Romance rose et drame shakespearien
Outre les idées, il y a aussi la forme du récit. Deep Scar s'apparente à une comédie sentimentale ancrée dans une époque contemporaine très typée occidentale. C'est d'ailleurs l'un des points amusants de la série sur ses débuts puisque le quotidien des personnages s'éloigne de ce qu'on connait dans les tranches de vie nippones qui présentent leurs propres cadres et mœurs. Rossella Sergi a tenu à transcrire ses propres expériences de vie, plus qu'insuffler à son œuvre une aura japonisante. Parler de ce qu'on connait semble être le choix le plus pertinent en tant qu'auteur, pour ne pas faire fausse route, et c'est sur ce plan qu'est présenté un certain aspect de la série. Dès lors, les rapports entre personnages se font moins codifiés et plus insouciants. Ces derniers, en bons étudiants européens, fréquentent ponctuellement des soirées en appartement, ce qui paraît presque impensable dans une œuvre japonaise. L'occasion pour Sofia et ses proches de boire et de finir ivres au point de savourer d'authentiques gueules de bois au réveil. Deep Scar présente un rapport à la jeunesse particulièrement parlant pour le lectorat français qui, rappelons-le, est le pays pour lequel la série a été créée. La façon de faire est amusante car elle présente un paradoxe : Elle nous place en terrain connu par rapport à notre façon de vivre ou d'avoir vécu, mais dépayse tant ces images ne sont que peu présentes dans les titres japonais, car parfois en décalage avec la culture nippone, ou du moins avec sa représentation dans les mangas que nous avons l'habitude de lire.
Dans l’œuvre, ou au moins dans ses deux premiers opus, on sent l'intention d'une autrice cherchant à narrer une histoire romantique. Un démarche assumée, Rossella Sergi étant friande de tranches de vie romancées, tandis certaines spécialistes des histoires amoureuses shôjo telles que Io Sakisaka et Ai Minase figurent parmi ses artistes préférées. Alors, le quotidien nouveau de Sofia est l'occasion de planter deux dimensions amoureuses distinctes. Il y a d'une part sa relation forte avec Luca, le "gendre idéal" car sage et propre sur lui en permanence, et de l'autre ce rapport très ambigu qui se développe avec Lorenzo, beau ténébreux qui se décrit lui même comme « n'étant pas un gentil ». On trouve ici un archétype de la romance ado/young assez évident, l'héroïne étant alors partagée entre deux figures masculines bien différentes, mais chacune ayant son charme. L'autrice répond d'ailleurs à ce façonnement par son dessin aux traits fins et précis, mettant en place deux beaux garçons qui s'opposent aussi par leurs physiques, Luca étant blond et plus chétif là où Lorenzo incarne le brun un peu plus costaud et imposant. On pourrait dire que cette esthétique, visuelle comme d'ambiance, est un choix très cliché, ce qui pourrait créer la crainte d'un récit tout aussi codifié. Mais l'autrice a une écriture bien habile, aussi cette façade idyllique et le classicisme du triangle amoureux se voit bousculé par l'autre dimension émotionnelle du récit, plus violente et percutante.

Car plus qu'une histoire d'amour gentillette, c'est presque le drame shakespearien qu'on retiendra de Deep Scar, au terme de la lecture. Si le premier (et éventuellement le second) tome pose des bases propres et sereines, malgré des déboires déjà forts, les deux derniers volets plantent une dimension totalement différente du scénario. Il n'est clairement plus question d'un triangle gentillet mais d'un récit dramatique dans lequel les choix sentimentaux de l'héroïne s'opposent aux impératifs de ses parents toxiques au possible. C'est d'ailleurs un aspect que nous avions volontairement occulté jusqu'à présent pour l'aborder ici, le manga met à l'honneur ce rapport que peuvent avoir certains enfants à leurs géniteurs, mauvais dans ce qu'ils imposent à leurs petites têtes blondes. L'émancipation revêt alors un rôle salvateur pour le bien être du personnage principal, Sofia. C'est une idée de drame sociale qui vient parfaitement faire écho à la dimension sentimentale du récit, en permanente évolution. Plus que de choisir un prétendant et de savoir si, oui ou non, l'héroïne est tombée sous le charme du beau Lorenzo, le scénario s'intéresse davantage à la chute qu'a connu l'héroïne tout le long de sa vie, et de quelle manière l'éducation beaucoup trop rigide de ses parents a bousculé son existence. Lorenzo ne devient plus un simple intérêt amoureux mais une clé du scénario, et un antagoniste du point de vue des parents de Sofia. L’œuvre fait alors le choix de l'amour rendu impossible à cause d'une relation désavouée par l'autorité parentale. L'ambiance plutôt paisible, ou du moins ordinaire dans ses quelques dilemmes de cœur, prend une tournure beaucoup plus brusque et sombre. Elle paraît moins vraisemblable dans le sens où croiser de tels cas de figure semble de l'ordre de l'impossible, un excès dramatique là aussi voulu tant l'autrice assume à chaque fois des choix très théâtraux, la portée métaphorique du tatouage de Lorenzo en étant une preuve.
A ceci s'ajoute un fort côté suspense qui monte crescendo au fil de l’œuvre. Dès le départ, nous comprenons que quelques éléments doivent nous être dévoilés pour comprendre toute la teneur de l'histoire. Ça ne fait aucun doute, et il faudra s'armer de patience pour découvrir la vérité derrière le comportement de Lorenzo. Le second tome vient confirmer que des enjeux plus forts que ce qu'on soupçonnait au départ sont bien présents. Le troisième apporte un grand début d'éclaircissement sur tous ses mystères, tandis que le quatrième et dernier amène les dernières pièces du puzzle tout en affirmant les choix de Sofia, une fois l'énigme résolue. On pourrait dire que Deep Scar est un thriller sentimental dans sa manière de dépeindre son histoire et ses facettes les plus sombres. En filigrane, on retrouve aussi l'idée d'une jeunesse dont les adultes se sont joués, une idée passionnante mais terriblement pessimiste, d'autant plus que la conclusion ne prend pas totalement le temps de présenter l'expiation des fautes parentales. La série de Rossella Sergi a indéniablement une écriture plus riche que ce que nous pensions à la lecture du premier tome. Bien que grandiloquente et hautement dramatique, l'intrigue dévoile de bonnes idées thématiques en plus de profiter d'une bonne construction. Deep Scar sera donc un manga à lire deux fois : Une première pour découvrir l'histoire et ses clés de scénario, et une seconde pour apprécier pleinement les rapports entre personnages, et ainsi mieux les comprendre.
DEEP SCAR © 2018 ROSSELLA SERGI / EDITIONS H2T