La Mosca

Le grand débarquement

 

L'Île : un monde à part

Dans l'énumération des personnages, il manquait encore l'un des protagonistes majeurs : l'île elle-même ! Le manhwa de Kang Hyung-Kyu reprend avec brio des thèmes insulaires qui sont devenus des classiques de fiction. Les îles ont toujours été fantasmées par les auteurs, représentant un certain idéal paradisiaque, mais aussi de dépaysement. Le roman de Daniel Defoe, Robinson Crusoé, paru en 1719 pose les bases d'un genre littéraire que l'on nommera "robinsonnade". On y retrouve des héros éloignés des habitudes de la civilisation, et devant se débrouiller par eux-mêmes dans un monde sauvage, parfois hostile. Ce courant s'opposera ensuite au thème de l'Île au trésor, instauré par le roman éponyme de Robert Louis Stevenson vers la fin du XIXème siècle. La thème de la piraterie permettra d'ériger l'île comme un abri, un micro-univers sécurisé pour les contrebandiers car dénué de loi, ainsi que l'aspect d'une terre pouvant abriter de nombreux trésors. Ainsi, on ne peut imaginer d'histoire de pirates sans un tel décor. Dans le manga, nous penserons évidemment à One Piece et son monde insulaire ou chaque nouveau bout de terre révèle son lot de surprises, mais aussi Full Ahead! Coco et son mythe de Falcon qui se découvre en pointillés à chaque escale.

Les îles peuvent également un aspect beaucoup plus intriguant, voire inquiétant, à partir du moment où elles deviennent peuplées. Isolés du reste du monde, les autochtones se développent généralement de manière totalement inattendue, provoquant souvent un choc des cultures et le bouleversement d'un ordre établi. Si Les Voyages de Gulliver de Jonathan Swift offrent une vision encore très féérique, dans une époque sortant d'une ère de conquêtes,  L'Île Mystérieuse de Jules Verne présente un univers plutôt hostile. Parmi toutes les œuvres ayant ce lieu en commun, citons également King Kong et son Île du Crâne qui n'a pas réussi à passer le cap du jurassique, ou encore, pour rester dans le cinéma, Jurassic Park. D'un côté, un monde hostile au départ, de l'autre, un monde devenu terrifiant par la main de l'Homme. Ces micro-mondes permettent à la fois de se couper du reste du monde, et de se permettre les pires folies dans le secret le plus total, sans affecter l'extérieur. De l'île déserte de Robinson à l'île pleine de mystères de la série Lost, nombreuses furent les étapes qui ont bâti la légende de ce genre à part et qui fascine encore aujourd'hui.

La Mosca fait la synthèse de toutes ses influences : nous y retrouvons des héros démunis et devant se débrouiller par eux-mêmes, une denrée rare faisant office de trésor, et des exploitants sans scrupules. Les survivants doivent subsister devant un monde hostile, où la Nature a perdu toute raison du fait d'une implication humaine aux lourdes conséquences. Dans cet univers où les règles de la civilisations semblent abolies, le récit prend une rythmique palpitante, car tout peut arriver !
  
   
  
 
 

Carte Noire

Si la majeure partie du récit de La Mosca se déroule sur l'île de la société Kashoo, nous découvrirons tout de même l'extérieur au travers de quelques flashbacks. L'univers qui y est présenté se révèle, lui aussi, sensiblement différent du nôtre. Mais après tout, le pitch de départ de la série annonçait la couleur : un monde dominé par... le café ! Le breuvage s'est en effet élevé au rang d'une drogue légale, mais terriblement addictive. Ainsi, sa production génère un marché juteux, et la société Kashoo, en détenant le monopole, domine ce monde fantasmé. Faut-il y voir un simple prétexte pour la série ? Oui et non. Certes, le café aurait pu être remplacé par une autre substance, ou par du pétrole, des armes, ou tout autre produit décisif. Mais d'un autre côté, ce choix original apporte un véritable décalage, par son aspect anodin tranchant avec le réalisme et la cruauté du reste de la série. La Mosca oscille entre un propos fantaisiste, assez peu crédible sur de nombreux points, et un aspect glauque, malsain qui ramène à une brutale réalité. Ce style divisera sans doute de nombreux lecteurs, mais en se prenant si peu au sérieux, la série parvient à faire avaler la pilule, voire à faire rire jaune, parfois.

Cet univers surréaliste, Kang Hyung-Kyu le dépeint au travers d'un style proche des univers victoriens très en vogue en littérature depuis peu. Hiken et Hina semblent venir d'un milieu ouvrier modeste, servant des aristocrates à haut de forme. Les milieux mafieux dans lesquels ont vécu Nakaï rappellent quelque part le temps de la prohibition américaine. Pourtant, il ne s'agit pas là d'une simple remontée dans le temps vers les années 30, car à côté de cela coexistent des avancées technologiques importantes. Mais surtout, c'est une véritable noirceur qui se dégage de ce monde, poussée à son paroxysme dans l'enceinte de l'île, servant de catalyseur aux pires violences. Elle en devient un lieu de refuge ou le théâtre d'intrigues pour des lutteurs, des tueurs à gages ou des mafieux s'y retrouvant tous, de gré ou de force. On pourra reprocher à l'auteur cet amas de coïncidence et de révélations parfois trop exagérées, ainsi que le caractère statique des personnages peu propices au compromis. Mais La Mosca n'a pas cette prétention et se voit avant tout comme un pur divertissement d'action, et offre des oppositions clairement identifiées pour ne pas trop perdre le lecteur. Pour autant, de nombreux rebondissements sont tout de même au programme ! De par son rythme effréné, la narration permet d'occulter les faiblesses scénaristiques, et les sept volumes peuvent se boire d'un seul trait tel un ristretto bien brûlant !