Le Prince des Ténèbres

Un récit entre deux eaux

Comme nous l'avons décrit en préambule, cette version manga du roman de Kôtarô Isaka est ici représentée dans une version "juvénile", adaptée à un public adolescent. Ainsi, le récit qui aurait pu être traité à la manière d'un thriller classique se retrouve ici doté d'une narration très particulière, offrant au manga à la fois ses plus grandes faiblesses et sa plus grande force.

Les maladresses du shonen

Il n'est pas anormal qu'au premier abord, on puisse remarquer dans le synopsis du Prince des Ténèbres quelques analogies avec un certain Death Note : on y retrouve dans les deux cas une société en crise (à l'échelle d'une ville dans le cas présent), de jeunes gens idéalistes voulant changer le monde et même le côté fantastique avec des pouvoirs leur permettant d'arriver à leurs fins. En outre, Megumi Osuga s'autorise un pied-de-nez à cette comparaison en faisant apparaitre un "Dead Note" dans l'un des rêves de Junya ! L'attitude d'Inukai peut également rappeler celle de Light dans ce sentiment d'idéalisme aveugle de correction de la société, même si le leader des Grasshoppers s'expose beaucoup dans le conflit qu'un possesseur de cahier de la mort. Cependant, sa personnalité reste très stéréotypée, comme la plupart des personnages que nous rencontrerons au fil de la lecture. Pour caricaturer, nous avons même droit à quelques clichés du genre, comme une certaine propension au fan-service dans le premier volume entre une Shiori exhibant son soutien-gorge ou Machiko, présidente du journal du lycée à la poitrine plus qu'exagérée... Fort heureusement, la série a le mérite de ne pas reproduire souvent ce genre de travers.

Bien que passionnante, l'évolution d'Andô poursuit aussi quelques canevas bien classiques, dans ses hésitations, ses volte-face et son avancée une fois au pied du mur. L'utilisation de son pouvoir se fera de manière grandissante, dans des situations de plus en plus extrêmes à chaque fois, quitte à ce que ça ait l'air parfois de véritables affrontements. Alors que tout pourrait se baser sur des duels psychologiques, la mise en scène s'articule autour d'évènements spectaculaires, parfois explosifs, pour faire ressentir toute la tension de ce monde, mais aussi pour offrir un flot continu d'action tout au long de la série. On peut alors reprocher alors le manque de rigueur et de crédibilité sur certains passages, ainsi que quelques facilités scénaristiques, comme la rapidité d'intégration d'Andô dans ce monde qui le dépasse. Néanmoins, le cocktail se révèle suffisamment efficace et léger pour que l'intrigue prenne le lecteur dans ses filets.
   
 
 
 

A ne pas sous-estimer !

Si quelques clichés peuvent ternir le tableau,  la série parvient néanmoins à tirer son épingle du jeu en offrant notamment un suspens très prenant dans la progression de son héros, qui n'est pas sans rappeler le pitch de départ des meilleurs thrillers. Andô est l'archétype de l'antihéros qui se retrouve plongé dans l'histoire sans avoir demandé grand-chose, et ayant en face de lui un leader charismatique qu'il est l'un des seuls à avoir démasqué, à l'instar de Kenji et d'Ami dans 20th Century Boys. Andô ne reste qu'un homme aux sentiments normaux tout au long de l'aventure, et il est très appréciable que la série ne s'encombre pas de prétentions caricaturales pour son héros. Une dimension qui ne quittera jamais le récit, au point de revenir parfois vers un réalisme poignant, si ce n'est une véritable fatalité. Malgré son pouvoir qui peut retourner quelques situations à petite échelle, le jeune lycéen ne résoudra pas tous les problèmes d'un clin d'œil, devant s'armer de réflexion et d'improvisation. Cependant, la série nous fait prendre conscience qu'il n'y a pas de miracles, et que le système D ne fait pas tout. Enfin, toute l'audace du roman originel transparait souvent à l'intérieur du manga, auprès de retournements de situations audacieux que nous n'avons pas l'habitude de voir, surtout dans ce genre bien précis. De quoi choquer le lecteur et suspendre le temps, afin de prendre conscience des limites qui viennent d'être franchies dans les codes habituels de la narration shonen.

L'impact contemporain de l'œuvre de Kôtarô Isaka et Megumi Ôsuga se ressent également au travers de nombreuses références populaires qui jalonnent le récit. On retiendra surtout le clin d'œil non dissimulé de l'écrivain à la série des années 80 : Mac Gyver ! Feuilleton préféré des frères Andô et Junya dans leur jeunesse, ils s'en rappellent souvent comme d'un modèle à suivre. D'ailleurs, les passages d'intense réflexion d'Andô ne sont pas sans rappeler les séquences de bricolage devenues cultes dans la saga télévisuelle. Pour finir, vous aurez surement deviné à présent d'où venait le nom d'Anderson père et fils ! Réfléchissez...
D'autres références plus littéraires se glissent au sein de l'aventure, comme le célèbre "Crime et Châtiment" de Fédor Dostoïevski, mais aussi "Le Restaurant aux nombreuses commandes", nouvelle de Kenji Miyazawa, auteur du début du XXème siècle également évoqué à plusieurs reprises par ses poèmes. Andô laisse transparaitre quant à lui une culture de son âge, notamment lorsqu'il fait clamer à ses agresseurs des titres de standards du shonen, comme Dragon Ball, Saint Seiya ou One Piece ! Enfin la série ose même se créer son propre background et ses propres penseurs, notamment le fameux "Jacques Crispin" maintes fois cités par Iwanishi. Au final, cela donne un ensemble cohérent, entre anecdotes de sous-culture et connaissances plus poussées, afin de rendre l'univers de l'histoire plus réaliste et plus proche du lecteur.