Le fleuve Shinano - Actualité manga
Dossier manga - Le fleuve Shinano

Sang pour sang


« Maman… Pourquoi donc l'être humain est-il fait de chair ? Pourquoi possède-t-on quelque chose d'aussi triste ? Vous-même, n'avez-vous donc jamais ressenti pareille tristesse ? Durant les frémissements de plaisir et les délices détestables, nous étreignons, au fond, une chose odieuse. Ah, je ne permettrai à personne de dire que c'est ça l'amour.
Maman… Je hais ce que je suis, cet être à la belle chair laiteuse. C'est la forme qu'a revêtue votre péché. Sous cette belle chair laiteuse s'accumule tout ce qu'il existe au monde de plus sale et vilain. C'est vous, maman, avec mon père, qui m'avait faite comme je suis.
Je sais plus que quiconque ce qu'est la beauté. Et pourtant, ce n'est qu'un ornement éphémère, le plus vilain, le plus immonde qui soit. Et pourtant, maman, vous ne pouvez imaginer combien vous me faites envie. Vous avez pu en finir avec la vie de cette façon si admirable, en vous donnant la mort à deux, ce qui suffit à vous rendre plus heureuse que votre fille.
Maman, je laisse ces quelques lignes que je destine à l'autre monde, après quoi il me faudra mourir, solitaire, sans personne, moi, à qui parler. Je vais à la mort, car je ne peux supporter le poids de mes 18 printemps. Je pars vous rejoindre dans l'au-delà, où je vous dirai que tout cela était bien lourd pour moi, que je vous en ai voulu. J'espère bien que, le moment venu, vous me serrerez tendrement conte vous.
»

En destinant cette lettre à sa défunte mère alors qu’elle compte se suicider le jour de ses 18 ans, dans la solitude absolue et le cœur meurtri par l’amour, Yukie fait part de la malédiction de son sang. Comme celle qui l’a mise au monde, elle est condamnée à aimer passionnément, dans tous les excès que cela comporte, du plaisir à la souffrance. Du policier qui la rattrape lors sa fugue avec son professeur, avant de lui avouer qu’il avait dû faire la même chose par le passé avec sa mère, aux rumeurs qui se propagent au sein du reste de sa famille, en passant par celui qu’elle croyait être son père, qui se venge sur elle de la trahison de sa mère, toute la vie de Yukie la ramène sans cesse à sa génitrice. C’est une entrave dont elle ne peut guère s’échapper, elle a beau s’enfuir et se réfugier dans la passion, le sang de sa mère la rattrape toujours. Aussi lui en veut-elle lorsqu’elle perd sa virginité. En voyant le sang qui s’est écoulé d’elle, elle ressent une profonde rancune envers sa mère, sans savoir pourquoi.





Yukie ressent alors le besoin de voir sa mère, elle part ainsi sur ses traces, ce qui la mène sur l’île de Sado. Sans trop de surprise, elle la découvre en train de racoler. Sa mère se prostituant à présent pour venir en charge à son nouvel amant, un homme infirme, capable de ne rien faire seul, comme si elle payait ainsi le prix du désespoir qu’elle a semé au cours de sa vie. Si Yukie se jette dans les bras de sa mère en la voyant, l’étreinte n’est pas réciproque. Celle qui reconnaît sa fille voit sa venue comme une punition du ciel à laquelle elle s’attendait un jour ou l’autre. Face à l'éclat de la jeunesse et de la beauté de sa fille, qu'elle retrouve après dix-sept années l’avoir abandonnée, la mère prend conscience que sa beauté s’est envolée ainsi que de la fugacité de sa propre vie, destinée à aimer. Devant le spectacle à la fois pathétique et resplendissant de sa mère sombrant dans l’alcool et le désespoir en l’accueillant pour ses retrouvailles, Yukie sent alors la haine la quitter. Elle parvient de ce fait à pardonner à sa mère de l’avoir abandonné et trouve du courage et du réconfort dans les paroles désespérées de cette dernière. Comme Yuki de Lady Snowblood ou encore Sumire de Fleur de l’ombre, Kazuo Kamimura dessine une jeune femme prisonnière du vécu de sa propre mère.

Si la mère est une malédiction, le corps en est une autre. Lorsque Yukie se sépare de son professeur, elle lui affirme qu’il vaudrait mieux ne pas avoir de corps et que s’il y est attaché, c’est parce qu’il n’est bien qu’un homme. Effectivement, il ne peut pas comprendre la souffrance qu’engendre la fugacité de la jeunesse pour une femme née pour aimer. Yukie sait qu’elle est belle, et elle comprend en voyant sa mère que cela est éphémère. Elle rejette donc à la fois sa beauté et son corps, symbolisant les actes les plus vils commis par ses parents. En fin de compte, c’est lorsqu’elle tombe malade, que son propre corps la rejette jusqu’à cracher du sang, qu’elle trouve enfin la quiétude, quand bien même elle passe l’année de ses 18 printemps alitée.

Comme Maria, protagoniste du manga éponyme que Kazuo Kamimura a dessiné avant Le fleuve Shinano, Yukie aurait pu trouver l’absolution dans le fait d’enfanter. Sa mère lui avait même clamer qu’elle devait mettre au monde l’enfant de celui qu’elle aime. Mais pour Yukie, il n’en est rien. Alors qu’elle met au monde deux enfants de pères différents, elle ressent leur présence comme inquiétante et angoissante et elle ne peut se résoudre à aimer des êtres nés de sa chair, qu’elle trouve toujours hideuse. De plus, elle a conscience que le sang qui coule dans ses veines continuera à se répandre dans les leurs et celles de leurs descendants et que, eux aussi, seront touchés par la malédiction subie par les membres de sa famille. Ils sont condamnés à vivre une vie faite de trahison et de perversion. Yukie se voit ainsi comme un maillon de la chaîne de la fatalité qui touche les membres de sa lignée, un mal qui existait avant elle et qui existerait après elle. De cette manière, elle n’est non plus actrice de sa vie mais victime de son propre destin.


La grande histoire au rythme de la petite


Tout au long de leur manga, Hideo Okazaki et Kazuo Kamimura appuient leur récit de faits historiques. Le simple acte de localiser l’histoire sur les berges de la Shinano durant l’ère Shôwa a une incidence sur le contexte de la série, puisqu’elle se déroule dans sa majeure partie loin de la capitale, dans le froid, dans un lieu en retard de 10 ans sur le reste du Japon, que même le capitalisme a oublié. Les artistes le rappellent, la région est très pauvre à cause notamment des caprices de la rivière et de ses crues, les habitants devant vivre à ses dépens. La situation de la région était catastrophique avant même l’époque où débute le manga comme le détaille le prologue, à tel point que certains lieux étaient connus pour les abandons d’enfants, des infanticides perçus comme ultime recourt à l’extrême pauvreté. Si cela fait écho à l’enfance de Yukie, abandonnée par sa mère et son amant suite à une relation adultère, elle est tout de même née avec des privilèges puisque celui qu’elle pensait être son père est à la tête d’une bonne famille des environs. En revanche, le destin des autres jeunes filles ne laisse que peu de place au rêve. Pour s’en sortir, elles doivent travailler très jeunes leur talent dans le textile afin de perfectionner leur art et de trouver un bon parti. Une pression telle que certaines d’entre elles en viennent à se suicider en se jetant dans la rivière. Quand la crise mondiale de 1929 frappe la région, une autre alternative s’offre alors à elles : monter sur la capitale pour se prostituer. Une image marquante du manga réside d’ailleurs dans le contraste entre la fuite en amoureux de Yukie et son professeur et les jeunes femmes prenant le même train dont le destin est d’être vendues à des maisons de passe.

Lorsque Yukie arrive à quai, elle assiste à l’attentat sur Osachi Hamaguchi, le premier ministre de l’époque. Mais ce n’est pas cette tentative d’assassinat qui marque la fugueuse. En effet, son regard se porte sur un jeune homme qu’elle aperçoit, Tatsukichi, son premier amour. La crise qui frappe le Japon à cette époque poussent certains habitants à abandonner le pays. Pour cela, ils sont contraints de faire route vers la Mandchourie. C’est ainsi que le garçon s’en est allé, sans ne jamais renoncer à son amour pour Yukie. Hideo Okazaki développe donc un contexte historique à sa fiction, mais ce n’est pas forcément ce qu’il faut retenir. En effet, le sentiment de Yukie qui oublie aussitôt l’attentat sur le premier ministre du Japon lorsqu’elle pose les yeux sur son premier amour est bien plus marquant que le contexte historique du récit en lui-même. Le bouleversement pour le pays est alors accompagné d’un bouleversement pour Yukie, comme si l’un et l’autre étaient liés, une figure qui amplifie aux yeux des lecteurs le chamboulement intérieur de la jeune femme. Pendant que le Japon se retire de la Société des Nations, Yukie confie son mal-être au médecin qui l’a sauvée et dont la femme se prépare à assassiner la rescapée. Au lendemain du coup d’état se déroulant du 26 au 29 janvier 1936, ce ne sont pas des emblèmes nationalistes que dresse Yukie mais le linge de son amant en guise de drapeaux afin de montrer aux yeux de tous son infidélité. Qu’importe l’histoire de son pays, c’est son désordre intérieur qui prime, et si le Japon est en pleine mutation, Yukie l’est également. L’amour est une révolution, Kazuo Kamimura le dessinait déjà dans Lorsque nous vivions ensemble et le meilleur des exemples dans Le fleuve Shinano reste la romance entre Yukie et son professeur qui prend des tournures sociétales et même politiques quand bien même la jeune fille n’a jamais d’autres ambitions qu’aimer. Même la guerre devient une échappatoire à l’amour et n’a plus rien à voir avec un quelconque intérêt pour sa patrie, il devient alors préférable de mourir sur un champ de bataille plutôt qu’être consumé par les flammes d’une passion incontrôlable.





En marge de cela, les auteurs abordent des sujets de société de leur temps à travers un récit se déroulant à une autre époque, un peu à la manière ce que Kazuo Kamimura avait déjà produit en compagnie de Kazuo Koike dans Lady Snowblood. En centrant le récit sur les amours d’une femme, aussi destructrices soient-elles, les auteurs parviennent à dévoiler toute la complexité d’un personnage qui n’aurait jamais été si profond s’il avait été un homme. Et si Yukie se présente elle-même comme une dépravée, que sa mère se prostitue, ce sont surtout les hommes qui sont présentés sous des aspects peu reluisants. Ils sont pathétiques, mesquins, pervers, et au fond, c’est peut-être pour cela que l’amour ne réussit pas à Yukie. De nombreux autres sujets de société sont représentés dans Le fleuve Shinano, d’une relation homosexuelle dessinée explicitement et sans complexe à la violence des ultra-nationalistes dont les attentats rythment la déchéance de Yukie. Il est évident que Hideo Okazaki et Kazuo Kamimura souhaitent bouleverser les mœurs des années 70 avec Le fleuve Shinano, un manga dont l’écho parvient à résonner aujourd’hui encore.
  
  


SHINANOGAWA © 1973 by HIDEO OKAZAKI, KAZUO KAMIMURA

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