Un thriller aux confins du malsain et sondant les vices humains
Après un premier volume qui pose fort bien toute une ambiance et un contexte avant que les choses sérieuses ne commencent réellement dans sa dernière partie, le deuxième tome de Blue Heaven voit, fort logiquement, le rythme et l'intensité s'accentuer jusqu'à ne plus nous lâcher, tout au long de plus de 200 pages suffocantes et sans la moindre baisse de tension, où le chaos s'installe toujours plus.
Et ce chaos, en plus de Cheng Long, on le doit aussi à une autre figure qui prend toute son importance: celle de Garuf Junau, un homme ayant un peu toutes les pires tares: certain qu'il peut tout faire grâce à la puissance de sa famille, nourrissant une aversion profonde pour les asiatiques qu'il considère comme des parasites nocifs et inutiles, et décidant d'accentuer la tension sur le navire jusqu'à déclencher une véritable "guerre" simplement pour tuer son ennui.
L'homme pourrait apparaîtra caricatural dans sa psychopathie, mais tout comme il l'a fait pour Cheng Long dans le tome 1, Tsutomu Takahashi n'oublie pas de lui apporter, vite et assez bien, un background, dès lors que l'on découvre la manière dont il a été élevé par son père, une éducation où il a toujours appris à écraser les autres sans hésiter à tuer.
BLUE HEAVEN © 2002 by Tsutomu Takahashi / SHUEISHA Inc.
C'est donc bel et bien une guerre qui s'enclenche sur ce bateau, et le mot n'est pas utilisé par hasard puisque le mangaka, précisément, s'applique à reproduire à petite échelle, sur ce navire perdu au milieu de l'océan, tout le déroulement d'une guerre et sans doute en particulier d'un conflit comme la Seconde Guerre mondiale, mais nous y reviendrons plus en détails par la suite.
Et pourtant, dans ce contexte, il y a encore quelques figures qui viennent nuancer les choses, que ce soit Sano, Jungo qui serait apparemment prêt à tout pour protéger celle qu'il aime, et plus encore Yoshiko qui, de par la gentillesse qu'elle a montrée à Cheng Long (gentillesse que cet homme n'a jamais connu auparavant rappelons-le), est parvenue à toucher une part de ce dernier... mais pour quel résultat ?
Une histoire sombre mais loin d'être bête
"Notre pauvre Terre ! Il suffit d'un forcené pour qu'elle s'écroule comme un château de cartes !"
Les habitués de Tsutomu Takahashi le savent forcément: ses histoires sont rarement dépourvues de sujets sur l'être humain derrière leurs atmosphère sombre, et c'est évidemment encore le cas avec Blue Heaven.
On pourra évoquer certaines interrogations, dès le premier volume: pourquoi l'être humain rit-il ? Est-ce uniquement quand il s'amuse ? Il y a également la question d'une certaine hypocrisie latente, pas forcément toujours volontaire, concernant la manière dont on peut juger les gens sur trois fois rien, à l'image d'un passage du premier volume où Yoshiko, loin de penser à mal pourtant, ne peut s'empêcher de juger le couple de Japonais tout en se montrant gentille avec eux dans le cadre de son travail. Et puis il y a, bien sûr, l'énigme de l'inquiétant Li, l'un des deux rescapés, qui imprègne tout le premier tiers du récit: l'homme se montre tantôt capable de tuer sans le moindre état d'âme, tantôt ému par certaines choses (l'odeur de Yoshiko, la chaleur humaine qu'on lui montre quand on le soigne), comportement parfois ambivalent dont on comprend vite qu'il est hérité de son chaotique passé, le contexte dans lequel il a grandi ayant clairement façonné sa façon d'être. Et au bout de tout ceci, le mangaka semble pointer du doigt, en permanence, ce qui peut bien se cacher derrière les apparences, les différentes faces noires qu'il peut y avoir, à échelle plus ou moins forte, derrière chaque être humain: les petits préjugés de Yoshiko, la violence physique de Li, la violence psychologique du patriarche Junau...
BLUE HEAVEN © 2002 by Tsutomu Takahashi / SHUEISHA Inc.
Mais c'est plus encore via toute une symbolique que le message de l'auteur s'exprime à partir du tome 2 en particulier. Comme évoqué précédemment, Tsutomu Takahashi reproduit à petit échelle, sur ce bateau, le déroulement d'un conflit semblable à la Seconde Guerre mondiale. Ce n'est sans doute pas pour rien que Junau est allemand et qu'il hait les étrangers... Entre ce dernier et Cheng Long, deux camps se font la guerre, quitte à emporter avec eux tous les innocents se trouvant sur leur passage, femmes et enfants compris. Les morts risquent bien de s'accumuler juste à cause de deux hommes, et dans ce contexte le mangaka va nous montrer qu'il suffit d'un rien pour que toutes les notions censées permettre aux humains de coexister s'écroulent, et pour que les humains laissent apparaître leurs faces les plus sombres, entre le racisme, la peur irraisonnée de l'autre face au terrorisme (l'idée d'abattre tous les asiatiques pour être sûr d'avoir Cheng Long en étant l'exemple le plus fort et inquiétant), l'égoïsme de certains pour s'en sortir...
Ces métaphores de la guerre sont encore plus criantes dans le tome 3, en étant clairement déclamées par le mangaka à la fin: le Blue Heaven et ses passagers s'apparentent à notre planète où tout le monde doit vivre ensemble, Li et Junau représentent chacun un exemple de la violence/folie humaine (le terrorisme pour Li, et le nazisme pour Junau, d'autant plus quand ce dernier se met à parler d'être inférieurs et de race supérieure), et Yoshiko, prise entre ces deux fous, symbolise la bonne voie à prendre, en ayant conscience de la valeur de la vie. Tsutomu Takahashi n'est peut-être pas spécialement subtil en martelant un peu grossièrement ce schéma et en insistant à la fin sur une symbolique qui se comprenait pourtant facilement sans avoir besoin de trop en dire, néanmoins cela reste honnêtement mené.