Ashita no Joe - Actualité manga
Dossier manga - Ashita no Joe
Lecteurs
19/20

... vers des lendemains victorieux !

   
 
Si en France, tout le monde aura compris sans mal l'influence des œuvres d'Osamu Tezuka sur le manga moderne, ou encore celle de Dragon Ball sur l'ensemble de la génération d'auteurs des années 2000, Ashita no Joe fut un pilier tout aussi solide dans l'évolution du shonen manga. Comme nous le verrons à la fin de ce dossier, nombreux furent les mangakas à rendre hommage à l'œuvre de Takamori et Chiba à plus ou moins grande échelle, tandis que d'autres sont les héritiers de cette lignée instaurée dans les années 1970. Mais une question sensée nous vient alors : pourquoi Joe, et pas un autre ? Nous tenterons d'y apporter quelques éclaircissements, tout en évoquant l'influence de notre héros sur les gens de son temps.
  
Tandis qu'il a vieilli de manière noble comme un bon vin murit en cave, Ashita no Joe démarre en France avec l'a-priori d'un titre sérieux, réfléchi, pour ne pas dire précieux ou ennuyeux. Mais c'est là une belle incompréhension, puisque le titre est bel et bien un shonen ! Mieux, il est "le" shonen dans toute sa splendeur, dans tout son éclat brut. La série s'intègre en effet dans une thématique sportive présentant des codes narratifs qui feront école par la suite. Ainsi, de nombreux affrontements suivent un canevas presque automatisé, mais à l'efficacité implacable : Joe découvre un nouvel adversaire et se prépare à l'affronter. Il s'ensuit une phase d'entrainement et d'observation où les combattants peuvent fomenter des techniques spéciales, voire des contres pour ces techniques précitées. Arrive enfin l'heure de l'affrontement, avec son lot de surprises, de retournements de situation et de temporisation de suspens comme seule la boxe peut en offrir avec ses combats par round. Même si l'on ne retrouve pas ou très peu l'habituelle logique des tournois, la progression de Joe vers des opposants de plus en plus forts est bien là, faisant d'autant plus monter la tension.

On pourrait ainsi dire sans trop prendre de risque qu'Ashita no Joe est la pierre fondatrice du genre nekketsu (littéralement "sang brulant", prônant le dépassement de soi). Avec son caractère détestable, Joe tranche radicalement avec la vague des héros aseptisés offerts par Tezuka, mettant la quête de puissance en avant en occultant le désir de justice, et deviendra ainsi le père (ou le grand-père) d'une génération future de protagonistes cherchant à atteindre le sommet dans leurs arts respectifs. L'image du héros de fiction en fut ainsi souillé pour de bon, créant à l'époque quelques scandales auprès de certaines familles, s'inquiétant de l'influence du gaillard auprès de leur progéniture ! Mais la révolution était déjà en marche, et Joe ne tarda pas à devenir le symbole d'une jeunesse en pleine rébellion, à l'instar de ces étudiants japonais qui, en pleine guerre du Vietnam, et pour dénoncer les exactions de l'armée nippone, érigèrent le visage de Joe sur leurs étendards, comme on dresserait un portrait du Che. Alors que la série devint une emblème de révolte et même de terrorisme (un groupe ayant détourné un avion en 1970 aurait signé  sous le nom de la série elle-même), le gouvernement japonais aurait même exercé des pression auprès de la Kôdansha pour accélérer la fin de la série ! Le charisme et la témérité de Joe ont ainsi brisé le quatrième mur pour obtenir une dimension nationale, voire internationale....
    
Si Ashita no Joe dérangea autant, c'est que sous couvert d'un divertissement pour adolescents dans un contexte sportif, le titre emprunte également à la dramaturgie des gekigas, ces récits pour adultes des années 60-70, ancêtres des seinen, qui n'hésitent pas à ouvrir les portes de sujets graves. Outre la peinture de la société décrite dans la partie précédente, Ashita no Joe n'hésite pas à évoquer la pauvreté, la guerre, la famine, les contrastes sociaux. On y découvre une jeunesse désabusée, rééduquée par des centres dont les gardiens sont dépassés, et où la boxe apparaît comme une nouvelle forme de canalisation de la violence. Joe comme le lecteur appréhendera la force du "cœur des hommes", lorsqu'ils travaillent de concert pour un projet commun en unissant leur volonté. Si l'on rit souvent dans Ashita no Joe grâces aux facéties des enfants des doyas, on y pleure aussi, de joie, de chagrin ou de désespoir. Les inquiétudes de Danpei envers Joe sont moins celles d'un maître face à son disciple que celles d'un père face à son fils. Les mutilations physiques et mentales de nos sportifs nous font réaliser que la boxe n'est pas qu'une partie de plaisir, qu'elle demande de lourds sacrifices pour des résultats non garantis. Et n'oublions pas la dangerosité des échanges de coups, pouvant entraîner de tragiques lésions, sinon la Mort. Le décès de l'un des personnages (dont nous vous tairons le nom, même si l'histoire est suffisamment connue pour que vous vous soyez sans déjà fait spoiler avant d'arriver jusqu'ici) aura d'ailleurs été à l'origine d'un fait unique dans l'histoire du manga : sous l'impulsion du poète Shuji Terayama, 700 lecteurs de la série se sont rendus devant le siège de la Kôdansha pour offrir des funérailles nationales à ce héros, preuve de l'attachement du public japonais pour ces combattants, vouant leur vie pour ce sport qui ne pardonne jamais.
  
Par toutes ses valeurs, Ashita no Joe s'est imposé comme l'un des piliers incontournable du manga moderne, et même comme l'une des plus grandes histoires de la littérature japonaise, tant ses héros empruntent aux plus grandes figures romanesques. Nous ne pouvons (hélas !) vous imposer de vous plonger dans cette fabuleuse aventure, mais si vous vous auto-estimez "fan de mangas", nous vous conseillons d'y jeter ne serait-ce qu'un coup d'œil pour ne pas passer à côté d'un pan entier de la culture de la bande dessinée japonaise. Ah, bien sur, il faudra aussi passer le cap graphique, ce qui n'est pas une mince affaire... Mais comme nous allons le voir, ce n'est pas non plus la mer à boire !


  
        
     

Ne vous fiez pas aux apparences !

   
 

Graphismes

 
Le style graphique d'Ashita no Joe est sans doute ce qui lui cause aujourd'hui le plus de tort. En effet, avec ses codes révolus, le dessin de Tetsuya Chiba peine hélas à séduire le lecteur moyen, habitué à une esthétique manga calibrée et formatée faisant la part belle à un trait fin et à des protagonistes propres sur eux. En 1968, les mangakas étaient encore dans le sillage de Tezuka, vers un style empruntant surtout à la caricature (les fondamentaux du "manga") et aux cartoons (l'école Disney qui a fortement inspiré le Dieu du Manga). Ainsi, si l'on écarte Joe, Yoko et quelques autres éphèbes à la physionomie "parfaite", tous les visages croqués par Chiba sont emplis de défauts, de gros nez, de mâchoires proéminentes, de coiffures bariolées,... Danpei Tange et la bande des joyeux enfants des Doyas en sont les exemples les plus flagrants. Le dessinateur préfère l'impact au réalisme, et n'hésite pas à exagérer certaines situations pour accentuer leur effet humoristique ou dramatique, selon les cas. Notons cependant que si les premiers volumes témoignent d'une certaine insouciance, le trait se fait plus dur de volume en volume, Chiba délaissant une signature shonen pour s'orienter doucement vers le gekiga, au fil de l'évolution de son héros.
 
Une fois la première appréhension franchie, on se surprendra souvent à apprécier le dessin de Chiba là où on ne l'attendait pas. Le dessinateur a un grand sens du détail, et s'il lui arrive de représenter très fidèlement certains décors, il nous captera surtout par la vie insufflé dans ses pages. Le mangaka aime en effet représenter les scènes de foule, présentant une multitude de visages, et leur offrant parfois la parole. La focale du narrateur prend différentes altitudes pour nous retranscrire les diverses ambiances de la saga, qu'il s'agisse de l'effervescence du quartier des doyas, des gesticulations "yé-yé" de certaines discothèques, de la pression de journalistes trop collants ou encore, bien sur, de la cacophonie durant les nombreux matchs de notre champion.
 
Ces affrontements, parlons-en justement ! Tetsuya Chiba a largement outrepassé son aversion pour le sang en offrant des combats d'une rare violence. Les coups sont représentés dans toute la force de leur impact avec de larges lignes de vitesse, tandis que les bras des boxeurs semblent s'allonger avec l'amplitude du geste. Les corps sont tuméfiés, rapidement couverts de bleus et d'écorchures, et le visage fin de Joe ne sera pas épargné par les blessures. Tout cela accentue la violence et la dangerosité de ce sport, rendant les adversaires bien fragiles et toujours proches du précipice. Le découpage de l'action est impeccable, mais le plus étonnant reste la capacité du dessinateur a nous faire ressentir la moiteur et la chaleur du ring, grâce à jeu d'ombrage très pertinent.
  


Au final, même si les premiers volumes accusent le poids des années, on finit par s'accommoder à ce style vieillot qui est indissociable de l'ambiance de la série. On s'étonnera même d'apprécier la pure beauté de certaines illustrations s'étendant sur une simple ou une double planche, pouvant présenter un portrait serré de notre protagoniste ou un plan large du monde qui l'entoure. Ce qui semblait un défaut devient un large atout, même s'il faudra faire le premier pas de nous-mêmes. Allez, laissez-vous tenter, ce n'est pas si difficile...
 
 
 
  
  

Édition

  
Ayant l'embarras du choix au vu de la multiplicité des éditions au Japon, Glénat a opté pour une version de 2006 en 13 volumes, comprenant chacun environ 360 pages. Nous sommes ainsi dans un format proche des volumes doubles, certes moins imposants que les ouvrages du label Sensei chez Kana, mais offrant une lecture conséquente. La pagination est d'ailleurs étudiée de telle manière que chaque volume nous narre souvent un épisode précis de la vie de Joe dans son entièreté, par exemple un match contre l'un de ses grands adversaires, de la préparation aux premières escarmouches jusqu'au match en lui-même. L'absence de chapitrage permet de ne pas hacher la narration, mais risque de dérouter les adeptes de pauses dans leur lecture. Le tout est entouré d'une nomenclature qui fera ensuite école dans la collection Vintage de l'éditeur : une couverture fine, sans rabats, recouverte d'un film protecteur fragile qui laisse apparaître la silhouette de Joe en quatrième de couverture, et une image encadrée par un fond noir uni. Glénat opte donc pour la sobriété et pour le "sérieux", rendant le volume peu attractif pour qui y jetterait un œil en librairie sans connaitre le mythe.
  

Ashita no Joe primé comme meilleur "seinen" aux Japan Expo Awards 2012.
Une preuve du malentendu du public français face à ce monument du "shonen" ?
  
    
Du côté de l'adaptation, le constat est globalement très appréciable malgré quelques coquilles éparses. Les traducteurs parviennent à retranscrire les niveaux de langage de l'époque, et ont été aidés de la fédération française de boxe pour les points plus techniques. L'ambiance locale est également appuyée par la conservation de différentes chansons populaires de l'époque, sans transposition vers des chansons populaires françaises. On regrettera en revanche l'adaptation partielle des onomatopées, dans la norme actuelle, qui nous empêchera de profiter au mieux de l'impact des coups de poings et des coups de gong. Glénat fut également mû par une volonté didactique avec de riches bonus à la fin des deux premiers volumes, mais l'initiative ne fut hélas pas poursuivie. En revanche, on appréciera que l'éditeur offre à Tetsuya Chiba l'opportunité de laisser un message aux lecteurs français à la toute fin du dernier volume, exprimant sa joie de voir cette œuvre phare enfin éditée dans la langue de Molière !
 
 

ASHITA NO JOE © Asao Takamori • Tetsuya Chiba / Kodansha Ltd.

Commentaires

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Gesicht

De Gesicht [834 Pts], le 30 Août 2016 à 02h18

18/20

J'ai lu ce manga le mois dernier. Franchement, j'ai pris une claque (c'est toujours mieux qu'un coup de poing de Joe) monumentale!
ça faisait longtemps que je n'avais pas lu une BD de ce niveau!

On a un sentiment d'immersion dans la face cachée du Japon de l'époque, à travers la vie de Joe, Danpei, les enfants etc... Tout un pan de la société présenté de façon réaliste et touchante.

Le thème de la boxe me parait presque secondaire par moments, le plus captivant pour moi étant la façon dont Joe et Danpei vont évoluer au fil de l'histoire. La conclusion du manga est remarquable, d'autant plus qu'elle devait sans doute inédite et audacieuse pour l'époque.

Bref, une oeuvre essentielle à posséder, à lire et à relire et à preter à vos meilleurs amis :)

Thot

De Thot [893 Pts], le 25 Janvier 2013 à 12h16

Je viens de finir le manga (l'intégrale en moins d'une semaine) et je suis scotché. 

On voit l'influence sur les mangas ultérieurs. On peut aussi faire le rapprochement avec les oeuvres de Hanazawa, Tatsumi, le réalisme social est incroyable de justesse, les combats sont magiques, les relations entre personnages des modèles du genre (le regard de Noriko p60 du tome 13, Danpei, Nishi, Rikiishi, Yoko...).

Les derniers volumes sont littéralement haletants, même si on sait depuis longtemps vers où l'on va, on ne peut s'empêcher de croire à autre chose.

Joe est un "héros" bien à part, clairement au panthéon des figures de la bande dessinée.

Merci pour ce dossier qui m'a prolongé mon bonheur.

tsubasadow

De tsubasadow [4300 Pts], le 17 Septembre 2012 à 19h35

18/20

Eh bien après cette longue lecture tu as réussi à me donner envie de me lancer dans cette histoire. J'ai été stupéfait de voir l'impact que ça a pu avoir chez les japonais c'est fou.

Je connaissais déjà l'oeuvre de nom seulement mais je m'étais jamais laisser tenter :s je vais me racheter de ce pas :)

Tianjun

De Tianjun [5044 Pts], le 13 Septembre 2012 à 12h28

Alehas> Des informations complémentaires jusqu'au bout, alors ! ;-)

Saik> J'en parle dans la troisième partie du dossier ^^""

Saik

De Saik [124 Pts], le 10 Septembre 2012 à 13h59

J'ai lu que cette serie avait eu un tel impact au Japon que certains evenements (no spoil) au cours du manga avaient carrement eu des repercutions au niveau national.

Alehas

De Alehas [93 Pts], le 03 Septembre 2012 à 23h59

20/20

"Si son nom n'est jamais explicité, le quartier dépeint dans la série correspond sans doute à celui de Sanya, à Tokyo, où l'on retrouve le "Pont des Larmes"



En effet dans la série animée, le quartier de "Sanya" est parfaitement mentionné par Joe.

Kamy

De Kamy [1 Pts], le 29 Août 2012 à 18h57

c'est bon pour demain alors !
Encore merci

Tianjun

De Tianjun [5044 Pts], le 27 Août 2012 à 09h05

Merci pour vos commentaires ! ^___^
Content de voir que certains ont apprécié mon intro et ma conclu : si certains visiteurs se contentent de lire ça, j'espère que ça aura été efficace ! ;-) Si j'aurais pu contribuer à faire découvrir la série à quelques-uns, ce sera déjà une belle victoire.
J'ai eu peur au début de la rédaction de ce dossier, mais finalement l'écriture a été plutôt facile. Le plus dur a été de restreindre mon fanboyisme ! 

Alehas

De Alehas [93 Pts], le 26 Août 2012 à 17h43

20/20

Plus ça va, moins je supporte la faible renomée de Ashita No Joe en France. Je pense qu'on ne peut pas se permettre de laisser un monument comme ça s'en sortir avec de si faibles ventes, surtout avec les efforts qui ont été fait pour nous permettre, enfin, de toucher à la serie.

Ce dossier m'aura filer des frissons, tellement l'ambiance du manga a pu être parfaitement retranscrite : une introduction du tonerre, une fin de dossier qui tape là où il faut pour pousser les personnes a franchir le pas.

Merci Tianjun pour ce dossier dejà culte sur ce manga de legende qui aura su me faire trembler comme jamais une œuvre aurait pu le faire.

 

Et merci de m'avoir cité, je suis bien content d'avoir pu participer indirectement à cet excellent dossier : D

 

dkrevenge

De dkrevenge [2696 Pts], le 23 Août 2012 à 10h57

18/20

que dire "Indispensable !!" ne vous arrêtez pas à l'aspect un peu "vieillot", lancez vous et vous le regreterez pas

otaku38

De otaku38 [281 Pts], le 22 Août 2012 à 07h18

20/20

Bravo pour le dossier !! superbe !!

C'est quand même triste que nous avons eu une edition seulement en 2009 !! pour un manga culte qui date de 1968 !

Pour ceux qui hésite encore dites vous bien que j'etais pas tres chaud pour lire 12 T d'un manga de 1968 sur la boxe ! et pourtant maintenant  il reste pour moi le meilleur manga que j'ai lu, un chef d'oeuvre !!

morigena

De morigena [1031 Pts], le 18 Août 2012 à 20h28

18/20

Le dossier me donne vraiment envie d'acheter les mangas :)

monkeyDgero

De monkeyDgero [117 Pts], le 18 Août 2012 à 12h48

20/20

Merci pour ce dossier qui rend justice à ce monument du manga !

Komatsu93

De Komatsu93, le 18 Août 2012 à 09h03

19/20

Super dossier sur une superbe série. 

Ashita no Joe est juste une perle du manga! A lire et relire !

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