Sensor - Actualité manga
Dossier manga - Sensor

Vers l’infini et l’au-delà


Qu’il y a-t-il autour des cheveux ? C’est bien le genre de questions que l’on peut se poser seulement en lisant un manga de Junji Itô. Effectivement, si l’auteur n'échappe pas à son concept capillaire, il développe néanmoins de nombreux autres moyens d’effrayer au sein de Sensor. La première thématique qui saute aux yeux à lisant le manga est évidemment l’horreur cosmique puisque du premier au dernier chapitre, elle fait office d’un fil rouge dont l’artiste se détourne quelques fois pour varier les plaisirs mais auquel il revient inlassablement.

L’infini de l’univers, les créatures gigantesques qui en proviennent, la cosmologie, autant de thèmes inquiétants propres à l’horreur depuis que l’écrivain Howard Phillips Lovecraft s’est penché dessus au début du vingtième siècle. Avec le temps, il est devenu une figure incontournable du récit fantastique et horrifique dont l’influence est évidemment arrivée jusqu’au Japon, et a marqué un certain Junji Itô qui le cite parmi ses références absolues, à l’instar d’autres mangakas tels que Daijirô Morohoshi, Tsutomu Nihei, Masato Hisa ou encore Gô Tanabe qui l’a magistralement adapté à plusieurs reprises. On a pu apercevoir l’ombre du reclus de Providence dans de nombreux mangas de Junji Itô, principalement dans Remina. Et Sensor n’échappe pas à la règle en présentant un journaliste banal qui se retrouve impliqué dans une affaire cosmique alors qu’il s’intéressait de base à un mystère occulte. Typiquement lovecraftien, quand bien même Junji Itô développe son propre univers et que son style, autant au niveau de la narration que de l’ambiance, ne ressemble à aucun autre. La patte de l’auteur japonais est tellement reconnaissable que le manga dégage beaucoup de personnalité, à tel point qu’on le reconnaît aisément au premier trait.





L’immensité de l’univers peut donc être effrayant pour de nombreuses personnes, et Junji Itô se base sur cette étendue sans fin réduisant la vie humaine à de la poussière pour faire suffoquer ses lecteurs. Pour ce faire, il utilise le voyage astral par le biais des fameux cheveux dorés afin de faire visiter autant à ses personnages qu’à ses lecteurs les tréfonds de l’univers. Et comme si ce n’était pas suffisamment angoissant ainsi, il y place une gigantesque silhouette semblant à la fois humaine et difforme dont aussi bien la figure que l’allure sont effroyables. L’auteur nous fait mettre les pieds en pleine horreur cosmique. Mais ce qui peut effrayer, peut également fasciner, ce qui est le cas pour le professeur Kurodera, un psychiatre qui a traité le sujet de Kyôko Byakuya alors qu’elle semblait souffrir d’amnésie. L’amenant dans la petite clinique de son père afin de préserver la jeune femme du battage médiatique qui a suivi son sauvetage de l’éruption volcanique, le professeur a commencé à lui procurer des séances d’hypnose ayant pour objectif qu’elle recouvre la mémoire. Cependant, après s’être rendu compte qu’elle a perçu la vérité de l’univers, le psychiatre s’est mis à aduler l’étrange femme aux cheveux dorés jusqu’au point de confondre son corps avec l’univers. Pris de fascination, son obsession s’est encore accrue le jour où Kyôko Byakuya a été enlevée. Ressentant un profond manque suite à la disparation de son objet d’adoration, il s’est hypnotisé lui-même afin de percevoir à la fois la jeune femme et la grandeur de l’univers. Lors d’une séance, ses sens ont été tellement développés que son être a fini par s’échapper à travers les orifices de son visage lors d’une scène aussi horrible que grotesque. Sa fascination le mène ainsi à un destin tragique, à l’instar des personnages de Spirale pris par la terrible malédiction, le transformant en une abomination neuronale qui s’évapore dans l’univers.

Mais le professeur Kurodera n’est pas le seul à être fasciné par l’univers et Kyôko Byakuya, puisque c’est aussi le cas d’une organisation mystérieuse nommée Blue Indigo. Kagerô Aido, le meneur de cette secte, enlève en effet la jeune femme afin qu’elle lui serve de véhicule psychique pour atteindre les annales akashiques lors de séances de méditation. Basé sur un mythe, il s’agit d’un lieu archivant les mémoires de l’univers de sa création aux temps futurs. Elles permettraient d’obtenir le savoir absolu et universel, d’entrevoir la vérité. Les lecteurs de mangas ont déjà pu visiter des annales akashiques sous la forme d’une immense bibliothèque dans Chainsaw Man de Tatsuki Fujimoto. Un savoir dont on ne ressort pas indemne puisque le seul mot qui vient en permanence à l’esprit des personnes qui en font l’expérience est “ Halloween ”. Bien évidemment, Junji Itô également lie ce mythe à l’horreur. Ses annales akashiques prennent la forme de gigantesques cerveaux qui volent au-dessus des membres de la secte qui les invoquent et qui finissent par les écraser sous leur poids. L’être humain ne pouvant guère supporter la charge d’un savoir infini. De plus, l’auteur représente cette masse de cerveaux sous la forme d’un nuage, une inspiration venue du cloud, comparant ainsi les annales akashiques à internet. D’ailleurs, jusqu’à présent, Remina était le manga phare de l’artiste dans la thématique de l’horreur cosmique et il est important de noter qu’il existe quelques similitudes avec Sensor. Elles proviennent notamment des deux jeunes femmes devenant des phénomènes médiatiques dans les deux mangas. Comme Remina dont le père donne le nom à une nouvelle planète qu’il découvre, Kyôko Byakuya est exposée et capturée par une organisation occulte. Alors que Remina est vouée à être sacrifiée afin d’arrêter la course morbide de la planète des enfers, sa consœur de Sensor doit quant à elle servir de véhicule mental à des voyages astraux afin d’obtenir le savoir universel. Mais c’est dans la représentation symbolique que le parallèle entre les deux mangas est le plus criant, puisque les deux femmes sont dessinées sur des croix. Symbole chrétien par excellence, comme si les humains s’en remettaient au divin, quitte à donner en offrandes des jeunes femmes, pour essayer d’atteindre quelque chose qui les dépasse.





Si toucher l’infini peut faire rêver, des fins tragiques attendent celles et ceux qui s’y essaient. Sensor se base sur la transmission de la pensée, la méditation ou bien même l’hypnose pour nous effrayer avec le cosmos. Cependant, Junji Itô parvient à s’écarter de la peur de l’infini afin de livrer des histoires horrifiques bien plus terre à terre. C’est le cas notamment lors de l’épisode dans lequel des habitants deviennent fous en apercevant une personne qui les suit à travers des miroirs routiers au sein desquels sont enfoncés des fameux cheveux dorés. Une panique s’étend de plus en plus, territorialement, jusqu’à ce que le phénomène devienne un sujet de société. Concernant le protagoniste, Wataru Tsuchiyado, lui-aussi est impliqué dans cette étrange affaire. D’abord témoin d’un automobiliste fonçant dans les piliers maintenant ces miroirs, déviant ainsi leur trajectoire, le journaliste se fait ensuite harceler par une personne qu’il connaît bien. En effet, il découvre à travers les reflets Beniko Yamaoka. Il s’agit d’une ancienne collègue qui le harcelait cinq années auparavant, qui le suivait partout, l’avait mis sur écoute... Après un an de harcèlement, la police était intervenue, exigeant une procédure d’éloignement. Le journaliste était débarrassé d’elle depuis, mais voilà qu’un mois avant l’affaire, la jeune femme a refait surface dans sa vie en lui envoyant une lettre détaillant ses faits et gestes et évoquant l’attrait de l’homme pour Kyôko Byakuya. Et la voilà qui apparait désormais dans le reflet d’un miroir au sein d’une rue étroite. Quand Wataru se retourne pour regarder derrière lui, personne... Plus il avance en regardant les miroirs et plus Beniko se rapproche à l’intérieur d’eux, jusqu’à apparaître en gros plan. L’altération entre la réalité et ce qu’il voit dans les miroirs fait disjoncter le protagoniste, qui s’enfonce ainsi dans la paranoïa. En plus d’être harcelé, il perd totalement ses repères sensoriels, ce qui crée une profonde sensation d’angoisse. Junji Itô joue ainsi avec les nerfs de son protagoniste afin de créer une horreur psychologique qui affecte les lecteurs.

L’auteur ne maîtrise cependant pas seulement la torture mentale, il a prouvé à de nombreuses reprises dans sa carrière qu’il pouvait également signer des récits d’horreur bien plus répugnants, et le meilleur des exemples est peut-être Gyo avec son invasion de poissons sur pattes et l’odeur fétide qui les accompagne. Dans Sensor, Junji Itô remet le couvert avec d’autres créatures qu’il connaît bien pour avoir exploré le sujet à de multiples reprises : les insectes. De nombreuses personnes vont se suicider sur la falaise de Bisha-ga-ura. C’est ainsi que le gérant d’un salon de thé construit à proximité et sa jeune employée, Rie Kurata, tentent d’empêcher les gens qui s’approchent du bord de se jeter dans le gouffre. Un jour, la jeune femme récupère quelqu’un fixant l’eau sous la falaise, et l’invite chez elle. Il s’avère qu’il s’agit de Kyôko Byakuya. Dans le même temps, le journaliste toujours à recherche de la rescapée aux cheveux dorés se rend sur la côte de Bisha-ga-ura et y rencontre le gérant du salon de thé. Chacun de leur côté, ils découvrent de bien mystérieux insectes aux tendances suicidaires. En effet, ils se jettent sous les pieds des personnes marchant près d’eux afin de mourir en laissant échapper un cri immonde. Et le pire est sans aucun doute leur aspect une fois écrasés puisque les entrailles des insectes de Bisha-ga-ura laissent discerner une silhouette humaine difforme. Dégoûtant et inventif, cet épisode qui s’éloigne pourtant de l’horreur cosmique est le plus marquant de Sensor, l’auteur allant une fois de plus au bout de son sujet et proposant des rebondissements de situation qui tiennent en haleine jusqu’à son dénouement. Maître dans différents genres horrifiques, Junji Itô prouve de cette manière l’étendue de son talent en mettant en scène aussi bien de l’horreur psychologique que des récits écœurants. Tout en restant lié de près ou de loin à son concept initial et à son fil rouge, l’artiste diversifie les manières de faire peur au sein de Sensor, traitant ainsi son manga davantage comme une anthologie horrifique que comme une histoire continue.



  
  

© By Junji Ito 2019 ASAHI SHIMBUN PUBLICATIONS INC.

Commentaires

DONNER VOTRE AVIS



Si vous voulez créer un compte, c'est ICI et c'est gratuit!

> Conditions d'utilisation