Dossier manga - Syndrome 1866
Lecteurs
17.50/20

Une œuvre intemporelle

 
 

Miroku, miroir d'une jeunesse désabusée

 
Comme nous l'avons vu précédemment, le portrait de Raskolnikov dépeint par Dostoïevski, à savoir un ancien étudiant fauché, solitaire et vivant prostré chez lui, constitue une passerelle suffisamment large vers le modèle contemporain japonais des hikikomoris. Cette pathologie sociale, touchant plus de 200 000 personnes au Japon, traduit la fracture d'une jeunesse vivant recluse chez elle, se refusant à toute forme de communication, d'activités extérieures, et donc de vie active et d'avenir. Si l'on a trop souvent tendance à rapprocher ces inactifs des "otakus" (au sens premier, péjoratif, tel qu'il est employé au Japon), ce phénomène très large trouve ses explications dans différentes causes : problèmes familiaux, troubles sociaux, pression sociale,... On retrouve dans notre héros, Miroku, un peu de tout cela : élève brillant, il représenta l'espoir des siens, surtout lorsque le cocon familial implosa avec le décès de son père, dans des conditions douteuses et déshonorantes. Le jeune homme comprit vite que son père n'était pour lui qu'un "raté", et a cherché à s'éloigner de ce lourd héritage. La pression de la réussite ont poussé l'étudiant à un complexe de supériorité, se sentant plus intelligent que ses camarades. Mais, plutôt que de continuer à progresser dans la société, Miroku a préféré regarder cette dernière à la loupe. Méprisant ses semblables, Miroku a peu à peu relativisé sa véritable place, le sens de ses actes et la vacuité de l'existence humaine. Refusant de nouer des liens avec les autres, il s'est forgé une épaisse carapace qui fut le premier signe de sa profonde solitude. Petit à petit, il s'est détaché du monde jusqu'à devenir un fantôme, lui qui aspirait justement à devenir quelqu'un de grand. Son idéalisme d'hier s'est tu pour laisser place à des idées plus sombres, plus morose. Ce monde-là méritait-il qu'il fasse des efforts pour lui ?
  
Malgré cette lente décrépitude, deux évènements auront façonné la destinée de Miroku pour qu'il décide de devenir "quelqu'un". Le premier est sa rencontre avec Kai Sudo, quelques années avant le début de l'histoire. Subissant alors le flot de la société et du chemin des études sans se reconnaitre dans ce modèle de vie, Miroku fut profondément dérouté par la manière qu'avait Sudo de n'en faire qu'à sa tête, au fi de toute morale. Le salaryman lui fit également découvrir un monde obscur sans aucune règle établie sinon celle du plus fort. Mais surtout, c'est l'ultime acte de rébellion de Sudo qui fit comprendre à Miroku que tout homme a le pouvoir de façonner lui-même sa destinée. Bien sur, devant le caractère criminel de ses actes l'étudiant s'est refusé à suivre ce modèle et est retourné vers une vie plus calme. Cependant, Sudo a réveillé un véritable instinct qui ne prendra sens que bien plus tard. Pour cela, il faudra attendre un second coup de tonnerre : l'annonce des fiançailles de sa sœur dans un mariage de pur profit, afin que cette dernière puisse envoyer à son frère d'avantage d'argent pour qu'il continue à vivre. Alors qu'il s'était persuadé de couper tout lien avec le monde extérieur, Miroku réalisa que sa famille avait encore une certaine importance pour lui. Mais surtout, pour lui qui se sent si supérieur dans sa compréhension de la société, il fut blessé dans son orgueil à l'idée de devenir un poids pour ses proches, un être "faible" selon sa conception des Hommes. C'est à ce moment-là que naquit la pensée de sortir enfin de son mutisme, en s'érigeant à la place qui lui était dû. Ainsi a-t-il peu à peu navigué vers les rivages de la criminalité...
   
A l'instar de son modèle, Miroku est un protagoniste empli de contradictions. Tantôt, il fera preuve d'une détermination sans faille, tantôt il se ravisera devant le caractère illicite de ses futures actions. Malgré ses airs supérieurs, il est souvent confronté aux limites de sa propre nature, de sa propre faiblesse. Et comme tout ne se passe pas comme prévu, l'ancien étudiant devenu criminel relativisera les nombreuses failles de son plan, plongeant alors dans une profonde et désarmante paranoïa. Après le meurtre, s'ensuit une longue période où on le voit plonger dans une forme de folie, se sentant constamment observé, traqué, ruminant la fragilité de sa couverture... Enfin, plus tard, alors que l'orage semble passé, Miroku se retrouvera enfin seul face à ces crimes, qu'il ne pourra pas lui-même totalement justifier. Le jeune homme est alors poursuivi par sa propre conscience, et s'il cherche à se persuader à plusieurs reprises du bien-fondé de ses actes, sa propre nature le ramènera une nouvelle fois vers de lourds remords. Paradoxalement, alors que la gravité de ses actes devrait le mener à s'enfermer encore plus dans le mutisme, Miroku exprimera peu à peu le besoin de connaître l'avis des autres, et de se confier pour se libérer d'une partie de son fardeau. Mais pour cela, il faudra encore passer le cap de la confession....
   
Les sentiments multiples et divergents de Miroku nous font ressentir une très grande empathie pour lui, bien loin des héros impersonnels et prétentieux des "shonens psychologiques" popularisés par Death Note. Miroku, ça aurait pu être moi, toi, lui, le voisin d'à côté qu'on ne voit jamais. Il aura suffi de quelques grains de sables pour que certaines théories, destinées à ne pas dépasser le stade de la réflexion philosophique ou romancée sur papier, soit mise en application dans un coup de folie. Bien sur, il faut garder à l'esprit l'aspect romanesque hérité de l'œuvre originale : Naoyuki Ochiai ne veut pas nous mettre en garde sur l'existence de nombreux Miroku en sommeil, même si certains faits divers bousculant la société nous rappellent malheureusement que ce genre de caractères peuvent s'affirmer. Cependant, le mangaka nous offre, par le prisme de son héros, une vision intriguante d'une jeunesse qui a bien du mal à s'identifier dans un modèle de société révolu par certains aspects. Car si les actes de Miroku sont inqualifiables, le jeune homme n'en est pas arrivé là par hasard.
   
 
   
  
           

Une société à la dérive

 
En effet, si Miroku en est venu à se salir les mains, c'est après avoir observé, dans sa grande étude sociétale, les nombreuses bassesses vers lesquelles l'Homme pouvait aller, avec des actes parfois aussi tragiques que le meurtre dont il sera l'auteur, sinon plus. La plus grande d'entre toutes reste évidemment la guerre, qui a nourri l'Histoire du sang de nombreuses civilisations. Si Raskolnikov avait Napoléon comme modèle militaire, Miroku n'aura qu'à allumer sa télévision pour découvrir des arguments justifiant maladroitement les conflits armés : "L'apport de la liberté et de la démocratie dans les pays en crise ne justifient-ils pas tout le sang versé ? ". N'oublions pas non plus la sentence fatale de la peine de mort, qui a encore cours dans de grands pays développés comme les Etats-Unis ou le Japon. S'il existe tant de justifications possibles pour ôter la vie d'une personne, Miroku pense agir dans son bon droit et même dans le "Bien" de la société en s'en prenant à Hikaru Baba, même si dans les faits, tout n'est pas si manichéen. Cependant, le portrait de la jeune proxénète est poussée dans un tel niveau de cruauté, en s'additionnant avec le positionnement de victime de Risa, que l'on comprend ce qui pourra pousser le jeune étudiant à sortir de sa réserve habituelle.
   
Même si Syndrome 1866 est avant tout une œuvre de fiction, et que le récit reste fidèle au canevas des grands évènements du roman, Naoyuki Ochiai évoque de nombreuses thématiques ayant bien cours dans notre société. Bien sur, la notion dramatique de l'histoire et l'univers dans lequel s'enfonce notre héros poussent l'auteur à présenter une description très noire de la vie dans la capitale nipponne et, dans la réalité, tout n'est pas si désespéré. Pourtant, on retrouvera différents problèmes traités avec un réalisme pertinent, renforçant la crédibilité des tourments que ressentent les protagonistes. Ainsi, outre le phénomène des hikikomoris précédemment évoqué, il sera question de l'ijime, ces brimades scolaires entrainant ses victimes dans une persécution constante et progressive, jusqu'à anéantir tout espoir de salut. On retrouvera également une critique du modèle professionnel japonais, respectueux de la valeur du travail et par le carriérisme, apportant toujours plus de pressions aux employés et aux étudiants pour qu'il puisse s'intégrer dans ce canevas. Il sera également question de la perte des repères familiaux, de la fin de la figure autoritaire et paternalistes des adultes face à une jeunesse de moins en moins docile. Cela se ressentira notamment lorsqu'on verra le professeur Kikuo Ameya subissant le chantage organisé par ses propres élèves. Enfin, le lecteur s'en ira vers une vision plus ou moins fantasmé des bas-quartiers de la ville, de la corruption entrainée par les yakuzas, des différents réseaux de prostituions, des trafics de vidéos pornographiques illégales, de drogue,.... offrant un modèle de vie plus libre, mais bien plus dangereux et anarchique. On comprendra alors d'avantage comment Miroku surnage entre ces deux visions de la société, la tête à la surface d'un modèle de vie dont il observe les défauts, et le corps prêt à sombrer dans les abysses d'une vie hors de tout contrôle et de toutes limites, sinon celles de sa propre conscience...
          
         

TSUMI TO BATSU © 2007 byNaoyuki Ochiai / FUTABASHA PUBLISHERS LTD., Tokyo

Commentaires

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melliw

De melliw [826 Pts], le 27 Avril 2012 à 14h48

17/20

très bon dossier qui m'a convaicu. l'oeuvre me faisait de l'oeil depuis un moment,je vais m'y mettre!

dkrevenge

De dkrevenge [2696 Pts], le 12 Avril 2012 à 10h59

18/20

très bon dossier, pour une série très interessante (pas évident à lire)

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