Le fleuve Shinano - Actualité manga
Dossier manga - Le fleuve Shinano

Les amours de Takano


À la recherche d’un amour pur, quand elle n’est pas entravée par une passion charnelle, Yukie Takano est le cœur du Fleuve Shinano. Née d’une infidélité de sa mère qui s’est enfuie avec son amant durant l’ère Taishô, grandissant avec celui qu’elle pensait être son père pendant l’ère Shôwa, elle est l’enfant d’un scandale ayant secoué une illustre famille du pourtant pauvre bassin de la Shinanogawa, littéralement la rivière mortelle. Grâce à la fortune de son clan, elle échappe au destin dans l’industrie du tissu qui attend les autres jeunes filles, plus démunies, de la région, et peut même intégrer l’internat d’une école privée. Pour autant, la liberté est illusoire pour Yukie, qui se réfugie corps et âme dans la passion amoureuse quand le sang de sa mère qui coule dans ses veines la rattrape ou que son père sombre dans la folie. Comme Yuki de Lady Snowblood, le prénom de Yukie est lié à la neige, il signifie littéralement dessin dans la neige. Mais surtout, comme son aînée, la jeune femme est liée à sa mère de par sa naissance : si la mère de Yuki lui transmet une quête de vengeance, Yukie hérite quant à elle d’une quête d’amour. Un poids trop lourd à porter pour elle, dont la passion autant que le mal-être sont les fils conducteurs du manga de Hideo Okazaki et Kazuo Kamimura.

Une vie de passion qui débute dès l’adolescence, quand elle tombe amoureuse de Tatsukichi, un jeune garçon qui entre au service de la famille Takano. Le jeune couple vit une romance pure et sincère au sein de la demeure, quand bien même le garçon est malmené par les autres, jaloux qu’il ait conquis le cœur de la fille de la famille. Mais cette histoire d’amour n’est pas vouée à durer, et Yukie le sait. Bientôt, elle devra quitter la maison familiale afin de poursuivre ses études dans l’internat d’une école privée pour filles. Ce premier amour se transforme donc, d’idéal il devient mélancolique lorsque l’adolescente compte inlassablement sur ses doigts les jours qui leur reste jusqu’à la séparation tant redoutée, mais aussi tant attendue.





Mais si ses larmes sont réelles, Yukie n’est pas fille à s’attarder sur une peine de cœur. Aussitôt arrivée à son internat pour jeunes filles, elle comble le manque qu’elle ressent. Elle vit une idylle avec son professeur, Okishima. Le couple se montre au grand jour, s’affiche à deux à bicyclette, s’embrasse publiquement. Chez Kazuo Kamimura, l’amour est une révolution. Il l’a précédemment montré dans Lorsque nous vivions ensemble, où un couple vit sous le même toit sans être marié, prenant à revers les normes de l’époque. Pendant que la société est en mouvement, que leurs amis manifestent, que les mœurs changent, eux s’aiment. La brutalité de l’amour a une saveur de révolte, ils font leur révolution dans leur petit appartement. Dans Le fleuve Shinano, les bonnes mœurs sont elles aussi mises à mal quand l’amour entre Yukie et Okishima prend une tournure politique. Les fervents défenseurs de la tradition se disent scandalisés par cette romance entre une jeune fille et son professeur, ils associent cette affaire aux communistes, qui selon eux mettraient à mal la bonne tenue de la société. Mais qu’importe le scandale, Yukie échange des petits mots doux, des baisers. Sa naïveté n’est jamais atteinte par les paroles extérieures, seul son amour compte. Bientôt, elle et son amant deviennent précurseurs, les autres couples commencent à les imiter. Se promener à deux sur une bicyclette devient une mode, tout comme s’embrasser devant des lieux publics. Mais Yukie est toujours en avance sur son temps, et elle attire une nouvelle fois l’attention lorsqu’elle apparaît bras dessus bras dessous à l’école avec son professeur, puis quand ils font une fugue en amoureux. Lorsqu’elle lui offre sa virginité, Yukie trouve le professeur qu’elle aimait horriblement quelconque, ce qui lui donne envie de le quitter. L’homme au centre de toutes les attentions devient pathétique seulement parce que le regard de celle qui l’aimait a changé. Voilà le don de Yukie, qui marche sans le savoir dans les traces de sa mère. Prenant l’apparence métaphorique d’un kitsune, esprit trompeur à l’apparence de renard, elle a le pouvoir de vie et de mort sur ses amants.

L’amour rime décidément avec scandale pour Yukie, qui se jette dans les bras du prêtre Taiken suite à la mort de sa mère. Si elle va au temple pour porter le deuil dans un premier temps, très vite elle commence à s’y rendre pour une autre raison. La jeune femme de 17 ans entretient une relation sensuelle avec le jeune bonze. De l’amour dans sa forme la plus pure, la romance se transforme pour Yukie en désir charnel. De renarde, elle devient serpent. Alors que le manoir de son père est en train de brûler, elle se donne au temple, n’ayant que faire de l’avenir de sa maudite famille. Yukie est une dépravée, et elle le sait à présent, il s’agit pour elle de l’héritage de sa mère. Au village, les rumeurs vont bon train, elle est une nouvelle fois pointée du doigt. Mais qu’importe, seule sa relation avec le religieux compte, quand bien même on l’accuse de le pervertir. Sauf que cette fois, c’est la jeune femme feignant la mort qui est abandonnée par son amant, parti sans elle vers la capitale. Un abandon qui provoque en elle des réminiscences de celui de ses véritables parents lorsqu'elle n'était encore qu'un bébé. Chassée de chez elle par son propre clan, Yukie monte à Tokyo dans le but de retrouver l’homme qu’elle aime à la folie. Un amour au goût de plaisir charnel teinté cependant d’une douce innocence retrouvée. La jeune femme ne serait pas si vile que les ragots portent à le croire, au contraire de son amant, prêtre pourtant respecté, qui la trahit de la manière la plus ignoble qui soit : en la vendant à un autre homme.

Lorsqu’elle tente de mettre fin à ses jours, elle est secourue par deux pêcheurs et soignée par le docteur Anzai, un homme bien plus fasciné par son microscope que par sa propre femme. Après que cette dernière tente d’assassinée Yukie, qu’elle voit comme le bouc émissaire de tous ses soucis de couple, Anzai la quitte et se marie justement à la femme qu’il a soigné. Une nouvelle expérience pour la protagoniste qui est accompagnée rapidement d’une autre puisqu’elle accouche de son premier enfant. Alors que le couple pourrait couler des jours paisibles, Yukie trompe son mari avec Akiyama, un jeune peintre avec qui elle aura un second enfant. Une relation adultère qu’elle dévoile peu à peu au grand jour, afin de ne pas cacher sa véritable personnalité. Si elle éprouve du réconfort dans la solitude du médecin, jamais les deux amants ne parviennent à accorder leurs propres mondes. Au contraire du peintre où elle s’engage pour la première fois dans une relation au sein de laquelle elle a le dessus sur l’homme. Contrairement à un professeur, un prêtre ou un médecin, un peintre n’est pas une figure d’autorité, et Kazuo Kamimura, en mangaka qui se considère comme un peintre, s’amuse de ce statut à la fois fantasmé et pathétique. Et pourtant, c’est bien Akiyama qui réussit le mieux saisir à la beauté de Yukie et la coucher sur toile, du moins jusqu’à ce qu’il prenne conscience de la complexité de la femme qu’il admire et qu’il finisse par être obsédé par une peinture impossible à terminer sans la briser.





L’amour est une malédiction pour Yukie, aimer et être aimée est vital pour la femme que même la mort a repoussée. Et pour cela, elle a besoin de sa jeunesse et sa beauté. Son corps est son malheur, elle est comme une fleur qui aurait peur de faner. Ni la maternité ni son rôle de modèle pour un jeune peintre talentueux ne parviennent à la soigner. Que reste-t-il alors pour Yukie qui dit adieu à sa jeunesse au rythme d’ellipses narratives de plus en plus importantes, comme pour mieux appuyer sur la vitesse du temps qui passe après les 20 ans. Et si c’était les souvenirs ? Ceux de Tatsukichi, son premier amour qu’elle n’a jamais réussi à oublier. Un lien qui la renverrait éternellement à la période bénie de sa jeunesse, avant que les scandales et trahisons n’entrent dans sa vie. Sans aucun doute cette romance pure et naïve entre deux adolescents fait figure d’alpha et omega à la vie sentimentale de Yukie, et donc à son existence.
  
  


SHINANOGAWA © 1973 by HIDEO OKAZAKI, KAZUO KAMIMURA

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