Dossier manga - Ghost & Lady

Deux êtres que tout aurait dû opposer...


Le Fantôme


Ghost & Lady suit le même principe que Springald : l'auteur nous offre une "histoire dans l'histoire" pour offrir sa propre interprétation d'une légende urbaine de l'Angleterre du XIXe siècle, et le tout commence donc par l'arrivée au sein du Black Museum d'un homme qui est à la recherche d'un objet (ici, deux balles qui se sont encastrées) et qui va raconter son histoire à la conservatrice du "musée". Mais d'emblée, le visiteur offrira une sacrée surprise à la gérante, en étant autre que le fantôme dont il sera question tout au long de la lecture !

Ce fantôme n'est autre que l’homme en gris (ou Grey), un mythique esprit du théâtre londonien de Drury Lane qui a sévi pendant plus d’un siècle, et dont on dit que les apparitions étaient signe de succès pour les nouvelles pièces de théâtre. Qu'était ce fantôme qui a défrayé la chronique pendant des décennies ? Etait-il un passionné de théâtre ? Un simple amateur de bonnes pièces ? Un porte-bonheur comme l'affirmait la légende ? Encore autre chose ?

La légende du fantôme de Drury Lane a bel et bien existé à l'époque. On dit même que ce théâtre londonien, qui date du XVIIe siècle, était hanté par de nombreux esprits, en faisant du même coup le théâtre le plus hanté au monde. « L'homme en gris », qui sert de base au Grey de Kazuhiro Fujita, est le plus célèbre de ces fantômes légendaires. Il aurait été aperçu à plusieurs reprises sur le balcon du théâtre pendant les représentations, avant de disparaître dans un mur. On ne sait pour ainsi dire rien de l'identité de ce présumé fantôme, mais des hypothèses ont été faites. La plus connue  de ces hypothèses concerne un cadavre avec un couteau enfoncé dans la cage thoracique, que l'on aurait retrouvé à la fin du XIXe siècle dans une chambre secrète, justement située derrière le mur où le fantôme avait pour habitude de disparaître.

Quoi qu'il en soit, Kazuhiro Fujita se fait ici un plaisir de se réapproprier cette figures spectrale, et il livre très vite dans son manga sa propre vision de cet être, en en faisant un ancien duelliste n'ayant aucun souvenir de la façon dont il est mort et de la manière dont il s'est retrouvé à Drury Lane... mais le récit imaginé par l'auteur est loin, très loin de se limiter à cela.

Car il s'avère que si Grey aime les pièces de théâtre de qualité, c'est pour une raison précise : d'ordinaire, il voit au-dessus de la tête des gens des "ectoplasmes", esprits nés de tous leurs sentiments négatifs, particulièrement bruyants et qui le dérangent dans sa tranquillité, et ces esprits maléfiques ne s'apaisent que quand leurs "possesseurs" sont captivés par le spectacle, évacuant dès lors leurs mauvaises pensées. Cette idée apporte une note fantastique et inquiétante plus prononcée, ainsi qu'un parfum de danger et d'aventure puisqu'en temps qu'ancien duelliste, Grey a la faculté de pouvoir combattre ces ectoplasmes. Mais jusqu'à présent, il n'en a rien fait.
  
  



La jeune femme


Mais cela, c'était avant que débarque devant lui une femme ayant l'impensable faculté de le voir ! Au-dessus d'elle, le plus imposant ectoplasme que Grey ait jamais vu, mais aussi le plus étonnant et terrifiant puisque celui-ci, jour après jour, n'a de cesse d'attaquer et de miner l'âme de sa propre créatrice, abattue et désespérée... Son souhait ? Que Grey la tue. Son nom ? Florence Nightingale.

Si ce nom vous dit quelque chose, ce serait on ne peut plus normal, car Florence Nightingale est une personnalité historique ayant marqué son époque en tant qu'infirmière modèle, qui a fortement contribué à la modernisation des soins d'alors.

Pour Grey, fantôme cynique et désabusé qui promène sa carcasse (enfin, ce qu'il en reste...) sans but depuis de nombreuses décennies, l'occasion d'être non plus un simple spectateur, mais un créateur de drame théâtral est trop belle, et plutôt que de tuer Flo immédiatement, il prendra soin de suivre celle qui sera l'actrice principale de sa pièce, et qu'il tuera uniquement quand elle sera complètement désespérée, comme dans toute bonne tragédie à la Shakespeare.


Quand Fujita se fait historien


Un morceau d'Histoire, sauce Fujita...


Le prétexte de Ghost & Lady est parfait pour nous plonger dans ce que l'on peut considérer comme un morceau d'Histoire, car à travers les yeux de Grey, le mangaka nous propose tout simplement de suivre le parcours qui fut celui de Florence Nightingale, une femme qu'il a longuement étudiée à travers une vaste documentation qui se voit détaillée à la fin du tome 2.

La découverte de sa voie quand, le 7 février 1837 dans la grande demeure familiale aristocratique d'Embley Park, elle dit avoir reçu pour mission de Dieu de venir en aide aux autres. L'opposition de ses parents, ses premiers pas à l'hôpital de Harley Street qu'elle entreprend de réhabiliter, son rôle pendant la guerre de Crimée à l'hôpital de Scutari... le tout, tout en renvoyant régulièrement à d'autres éléments de sa vie, à nombre de rencontres historiques comme Richard Milnes, le journaliste William Howard Russell, Hall.
  
  

  
  
Le parcours historique de cette grande personnalité s'accentue même dans le deuxième volume de la série, à partir du moment où Florence Nightingale part poursuivre son combat pour la modernisation des soins en Turquie, aux portes de la Guerre de Crimée, au sein de l'hôpital militaire de Scutari où rien ne va. Le matériel et les vivres manquent encore beaucoup trop, les conditions sanitaires sont déplorables, il y a quasiment deux fois trop de patients par rapport à ce que l'établissement peut accueillir... La jeune femme a alors le désir profond d'apporter à cet hôpital les mêmes modernisations qu'elle a permis en Angleterre. Mais en agissant ainsi, elle ne sait pas encore à quel point elle titille l'ego de l'inspecteur général John Hall, qui ne supporte pas de voir cette femme s'immiscer dans les affaires dont il a la charge. Le dénommé John Hall a bel et bien existé lui aussi, et était effectivement farouchement critique envers l'action de Miss Nightingale. Il est par exemple connu qu'il la descendait notamment dans ses lettres, exactement comme il le fait dans le manga.

Evidemment, ici, l'occasion est trop belle pour que Fujita n'exagère pas un peu le trait, afin de faire de Hall un méchant détestable à souhait, et pour qu'il ne glisse pas à ses côtés un parfait rival fantomatique pour Grey : le spectre du célèbre Chevalier d'Eon, qui a un vieux conte à régler avec « l'homme en gris ». On appréciera beaucoup le brio avec lequel Fujita se réapproprie cette autre figure historique qu'est d'Eon plusieurs décennies après la mort de celui-ci. Entre autres, le mangaka a été très minutieux côté documentation lors du flashback centré sur Grey et d'Eon, puisque tout porte à croire historiquement qu'à l'époque de ce flashback, d'Eon était effectivement présent à Londres !

Tout au long de la lecture, Kazuhiro Fujita continue d'immiscer un certain nombre de personnages historiques ayant réellement pu côtoyer Florence dans ces conditions : Lord Sydney Godolphin Osborne, Augustus Stafford, John Henry Lefroy, Lord Panmure, FitzRoy Somerset, ou même le cuisinier d'origine française Alexis Soyer font leur apparition, parfois avec un rôle important, et les repérer et les rattacher au récit peut vite devenir un régal. Imaginer le travail que cela a dû demander à l'auteur montre un sens du scénario réellement impresisonnant.

De même, Fujita rend le tout encore plus immersif par le biais de quelques détails contextuels, par exemple l'apparition de la cigarette chez les soldats anglais et français pendant la guerre de Crimée (véridique).


… et un vrai portrait de femme admirable


Sur ces bases d'une richesse folle, le mangaka a alors tout le loisir de développer une héroïne qui, d'un bout à l'autre, va séduire par sa force, sa détermination à soigner les gens, en n'en considérant aucun comme un moins que rien.

Soigner les soldats du mieux qu'elle peut dans des conditions exécrables, veiller sur ceux qui agonisent jusqu'à ce qu'ils rendent leur dernier soupir parfois avec le sourire... Sur tous les fronts à la fois, sans rien attendre en retour, mais en obtenant pourtant toute la gratitude des hommes dont elle s'occupe et qui la voient comme un ange au point d'embrasser son ombre, elle veut simplement accomplir son devoir, quitte à ce que son corps finisse par la lâcher un jour ou l'autre.
  
  

  
  
"J'ai juré de ne jamais laisser personne s'en aller seul vers la mort !"

Une humanité exemplaire qui rend la Florence Nightingale de Fujita profondément attachante, même si elle conserve des faiblesses qui menacent parfois de la faire craquer. Entre le découragement des soldats, la lourdeur des procédures de l'administration militaire, ou les autorités faisant semblant de ne rien voir de ce qui ne va pas, il y a effectivement de quoi se désespérer... Mais la plus grande menace pour elle reste bel et bien John Hall, prêt à toutes les bassesses pour lui mettre des bâtons dans les roues et l'empêcher de travailler correctement, sans se soucier des malades et des estropiés, simplement pour éviter à sa fierté à lui d'être entachée. Le méchant de l'histoire campe si bien son rôle qu'il va même jusqu'à laisser d'Eon attenter à la vie de la jeune femme...

Pendant une grande partie de la série, on peut  dire que Florence Nightingale vole la vedette à Grey, tant ce sont ses pas que l'on suit. De par la fidélité historique voulue par Fujita, le récit peut se révéler assez linéaire dans son déroulement (surtout dans le tome 1), voire parfois un peu longuet, car les textes sont nombreux. Mais la richesse du contexte est très bien rendue (surtout concernant la précarité des soins médicaux de l'époque, les enjeux de la guerre de Crimée, ou l'opposition de l'armée à la venue d'infirmières sur-le-champ de bataille), et le mangaka parvient à dépeindre en Flo une femme attachante, de par la persévérance qu'elle affiche, sa détermination à soigner les malades plutôt que les accompagner vers la mort, son rejet de la vie aristocratique sans problème qui l'attendait, sa profonde empathie et son humanité.
  
  
  


KUROHAKUBUTSU-KAN GHOST AND LADY © Kazuhiro Fujita / Kodansha Ltd.

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