surtout un moyen pour le mangaka de critiquer violemment les pires affres humaines, car si les Démons n'ont en réalité pas existé dans notre Histoire, tous ces événements, eux, ont vraiment eu lieu... et ça fait froid dans le dos.

Reste que la pire faiblesse humaine, celle pouvant déclencher les pires choses, est encore autre. Elle est évoqué dès le premier tome à travers des dialogue de Ryô : l'homme se différencie essentiellement des animaux pour une chose : sa raison. Mais que se passe-t-il quand la raison disparaît ? Hé bien, l'être humain est alors confronté à la peur, la pire de ses faiblesses. La peur de l'inconnu, la peur de ce qu'il ne connaît pas et qu'il ne cherche pas toujours à connaître. La peur de ce qui est différent. Cette peur qui le pousse justement à chercher à tout contrôler, à avoir le pouvoir.
Dans le tome 4, la psychose collective arrive, au point qu'une chasse aux démons finit par se mettre en place et, telle la chasse aux sorcières du Moyen-Âge, menace encore plus l'humanité. Quant aux armes humaines, qu'il s'agisse des armes à feu, des avions ou de l'arme nucléaire, serviront-elles seulement à quelque chose ? Ne risquent-elles pas de se retourner contre l'humanité au lieu de la protéger ? La réponse est presque évidente, mais elle est effrayante.

Bien au-delà d'une simple guerre entre humains et démons, Gô Nagai croque ce qu'il peut y avoir de pire en l'être humain. La peur, la folie et la bêtise proprement humaines sont étalées avec une violence et une force inouïes.

Les Démons n'ont plus qu'à observer, sans agir, la chute d'une humanité qui court d'elle-même à sa perte. Dans cette ambiance apocalyptique, qui sont réellement les démons ? Ne sont-ce pas les humains ?

Les démons ont beau être enragés, avides de sang et égoïstes, ils ne seront que le catalyseur qui poussera l'homme à s'autodétruire.


Le cri de guerre envers l'intolérance


Au bout de ce sombre portrait, rappelant constamment les tares qui ont toujours « bercé » le chemin de l'être humain, et offrant une vision profondément pessimiste de l'avenir qui attend l'homme s'il continue ainsi, de nombreuses questions viennent assaillir le lecteur.

Entre les hommes, toujours enfermés dans leurs mêmes peurs et préjugés, les démons qui  semblent être surtout une représentation des pires tares humaines, les devilmen tentant de protéger ce qu'ils doivent protéger sans succès, n'y avait-il aucune possibilité d'entente ?

Les humains n'auraient-ils pas pu s'unir et faire fi de leurs habituelles querelles de pouvoir au lieu de s'entretuer jusqu’au dernier ?
Les Devilmen, tentant de jouer en quelque sorte les médiateurs entre les deux camps, étaient-ils voués à l'échec dans leur mission, face à deux camps incapables de se comprendre et ne faisant aucun effort pour ça ?
Etait-il impossible que tous cherchent à s'entendre, à essayer la paix plutôt que systématiquement la guerre, afin d'essayer de bâtir un monde nouveau ?

La réponse de Nagai est virulente, se veut dénonciatrice d'un mal qui nous a toujours accablé, et qui encore aujourd'hui est on ne peut plus présent : la peur de l'inconnu et du différent, la division, l'intolérance. En plusieurs millénaires, ça n'a pas changé.





Les mythes réinterprétés par Gô Nagai


On le sait, Gô Nagai est un curieux de nature : il a lu beaucoup de mangas ou de romans, vu beaucoup de films, s'est essayé à de nombreux genres... A travers Devilman, on trouve alors un certain nombre de références plus ou moins marquées, dont celles autour de mythes et légendes, essentiellement religieux comme le laissent devines la présence de Dieux et de Démons dans la série.

La plus évidente, Gô Nagai ne s'en cache pas, est celle de la Divine Comédie de Dante, une œuvre qui semble régulièrement en lien étroit avec sa bibliographie, puisqu'elle a aussi influencé d'autres de ses travaux, et que Nagai en a carrément offert une adaptation manga.

Dans ce grand classique de la littérature du 14ème siècle, Dante, missionné par les Cieux et guidé par le poète romain Virgile, visite le Monde des Morts, découvrant au fil des pages l'Enfer, le Paradis, puis le Purgatoire. Evidemment, Nagai en a essentiellement retenu la longue et éprouvante visite de l'Enfer, où Dante, après avoir traversé le Styx, découvre étape par étape les nombreux péchés dont sont capables les humains, et les châtiments qu'ils sont obligés de subir pour se repentir.
Dans Devilman, L'Enfer est évoqué dès la page 72 du tome 1, la Divine Comédie est citée par Ryô, il est aussi fait mention du Styx, on retrouve la notion de l'enfer des glaces où les démons sont enfermés, et on retrouve aussi la notion de châtiment, de supplice, à travers ce que Sirène veut faire subir à Devilman : se faire déchirer le corps en lambeaux par cent généraux démoniaques.
Mais ce n'est là que le début : d'autres œuvres et mythes possèdent un fort écho dans la série de Nagai. On peut souligner les références à la mythologie gréco-romaine (Sirène est une Harpie, par exemple), à des cultes de sorcelleries médiévaux comme le Sabbat, aux croyances de la goétie (science occulte de l'invocation d'entités démoniaques) à travers le démon Amon... et, surtout, à l'Apocalypse de Saint-Jean, dont le mangaka livre une mise en image. En effet, Nagai reprend fidèlement le mythe de Satan, le Seigneur des Démons, l'Ange Déchu enfermé par les dieux dans sa prison de glace, attendant de se réveiller. L'auteur évoque également la destruction de Sodome, par exemple.

Pourtant, dans des interviews, Gô Nagai affirma n'avoir jamais lu l'Apocalypse de Jean... La réponse sur ses connaissance de l'oeuvre est alors évidente : l'Apocalypse a considérablement nourri l'imaginaire de Dante pour sa Divine Comédie, et il ne fait donc aucun doute que c'est toujours cette dernière qui a influencé Nagai.

La dernière preuve de l'influence considérable de la Divine Comédie sur Nagai ? La forte inspiration, avouée par le mangaka, des gravures que Gustave Doré a réalisées pour illustrer l'oeuvre de Dante.
  
  
  


DEVIL MAN © 1972-1999 Go Nagai

Commentaires

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Jraph

De Jraph [60 Pts], le 05 Février 2016 à 16h03

Dossier très intéressant. Je savais que Nagai avait été au centre de polémiques, mais j'ignorait tout des détails.

Un auteur qui possède plus une grande aura que des titres marquants, je trouve. En tout cas, Devilman est sûrement son oeuvre la plus marquante, malgré quelques passages en deça.

Les délires avec Hitler, entre autres

 

Avis très personnel, Go Nagai s'est trouvé au bon endroit au bon moment. (Mais encore fallait-il répondre présent, on est d'acord.)

 

Spadeas

De Spadeas, le 26 Décembre 2015 à 20h47

20/20

Un bien beau dosseir sur une série culte et sur un bonhomme qui l'est tous autant. On cite souvent Tezuka comme le dieu du mange et Ishinomori comme son roi, mais avec Nagai on à la sainte trinité réunis. Son oeuvre est colossale et je suis bien content qu'on puisse enfin le decouvrir chez nous.

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