Le Prince des Ténèbres

La petite cuisine de Dieu

 
Comment ne pas voir dans le titre "Le Prince des Ténèbres" (ou "Satan" en VO) une allusion aux Enfers, à une force supérieure surgissant de l'ombre qui viendrait soudainement imposer sa loi ? Alors que des personnes aux pouvoirs hétéroclites semblent toute apparaitre au même endroit, on peut également y voir une puissance implacable, devant bouleverser le monde d'une manière ou d'une autre. Fatalité, hasard, destinée, ou volonté : les protagonistes de cette œuvre se retrouvent tous confrontés à des choix risquant de bouleverser leur vie, mais aussi le monde qui les entoure. Mais qui maitrise vraiment le futur de Nekota ?
 
 

Des êtres confrontés à leur destin...

Andô et Junya ne sont pas les acteurs principaux de cette histoire pour rien. Depuis le tragique décès de leurs parents, les deux frères ont dû apprendre du jour au lendemain à devenir indépendants, à se remettre de ce choc qui a marqué leur vie à jamais. N'ayant qu'une seule année d'écart, il est parfois bien difficile sans les regarder de près de distinguer l'aîné du cadet. Et pour cause, les deux frères, aux caractères très opposées, sont aussi très complémentaires. Tandis qu'Andô se sent parfois trop faible pour assumer son rôle de premier né et protéger son frère, Junya l'apaise par son caractère plus serein, plus détendu. Lorsqu'Andô ne veut pas révéler son secret à son frangin pour ne pas le mettre en danger à son tour, Junya lui assure tout son soutien, toute sa présence, même si certaines choses lui échappent. Si le traumatisme de leur jeunesse n'est qu'évoqué, et ne provoque jamais de torrents de larmes, on ressent pourtant à quel point leur attachement mutuel, à quel point l'un ne pourrait pas vivre sans l'autre. D'ailleurs, la volonté d'Andô de ne pas se mettre en avant avec son pouvoir évoque aussi le retour à une vie simple, normale, presque banale. Le jeune homme reste pourtant parfois mystique, lorsqu'il se pose parfois des questions existentielles suscitant l'inquiétude de ses camarades. Nierait-il en réalité sa véritable nature ? Sa rencontre avec Inukai fait office d'un certain électrochoc, face à cet être qui n'a aucun talent au départ et qui pourtant soulève les foules. Les nombreuses hésitations de ce héros malheureux n'en sont que plus prenantes, jusqu'à ce qu'il se fasse rattraper par ce destin inéluctable. Pour Junya, la maturation sera beaucoup plus longue, mais tout aussi intéressante. Gardant toujours sa bonne humeur dans toutes les circonstances, il s'est forgé au fil des années une carapace, qui ne tient qu'au lien si fort entretenu avec son frère. Finalement, si le récit semble les suivre souvent de manière indépendante, ils ne forment en réalité qu'une force unique et indivisible, à la fois omniprésente et toute en retenue.

De son côté, Anderson Junior suit lui aussi un parcours qu'il ne maitrise pas, malgré toute la volonté dont il fait preuve. En se montrant très sociable et ouvert à la culture nipponne, il semble déjà se préparer à devoir effacer l'image ternie que porte son nom et sa famille. Mais ses efforts ne suffiront pas devant une société manipulée lui vouant une haine féroce. Que lui reste-t-il alors, lorsque le monde entier est contre lui ? Sans doute l'espoir, qui plus que de le faire vivre, constitue pour lui sa principale raison d'être. Anderson a la foi qu'un jour, le monde pourra changer, et continuera à se battre pour cela envers et contre tout. Sa pensée se pose fondamentalement sur cet avenir plus radieux, où les gens pourraient agir d'eux-mêmes, et où chacun serait considéré pour ce qu'il est au lieu de ce qu'il représente. Anderson doit en effet vivre sous l'image d'un père qu'il n'apprécie pas vraiment, dont il conteste les manières souvent bien rudes, lui qui est si humain et à l'écoute des autres. Alors que son destin le mènerait à suivre les traces de son géniteur, le jeune homme semble vouloir s'en détacher, et lutter contre cette fatalité. Voilà une rencontre importante pour notre héros, qui verra en lui une vision différente du problème qu'il cherche à fuir.
 
 
 
 

 ... tandis que d'autres le gouvernent.

En parallèle de ces personnes subissant leur environnement, Inukai ressort dans les yeux de la population locale comme l'enfant du Destin. Le mystère planant autour de ses origines, associé au fait que le mouvement des Grasshoppers ait atteint une telle ampleur en moins d'un an, sont autant de vecteurs qui entretiennent sa légende, son mythe. Pour de nombreux habitants de Nekota, il est l'Elu, celui qui viendra révolutionner leur monde et le ranger dans un ordre nouveau. Mais qu'en pense le principal intéressé réellement ? Extérieurement Inukaï ne laisse jamais transparaitre ni doutes ni remords dans ses actions. Son assurance et sa force de conviction sont telles qu'il se laisse volontairement aller droit vers le danger, quitte parfois à se faire molester, mais en étant toujours sur de s'en sortir indemne. Les évènements viennent à lui, et au bout du compte, semblent toujours lui donner raison, renforçant une fois de plus son image suprême. En réalité, la narration ne nous laissera pas dupes : qu'il s'agisse d'ordres directs ou d'initiatives personnelles, ce sont bien ses nombreux hommes de main qui font en sorte que leur meneur soit toujours assuré de s'en sortir, à commencer par le patron du Duce qui effectue les tâches ingrates dans l'ombre, du fait de son pouvoir indétectable. Cependant, si Inukai force son destin, il finit également par se convaincre lui-même de son rôle supérieur, et lance un défi à la fatalité en annonçant à Andô qu'il sera son ultime barrière, son juge, et que la réussite ou l'échec de ce jeune lycéen démontrera le bien-fondé ou non de ses actes. La foi en sa destinée lui donne toujours plus d'assurance, et cette même audace lui permet de conforter toujours plus son image d'envoyé spirituel : c'est dans ce cercle vertueux que grandit ce personnage, tandis que le monde, lui, est de plus en plus voué à sa cause. Inukai ne lutte pas contre son destin, mais a écrit sa propre histoire, en se donnant les moyens de l'appliquer à grande échelle.

Enfin, il est une catégorie de protagonistes que la question de destinée n'effraie guère : il s'agit des nombreux tueurs à gages qui peuplent la série. À l'arme blanche, aux aiguilles venimeuses, avec des flingues, ou encore munis de pouvoir particuliers, tous ces assassins prônent une certaine liberté dans leurs contrats, dont on ignore souvent les commanditaires. Hormis La Cigale, qui manifeste une vraie loyauté à son mentor Iwanishi, et se posant quelques questions existentielles, ces différents êtres de l'ombre inquiètent par leur aspect impalpables, insaisissables, et sur leurs véritables objectifs. La Guêpe intrigue par ses nombreuses sautes d'humeur, tantôt voulant assassiner Inukai, tantôt lui étant fidèlement dévouée; le groupe Miss arrivant en fin d'aventure se montre très opportuniste, en voulant s'imposer comme un acteur majoritaire des conflits et en instaurant soudainement ses propres règles; Hibiscus subjugue par son détachement par rapport au crime, tandis qu'il mène ensuite une vie de famille bien rangée, du moins en apparence. Enfin, La Baleine est sans doute le tueur possédant un charisme des plus troublants, par son pouvoir redoutable d'hypnose poussant les gens au suicide, sans qu'il n'ait à se salir les mains. Nekota abrite décidément de très dangereux énergumènes. Mais que font-ils tous ici au même moment ? Est-ce encore une fois un coup du sort ? Sans eux, la montée en puissance d'Inukaï ne serait certainement pas aussi rapide, et l'avancée de l'Histoire aurait bien moins d'impact. Si leur fonction les condamne à rester des pions utiles au plus offrant, il ne faut jamais sous-estimer leur puissance et leur capacité de rébellion qui pourrait jouer plus d'un tour à certains. Rien ne compte plus pour eux que leur propre vie, et ils sont prêts pour cela à braver leur destin par la force.