Critique du volume manga
Publiée le Vendredi, 11 Juillet 2025
À l’instar de Moto Hagio, l’absence de Keiko Takemiya dans nos contrées pendant trop long est l’une des injustices du monde du manga francophone. Les deux autrices sont des figures majeures de leurs arts respectifs appartenant au Groupe de l’an 24 (terme qui fait aujourd’hui débat) et ont significativement marqué le shôjo manga. Le poème du vent et des arbres reflète particulièrement bien ces chamboulements, le récit étant considéré comme l’un des précurseurs du Boys’ Love et une influence majeure pour de nombreuses personnalités du milieu, dont Kazuhiko Torishima, le tantô d’Akira Toriyama, et Kentarô Miura, le regretté auteur de Berserk. Nous pourrions même aller plus loin en nous questionnant sur l’impact du récit sur certains binômes fort du shônen manga tels que Jojo’s Bizarre Adventure avec Jonathan Joestar et Dio Brando, ou encore Naruto et Sasuke dans l’oeuvre de Masashi Kishimoto. Une œuvre majeure, indéniablement, que naBan nous propose dès ce mois de juillet 2025 avec sortie simultanée des deux premiers opus. Cette édition sera composée de 10 tomes se déclinant en versions simples et éditions limitées à 1500 exemplaires par copie, mais nous y reviendrons en fin de chronique.
C’est sous le titre mythique Kaze to Ki no Uta que le manga voit le jour le 29 février 1976 au sein de l’hebdomadaire Shôjo Comic (ou Sho-comi) des éditions Shôgakukan. Une parution qui s’étendra jusqu’au mois de novembre 1980, tandis que la série totalisera 17 volumes. En 1987, le manga est adapté en une OVA par le studio Triangle Staff, des mains du génial Yoshikazu Yasuhiko. Le fait que les mangas personnels du maître (Arion, Venus Wars, Jésus et Jeanne) nous parviennent aussi aux éditions naBan est un joli hasard, un coup du destin qui boucle la boucle.
L’histoire débute en 1880, en France. Le jeune Serge Battour rejoint, plein d’entrain, le prestigieux Institut Lacombrade où il s’apprête à faire de brillantes études. Fils d’un défunt vicomte qui s’est lié à une belle Tzigane, Serge est moqué, critiqué et jugé pour sa couleur de peau plus mate que le veut la coutume. Ce racisme, Serge parvient heureusement à passer outre. Dès son arrivée à l’internat, il est placé en tant que colocataire d’un certain Gilbert Cocteau. Rapidement, Serge est subjugué par sa beauté et se montre fasciné par le tempérament atypique de son nouveau camarade. Mais il apprendra bien vite tout le mystère et les drames qui gravitent autour de Gilbert, un garçon fermé sur lui-même, parfois sournois, et si beau qu’il fait chavirer tous les cœurs au point que son corps attire les esprits les plus vicieux.
Dès les premières pages, Keiko Takemiya nous emporte dans l’ambiance très particulière de son récit. Dans un décor à la fois érotique et torturé, Gilbert s’adonne à des échanges charnels avec l’un de ses camarades de l’Institut Lacombrade. Juste après, en parfaite transition, c’est l’âme pure de Serge qui nous est dévoilée via son arrivée à l’établissement. Deux portraits de protagonistes diamétralement opposés dans leurs cœurs et leurs morales pour caractériser la richesse de ce premier tome : leur opposition comme leur manière de se rencontrer. Car dans un premier opus dense, la mangaka aborde leur relation en prenant son temps. Pour cela, elle n’hésite pas à iconiser Gilbert en tant que personnage presque irréel, un visage et un corps que presque chaque élève aimerait faire sien, pour un cadre presque toxique que Serge découvre parfois malgré lui. Là est l’un des intérêts forts de ce tome de démarrage : son ambiance très particulière, tantôt optimiste, tantôt vicieuse, formée par la dichotomie entre ses deux protagonistes. D’un côté, un Serge plein d’espoir pour sympathiser avec Gilbert et le comprendre tandis que, de l’autre, l’élève quasi chimérique et intangible apporte des ambiances plus sombres. Véritable mystère de l’intrigue, il nous apparaît comme un être complexe dont on aimerait apprendre tous les secrets, à l’instar de Serge. Nous évoquions plus tôt le rapport entre Jonathan et Dio de la saga Jojo en début d’écrit, et à raison. Il se dégage une opposition similaire dès ce début d’oeuvre, mais le machiavélisme du fils Brando est ici remplacé par un Gilbert bien plus imperceptible et sournois, à la fois cruel et mélancolique, pour un garçon qu’on ne peut qualifier de mauvais et qu’on est curieux de voir évoluer tout le long de l’oeuvre.
Le rapport à l’érotisme de ce premier volet est un autre point à la fois magnifique et déroutant. La beauté du trait de Keiko Takemiya ainsi que ses compositions de planches majestueuses donnent un art qui nous régale. Il n’est pas rare de s’arrêter en cours de lecture pour apprécier la délicatesse de certaines pages, la mangaka jouant parfaitement avec cet être irréel qu’est Gilbert pour apporter une poésie graphique à son début d’oeuvre. En parallèle, elle dépeint avec soin une nudité très présente et des rapports charnels plus imagés qu’explicites, ce qui est un bon compromis étant donné le jeune âge des personnages qui ne restent que des adolescents. Alors, on est envoûtés par cette portée érotique, souvent magnifique, mais aussi très dérangeante tant les rapports qu’entretient Gilbert n’ont rien de sain. L’atmosphère du récit joue souvent sur ses éléments, et c’est en ce sens que ce premier opus peut se montrer déroutant, et que certains peuvent avoir besoin d’une lecture en plusieurs temps pour pouvoir l’apprécier. Le récit torturé de Keiko Takemiya ne nous épargne guère tout comme il n’épargne pas ses personnages, à commencer par Gilbert et Serge, mais par seulement. Autour d’eux gravitent des figures secondaires souvent intéressantes, à l’instar du pragmatique Pascal et du tiraillé Carl, pour un casting globalement complexe formé d’êtres complémentaires.
Au final, il paraît difficile de rester insensible à la lecture de ce premier tome du Poème du Vent et des Arbres. Reconnu comme une pierre angulaire du manga, le récit est aussi déstabilisant qu’il est fascinant, par ses personnages, ses thèmes, son ton et sa maestria visuelle. En imaginant l’arrivée d’un tel récit dans le Sho-comi en 1976, on comprend aisément qu’il ait pu marquer le lectorat et se frayer une place parmi les classiques de la bande dessinée nippone. Après ce premier tome fascinant et déroutant, l’envie de poursuivre l’histoire de Serge et Gilbert est bien là. Alors, on apprécie particulièrement la sortie simultanée des deux premiers tomes. Et l’idée d’un récit en 10 volumes si épais laisse croire à une intrigue qui n’a pas fini de montrer ses richesses, ce qui nous rend encore plus impatients !
Concernant l’édition, naBan nous propose un format épais, à l’instar de Destination Terra de la même autrice, et se base sur les éditions italiennes et espagnoles pour nous proposer un volume complet. Les pages couleur somptueuses de Keiko Takemiya sont ainsi présentes pour créer une édition sans fausse note. Le papier choisi, fin et souple, mais qualitatif, amène un vrai confort de lecture. Dans cette optique, saluons aussi le lettrage signé Raf. et la traduction de Célia Chinarro. Le texte appuie les spécificités d’époques ainsi que les caractères très marqués des personnages pour que le ton du récit nous emporte.
Notons qu’en plus de l’édition simple à 13€, il est possible d’acquérir le volume dans une édition spéciale à deux euros de plus. En supplément, un fourreau souple qui donne à l’ouvrage un côté grimoire très appréciable. Pour les lectrices et lecteurs qui veulent un cachet supplémentaire pour une telle œuvre, l’option est appréciable, le rendu étant particulièrement élégant.