L'agonie de l'esprit chevaleresque
Si Hawkwood narre l'émergence d'un esprit mercenaire dans la guerre, il offre tout autant une vision de l'inévitable chute du vieillissant esprit chevaleresque.
L'esprit de chevalerie est sans nul doute véhiculé en premier lieu à travers un personnage : le prince Edouard, qui reste fidèle à ces valeurs. On assiste alors à l'opposition de valeurs entre un prince fidèle aux principes de la chevalerie et qui considère que les trahir est signe de lâcheté, et un mercenaire qui n'a que faire de ces beaux principes dépassés, Hawkwood. Mais au fil de la série, le prince risque fort voir ses nobles principes s'ébranler, face à d'autres combattants employant de tout autres moyens, qu'ils soient alliés ou ennemis...
Il y a le cas d'Otto Doria : La stratégie qu'il met en place à un certain moment de la série est aussi sournoise qu'intéressante, tant elle souligne plus que jamais la chute des principes de chevalerie, allant même jusqu'à remettre en cause les raisons pour lesquelles les nobles ont mis en place cet esprit chevaleresque.
Il y a aussi le cas de Richard Perrier : Un homme qui, sous ses allures qui semblent plus chevaleresques que chez aucun autre, n'hésite pourtant pas à piétiner autant les ennemis que ses hommes.
A travers des cas de ce type, on sent de plus en plus que le fameux esprit chevaleresque agonise à petit feu face à des combattants amenant une nouvelle forme de guerre. Une guerre moins digne, plus sournoise, peut-être également plus stratégique, mais surtout plus sale...

Et ce qui concrétise plus que tout cette chute de la chevalerie est à chercher dans la vallée de la Somme, lorsque la plaine de Crécy s'apprête à accueillir la plus célèbre bataille des débuts de la guerre de Cent Ans. Le 26 août 1346, l'armée anglaise du roi Edouard III fait halte sur ces terres, qu'il juge parfaites pour affronter dans un esprit chevaleresque les troupes françaises du roi Philippe VI de Valois... Dans un esprit chevaleresque, vraiment ?
Alors que le roi Philippe souhaite entamer la bataille le lendemain, car il n'est pas encore sur place, la promesse d'un conflit direct entre les deux souverains prend une tournure inattendue pour l'ensemble du camp français ainsi que pour une partie de l'armée anglaise. Et Hawkwood lui-même, en étant désigné émissaire par le roi Edouard en personne pour le classique échange de présent chevaleresque, ne peut deviner les véritables intentions tactiques du souverain anglais... Une bataille vouée à bafouer toutes les règles préétablies, suite au choix d'un personnage en particulier.
En effet, le roi anglais Edouard III acquiert toute son importance dans les deux derniers tomes de la série. Ce barbu qui en impose sévère y est à l'origine de choix tactiques qui vont surprendre bon nombre de combattants. Le mangaka Tommy Ohtsuka et son personnage souverain se plaisent à exploiter avec talent et sournoiserie une nouvelle arme de l'époque, le canon, et à oser une utilisation des armes de jet impensable à cette époque où la chevalerie était maîtresse. Et ces tactiques, aussi simples que redoutable face à un ennemi qui ne s'attendait forcément pas à cela à cause de ses valeurs de chevaliers, montrent peut-être mieux que jamais la chute d'un esprit chevaleresque qui semble ne plus pouvoir rien faire face à de nouvelle façon de mener la guerre, plus sales, plus fourbes.
Et ce sont bien les enjeux autour de la possible fin de l'esprit de chevalerie et de la possible arrivée du règne des mercenaires qui captent le plus l'attention dans le final de l'oeuvre. Cet aspect est au coeur de la série depuis ses débuts, et sur ce plan-là Tommy Ohtsuka ne se rate pas du tout, essentiellement grâce à trois figures, le "prince noir" Edouard, Hawkwood, et le Roi anglais. Ainsi, ce dernier confronte son fils (qui se sent un peu trahi par son père qui bafoue l'esprit chevaleresque auquel il croit toujours) à sa propre vision de l'esprit chevaleresque, cet esprit que le jeune prince tient tant en estime. Pourquoi les chevaliers se battent-ils ? Pour que la victoire distingue le juste du pécheur, le bon du mauvais, et seul Dieu décide alors de l'issue du combat. Mais dans ce cas, comment le prince pourrait-il expliquer ce qui est en train de se dérouler dans la plaine de Crécy, où l'adversaire français est en train de se faire laminer par les traits anglais et donc par des stratégies jugées lâches ?
Pendant que le prince noir voit ses plus fortes convictions brisées, l'ère des mercenaires est-elle venue, comme l'aimerait Hawkwood ? En réalité, les choses sont encore un peu plus complexes que cela, grâce à un personnage : le Roi Edouard, encore lui, qu'Ohtsuka exploite vraiment intelligemment. Quelles sont ses stratégies exactes, où ce monarque semble ne rien avoir à faire de son honneur de chevalier ? Ses décisions finales, concernant les récompenses attribuées aux chevaliers d'un côté et aux mercenaires de l'autre, en disent long sur son sens tactique. Tandis que les mercenaires peuvent avoir ce qui compte pour eux, c'est aussi le cas de la chevalerie... mais est-ce bien le cas ?
Le prince noir constatera alors de ses propres yeux que si l'esprit de chevalerie existe encore en apparence, son honneur est déjà mort.

Mine de rien, l'esprit de chevalerie en prend pour son grade dans la série, et cela change grandement de bon nombre de titres médiévaux mettant souvent à l'honneur ce fameux esprit chevaleresque, et il faut bien avouer que ça a quelque chose d'assez jouissif de voir une vision moins jolie de la guerre à l'époque.
"La justice est du côté des vainqueurs !"
Le style d'Ohtsuka
Dans un premier temps, sur le tome 1, Tommy Ohtsuka offre un coup de crayon qui, bien que fluide dans les moments d'action et jamais vide, souffre d'un aspect un peu trop propre : pas d'atmosphère vraiment crade, pas d'ambiance de guerre qui prend aux tripes, pas vraiment de sang ou de vraie violence... Pour un manga de mercenaires en pleine guerre du Moyen-Âge, ça ferait presque un peu bizarre. Mais le problème vient surtout, au départ, du manque de charisme des principaux personnages sur le plan physique, à commencer par celui de Hawkwood qui a une dégaine somme toute banale, voire passe-partout, malgré son expression faciale plutôt neutre assez réussie.

Heureusement, après quelques tâtonnements, le dessinateur trouve ses marques, et il est de bon ton de souligner, dès le deuxième volume, l'aspect beaucoup plus prenant des batailles qui nous sont proposées, et qui exposent efficacement les avancées et stratégies adoptées, ainsi que les effusions d'hémoglobine qui sont plus présentes. On reprochait au premier tome d'être un peu trop propre, mais ensuite c'est un petit peu moins le cas, et le récit ne fait qu'y gagner en crédibilité, même s'il ne faut pas non plus s'attendre à de l'ultra gore. Tommy Ohtsuka trouve un bon équilibre. De même, son trait épais et incisif peaufine un peu mieux le design des principales figures, et les planches se veulent très dynamiques en jouant essentiellement sur des cases de taille petite à moyenne (les pleines pages sont très rares, par exemple) où se débattent des guerriers que l'on voit la plupart du temps en plans rapprochés. De ce fait, les décors, eux, sont plutôt rares (un héritage de la carrière d'Ohtsuka dans le comics ?), mais restent présents quand nécessaire et sont dans ces cas-là assez réalistes, à l'image du château de Vincennes par exemple.
Du côté de la narration, malgré quelques transitions abruptes, Ohtsuka reste très maître de sa construction scénaristique autour de plusieurs axes menés parallèlement. Cela avance doucement, on n'est jamais perdus, et les enjeux qui se dessinent le sont clairement en se faisant de plus en plus passionnants.
On appréciera également les quelques scènes où l'auteur alterne les enjeux guerriers à des scènes d'interactions renforçant l'immersion (beuverie, discussions entre soldats...).

© Tommy OHTSUKA / KADOKAWA CORPORATION