Yoshiharu Tsuge - Actualité manga
Dossier manga - Yoshiharu Tsuge
Lecteurs
20/20

Une œuvre qui s’écoule


Motivant la création de la première revue de critiques de la bande dessinée, faisant accepter le manga par le monde des arts, Yoshiharu Tsuge est l’un des dessinateurs les plus influents de son époque. Et si l’homme a voulu s’évaporer en publiant son dernier manga en 1987, l’artiste, lui, demeure. Comme des gouttes de pluie se déversant sur le neuvième art, ses œuvres ont influencé de nombreux artistes de ses débuts à aujourd’hui. C’est ainsi que Kuniko Tsurita s’est retrouvée à dessiner une suite à La famille de monsieur Lee seulement quelques mois après sa parution ou que des mangakas Yû Takita et Shinichi Abe se sont engouffrés dans la voie du watakushi manga. Le premier raconte la vie de quartier durant son enfance dans des recueils comme Chaud, chaud les petits pains et autres ragots du quartier et Histoires singulières du quartier de Terajima. Le second est quant à lui bien plus proche de Yoshiharu Tsuge dans sa projection intime au cœur de ses récits. Il se livre totalement à l’intérieur de gekigas comme Les amours de Taneko ou encore d’Un gentil garçon, et finit par inspirer le maître en personne dans une magnifique boucle d’influence. Sans trop de surprise, Tadao Tsuge, son petit frère, s’est lancé sur le même chemin, quand bien même ses œuvres témoignent bien plus de leur époque que de leur auteur.

Pour d’autres mangakas, le choc de la découverte de Yoshiharu a été tel qu’ils ont eu envie de se lancer dans ce métier. On compte parmi eux des artistes ayant été marqués à jamais par la lecture de La vis comme Kazuichi Hanawa, qui imprègnera ses mangas de visions horrifiques avant de suivre la voie du watakushi manga avec Dans la prison, ou encore Imiri Sakabashira. Ce dernier reprend notamment dans Nekokappa le concept d’errance dans un univers cauchemardesque et surréaliste. Pour Hideshi Hino, le premier impact a été Tchiko mais La salamandre compte aussi parmi ses influences principales, chose que l’on peut remarquer dans sa représentation de la vie dans les égouts dans L’enfant insecte. De nombreux mangakas en sont sous le charme donc, comme Fumi Yoshinaga, Masayuki Kusumi ou encore Iô Kuroda. C’est également le cas d’Inio Asano dont on sent l’influence de son mentor dans un récit comme Nijigahara Holograph ou au cœur d’une nouvelle telle que Tournesol. Mais c’est avec Errance, l’un des mangas les plus importants et acclamés de son époque, du moins par le monde du neuvième art, qu’il lui rend le mieux hommage. Il s’inscrit entièrement dans la lignée du watakushi manga pour livrer un récit personnel sur lui-même, son rapport au manga et sa vision du média. Il y raconte à travers un avatar son divorce avec sa femme et éditrice, son blocage devant une page blanche ou encore ses envies de fuir. Autant de thèmes qu’aurait pu traiter Yoshiharu Tsuge, d’autant plus que la représentation des décors des deux artistes se font écho, Inio Asano utilisant la photographie et l’informatique pour rendre la ville oppressante, témoignant ainsi de son état d’esprit.

Si Kuniko Tsurita s’est retrouvée à dessiner une suite à La famille de monsieur Lee, d’autres mangakas se sont eux aussi essayés à la représentation de l’œuvre de Yoshiharu Tsuge. Très graphique et lourde de sens, il faut bien avouer qu’elle appelle à la citation artistique. Ainsi on retrouve dans Number 5 de Taiyô Matsumoto une scène de tir en pleine page dont la posture, le rôle de la nature, la puissance de l’onomatopée et la mise en scène sont des références directes à la scène qui conclut Le marais. Suehiro Maruo quant à lui reprend dans Tomino la maudite une scène de La vis, lorsque le personnage passe devant des pancartes représentant un œil. Le maître de l’eroguro accentue cette scène en parvenant à capter son essence. Le résultat est donc aussi anxiogène que souhaité et laisse entrevoir l’errance dans une étrange partie du Japon qu’il se plaît à dépeindre. Dans Himizu, Minoru Furuya fait vivre son protagoniste sur une berge, et sa famille tient un commerce de location de barques. Sans citer directement Yoshiharu Tsuge, sa situation fait directement à ses mangas et notamment à L’homme sans talent. C’est d’autant plus le cas que la localisation de sa demeure témoigne de la pauvreté extrême de sa famille, les berges faisant office de repère pour les personnes en marge de la société. Si de nombreux mangakas ont puisé dans l’imagerie de Yoshiharu Tsuge pour s’approprier leur représentation de manière sérieuse, d’autres l’ont fait à des fins comiques. La pose iconique de la première planche de La vis a souvent été détournée et parodiée, encore aujourd’hui par le biais des réseaux sociaux où l’on retrouve des personnages de mangas ou d’animes, ou même des personnalités politiques, représentés de la même manière. Du côté du manga professionnel, Hisashi Eguchi a dessiné une célèbre parodie de La vis avec Watase no Kuni no Neji Shiki, rendant l’errance d’origine burlesque. Keiichi Tanaka, en grand maître de la reprise de différents styles et du détournement s’est lui aussi essayé à parodier Yoshiharu Tsuge en représentant notamment La fille de Mokkiriya avec la tenue de Kiki la petite sorcière ou encore un costume de Pacific Rim. Il a également dessiné des simulations d’écrans d’un jeu de combat entre la jeune fille présentée dans Les fleurs rouges et l’homme qui erre dans Le patron du Gensenkan. Cependant l’une des parodies les plus célèbres, qui est en plus arrivée jusqu’en France, se trouve dans Palepoli d’Usamaru Furuya. Dans ce recueil aussi drôle qu’inventif, l’auteur a imaginé en l’espace de quatre cases Tsugeland, un parc d’attractions dédié au maître. Les références à ses œuvres foisonnent, mais ce qui prime est le décalage entre l’amusement devant émaner d’un tel lieu et le caractère déprimant des ambiances des mangas de Yoshiharu Tsuge.


Palepoli. © by FURUYA Usamaru / Ohta Shuppan


Répertorier toutes les références à l’auteur n’est cependant pas l’essentiel lorsque l’on évoque son influence car les filiations directes, aussi passionnantes soient-elles, ne sont pas les seules figures de l’impact qu’a eu l’auteur sur son média. Il a changé la face du manga. D’un produit de consommation jetable, la bande dessinée est devenue de l’art au même titre que d’autres moyens d’expressions comme le théâtre ou la littérature. De par ses recherches artistiques, ses expérimentations pour rejeter le divertissement et son traitement de l’intime, il a été le pionner de plusieurs courants dans lesquels se sont engouffrés des générations de mangakas. Alors que Kabi Nagata ait lu les mangas de Yoshiharu Tsuge ou non n’est pas la question, ce qui prime est que le travail autobiographique pour parler de sa dépression ou encore de son rapport à la sexualité qu’elle propose notamment dans Journal d’un autre genre est dans la continuité de l’art de son illustre aîné, quand bien même d’autres influences viennent s’y greffer et donc faire évoluer le neuvième art.


Au-delà du neuvième art


L’influence de Yoshiharu Tsuge dépasse donc largement le cadre du manga en inspirant la littérature, le théâtre, la musique ou même encore le cinéma. Et cela, aussi bien dans les milieux intellectuels que dans la contre-culture. Si sa postérité est remarquable, des adaptations beaucoup plus directes de ses œuvres existent, principalement à la télévision et au cinéma. L’auteur a été retranscrit de nombreuses fois après sa retraite dans le manga en 1987, comme si le monde de l’art et du divertissement ne voulait pas laisser s’évaporer l’un de ses plus talentueux représentants. Pourtant, c’est en 1976, alors qu’il est actif même s’il se fait de plus en plus rare, qu’une de ses histoires a été portée à l’écran pour la première fois. Il s’agit de la nouvelle Les fleurs rouges, dont la réalisation a été confiée à Shôichirô Sasaki dans le cadre d’une série dédiée au magazine Garo et diffusée sur NHK. Ensuite il faut attendre 1991 pour que la première adaptation cinématographique prenne vie. Il s’agit de L’homme sans talent, réalisé par Naoto Takenaka et diffusé en France sous le titre de L’homme incapable. Deux ans après, l’immense Teruo Ishii réalise l‘omnibus Le patron du Gensenkan adaptant pas moins de quatre nouvelles de Yoshiharu Tsuge, dont une nouvelle fois Les fleurs rouges. Entre juillet et septembre 1998, la chaîne TV Tokyo lance une série de douze épisodes intitulée Le monde de Yoshiharu Tsuge. Les adaptations de L'homme sans talent, Séparation et La jeunesse de Yoshio étant chacune diffusées en deux parties, cette série couvre neuf histoires de l'auteur. La même année Teruo Ishii réalise un nouvel omnibus s’articulant cette fois autour de La vis, avec un remarquable Tadanobu Asano dans le rôle principal. En 2003, Isao Yamada réalise le film Jôhatsu tabinikki. Et pour finir, en 2004 est diffusé L’auberge du réalisme de Nobuhiro Yamashita, dont le titre français est Les randonneurs. Une suite est sortie en 2021, en reprenant le titre anglais pour l’intituler Ramblers 2 et ainsi se défaire de l’influence directe de Yoshiharu Tsuge. On note également que la nouvelle La vis est adaptée en jeu vidéo en 1989 sur X68000. Ce dernier est développé par Will Co., Ltd. et édité par Zeit Corporation.


L'affiche du film La vis.


Pour Yoshiharu Tsuge qui voulait se volatiliser en arrêtant de dessiner de la bande dessinée en 1987, c’est à moitié raté. Car si l’homme a disparu de la circulation, l’artiste demeure, et cela en allant au-delà du cadre de l’influence. Suite à sa retraite du monde du manga, le Japon le redécouvre à travers des adaptations au cinéma et à la télévision mais aussi par le biais de rééditions de ses mangas. Avec son œuvre, l’auteur qui n’a jamais cessé de fuir laisse la plus belle des traces de sa propre existence.
  
  


© by TSUGE Yoshiharu / Seirindô

Commentaires

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Missmatsu

De Missmatsu [1315 Pts], le 08 Octobre 2021 à 15h56

20/20

Un dossier passionnant et cultivant sur une partie immense de l'histoire du manga malheureusement trop souvent écartée. J'en ressors avec la furieuse envie de sortir la CB ! 

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