Daisy - Lycéennes à Fukushima - Actualité manga
Dossier manga - Daisy - Lycéennes à Fukushima
Lecteurs
19/20

L'horreur du nucléaire, de 1945 à nos jours, dans le manga


On peut dire sans trop se risquer que le rapport du Japon avec le nucléaire est délicat : n'oublions pas qu'il reste le seul pays a avoir subi l'horreur de la bombe atomique... et que ce drame a complètement métamorphosé le pays durant les décennies suivantes. Je ne me risquerai pas à tenter un « cours » détaillé, le modeste employé de Manga-news que je suis estime qu'il ne s'y connaît pas suffisamment sur ce terrain historique, et de toute façon il faudrait des livres complets pour aborder le sujet de façon vraiment consistante, et il ne s'agit pas de l'enjeu de ce dossier.

Ici, contentons-nous donc de souligner par quelques exemples tout l'impact qu'a pu avoir ce drame de 1945 sur la culture populaire japonaise qui a suivi. Témoin de son époque, celle-ci a évidemment été nourrie sur tous les supports culturels par ce drame. On peut par exemple penser aux films de monstres géants naissant des radiations. Mais intéressons-nous essentiellement au manga, où nombre d'auteurs, à chaque décennie, ont été influencés plus ou moins directement par le drame de Hiroshima et Nagasaki. Certains auteurs comme Fumiyo Kôno, certaines oeuvres comme Gen d'Hiroshima, ont largement développé les conséquences du drame sur la population sur des tonalités différentes. Nombre de titres, comme Devilman ou Inugami, l'abordent en filigranes pour nourrir leur œuvre. Un récit comme Global Garden s'est nourri de la menace du nucléaire pour développer une poétique et fantastiques fresque écologiste... On pourrait citer ainsi de très, très nombreux exemples.

Ces dernières années, toutefois, on pouvait déplorer une certaine baisse des récits fortement engagés de ce type, mais le drame de Fukushima n'a pas manqué de réveiller les ardeurs.

Cela fait maintenant cinq ans que les catastrophes du 11 mars 2011 et de Fukushima ont eu lieu, laissant un souvenir qui reste forcément fort... ainsi que de nombreux problèmes qui sont très loin d'être réglés. Dans le domaine du manga, cela a donné lieu, ces cinq dernières années, à nombre de récits ayant abordé le drame sous différentes coutures ou ayant été simplement, inconsciemment et naturellement influencés par la tragédie. Récemment, Minetarô Mochizuki n'a pas caché que le drame a marqué sa volonté d'aborder la thématique de la reconstruction dans Chiisakobé, et il n'est pas le seul dans ce cas. Dans les œuvres abordant le sujet de façon plus directe, on se rappelle du recueil collectif Japon, 1 an après qui rendait hommage aux victimes, ou au one-shot Les cerisiers fleurissent malgré tout. Un auteur comme Boichi a pris le problème en parallèle en tentant, dans H.E, de développer différentes idées pour remplacer le nucléaire, tandis que Tetsu Kariya, osant aborder le problème de front dans son manga Oishinbo (inédit en France), a été poussé à stopper temporairement sa série en mai 2014, preuve que le tabou est malheureusement toujours vivace. En ce début d'année 2016, Kana nous propose de découvrir un témoignage au sein même des employés de la centrale avec Au cœur de Fukushima. Et bien sûr, en peu de temps d'existence, Akata a déjà apporté trois grands récits sur le drame dans chacun des trois grands genres : un shôjo offrant un témoignage riche et immersif avec Daisy, un shônen présentant les prises de conscience d'un bénévole avec le one-shot Je reviendrai vous voir, et un seinen documentaire en forme de grosse gueulante argumentée avec Colère nucléaire.

En cinq ans, les mangas abordant le drame sont vite devenus de plus en plus nombreux, abordant le problème sous divers angles et s'immisçant dans tous les grands genres... et ce n'est sans aucun doute pas fini ! Gageons que ce média, apte à véhiculer si aisément les portraits de société, n'en est encore qu'à ses débuts avec le problème Fukushima.





Le drame, depuis ses terres...


Et donc, dans ces différents mangas abordant le drame, il y a Daisy – Lycéennes à Fukushima, sans doute le premier shôjo post-Fukushima, au fil duquel Reiko Momochi, évitant la censure, brise la loi du silence en abordant le problème Fukushima de l'intérieur, du point de vue des habitants de la région sinistrée, ceux qui restent les premières victimes du drame.

Et les problèmes que l'autrice aborde au fil des pages sont nombreux, très nombreux.

"Depuis 28 ans que je fais pousser du riz... je ne pensais pas qu'un jour... on me traiterait d'assassin. »

Quand on en arrive à voir un homme innocent, en l'occurrence le père de Mayu, honnête agriculteur depuis le début de sa vie d'adulte, sortir une telle réplique, être confronté à de telles insultes injustes, on comprend très vite que la situation humaine et le regard porté sur les habitants de la zone sinistrée est terrible.

Même si le riz cultivé sur les terres de Fukushima passe les contrôles sans problèmes, la défiance est partout. Et en plus des habitants qui partent vivre ailleurs, les visites ne se font plus dans la région, au risque de faire disparaître les petits commerces comme les auberges.

Il y a beau y avoir des signes de soutien de l'extérieur, il y a également autant de réactions virulentes et dédaigneuses, comme celle que connaîtra la famille de Mayu, ou la cruelle désillusion amoureuse de Moé.

Ils ont beau vouloir simplement reprendre une vie normale, les jeunes filles et autres habitants de Fukushima sont constamment tourmentés, obligés de se demander si le gouvernement ne leur ment pas, si leur terre est réellement encore habitable, si le périmètre de sécurité autour de la centrale est vraiment fiable, si les dirigeants du pays leur viendront réellement en aide autrement que par le biais d'une aide financière quasiment symbolique...

Ils doivent faire face au regard des autres et aux préjugés sur leur contamination par les radiations,  doivent affronter tant bien que mal les épreuves mises sur leur chemin par la catastrophe mais aussi par leurs pairs, parfois hypocrites. Et cela a forcément un impact sur leur entourage, et sur eux-mêmes. Les tourments sont toujours plus profonds, les faillites menacent, les familles se déchirent parfois sans savoir quoi faire, les incertitudes sur les choix d'avenir se font plus fortes...

Les préjugés sur la santé de leurs terres et sur leur propre santé, les espoirs déçus de recevoir de vraies aides qui ne viennent que très rarement, le sentiment de se faire pigeonner par le gouvernement qui leur ment, les craintes envers l'avenir... En deux tomes, c'est tout cela que Reiko Momochi met en exergue, soulignant autant les méfaits du nucléaire que l'aspect très critiquable des hautes instances du pays et, surtout, les tourments profondément humains de ces nombreuses victimes ayant vu leur vie basculer dans l'impuissance.





... via les yeux de ses héroïnes


Et l'essentiel, Momochi le véhicule à travers le plus pur des regards, le regard de celles qui sont censées être l'avenir du pays et qui se voient soudainement bafouées.

Daisy nous plonge donc dans le quotidien de quatre adolescentes qui, à l'aube de leur vie d'adulte, ont vu leurs certitudes et leur insouciance balayées. Mais elles sont ensemble, toutes les quatre, ont le désir de repartir de l'avant... mais une vie normale est-elle encore possible pour elles ? Désormais, elles doivent constamment se confronter à des problèmes les replongeant dans la détresse.

Après avoir suivi ses parents jusqu'à Tokyo pour y subir les craintes de contamination d'un petit ami qui l'a plaquée, Moé a voulu mettre fin à ses jours et a fini par quitter la ville.
Ne supportant plus de voir son père, riziculteur amoureux de son travail, bafoué par la baisse de ventes et par les insultes de personnes l'accusant d'être un assassin en vendant du riz peut-être contaminé par la radioactivité, Mayu a pris une décision forte, renonçant à ses rêves tokyoïtes pour reprendre l'affaire familiale et soutenir sa famille.
Quant à Ayaka, ses parents aubergistes sont proches de devoir fermer boutique, plus aucun touriste ne venant dans la région. La situation de sa famille s'est sérieusement dégradée, le divorce n'est pas loin, et l'adolescente devra choisir entre suivre son père ou aller avec sa mère, quitter Fukushima et ses amies ou rester.
Et Fumi, dans tout ça ? Pendant que ses amies se confrontent à ces problèmes, elle reste bloquée, ne sachant que faire face à l'avenir qui s'annonce.

Rupture amoureuse, suicide, dénigrement, préjugés, explosion familiale, faillite, incertitude sur le futur, séparation forcée, choix d'avenir limités... A travers 4 jeunes héroïnes, la mangaka parvient à condenser tous ces problèmes qui ont frappé tant d'habitants de la région de Fukushima. Et il ne s'agit là que des premiers tourments les frappant directement, car bien d'autres choses continuent de se dérouler sous leurs yeux au fil des mois.

Le temps continue de passer, et les adolescentes de Daisy poursuivent leur évolution, tentant de se reconstruire des rêves d'avenir. Au jour le jour, elles observent le quotidien brisé de la vie à Fukushima dont elles font partie. Après les problèmes familiaux, les préjugés, les insultes ou les doutes personnels, Reiko Momochi, se basant sur les témoignages recueillis, continue de portraire les nombreux problèmes enclenchés par la catastrophe. Au lycée, les filles font la connaissance d'Inoué, un élève "satellite", un réfugié qui vivait dans la zone sinistrée proche de la centrale avant d'être redirigé dans ce nouvel établissement scolaire, se retrouvant par la même occasion séparé de ses amis, et de ses parents qui ont trouvé un travail ailleurs. Pas loin de chez elles, elles découvrent l'existence d'un camp de réfugiés de 400 personnes vivant comme elles le peuvent dans les logements de fortune qui leur ont été offerts. Et les jeunes filles ne peuvent qu'observer, en y apportant un peu de lumière comme elles le peuvent, ce quotidien précaire où tous tentent de survivre courageusement et avec l'entraide, sans jamais montrer leur douleur pour ne pas plomber le grand groupe. Certains, comme le vieux Kûma qui a dû se séparer de sa femme à la santé fragile, affichent encore l'espoir de pouvoir un jour retourner chez eux, là où ils ont toujours été, là où est leur place. Mais les rêves les plus forts peuvent parfois cacher le plus terrible des malaises, surtout quand rien n'est fait par les dirigeants pour faire changer les choses et rassurer la population...

La grande force de Reiko Momochi dans la série, c'est de présenter l'essentiel à travers le regard de ces jeunes filles. Elles souffrent, mais constatent que leurs parents, leurs amis, les inconnus, tous les habitants, souffrent eux aussi, et c'est principalement via leurs yeux et leurs pensées que l'on constate tout cela. Forcément, c'est absolument parfait pour interpeller les plus jeunes, les adolescents, la cible première de la mangaka, ceux qui feront le monde de demain. C'est précisément ce qui fait sans doute de l'oeuvre un indispensable dans des lieux culturels pour jeunes comme les CDI.
  
  
  


© Reiko Momochi, Teruhiro Kobayashi, Darai Kusanagi, Tomoji Nobuta / Kodansha Ltd.

Commentaires

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Theranlove2

De Theranlove2 [4047 Pts], le 15 Mars 2016 à 11h56

19/20

Merci pour ce très beau dossier qui représente très bien la série. Sa a été un véritable plaisir de le lire, il a d'ailleurs réussi à refaire monter les larmes que j'avais déjà eu à la lecture de l'oeuvre.

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