Une véritable saga, à la croisée des genres
L'une des particularités de Bestiarius est d'être une série construite en plusieurs actes (nommés Arènes, comme déjà dit), dont les premières parties, surtout la première, pourraient assez bien se suffire à elles-mêmes.
Ce format fait de récits plus ou moins indépendants est-il gênant à la lecture ? Hé bien pas du tout, puisqu'il colle très bien à ce que l'auteur souhaite y développer : une sorte de saga faite de "mythes", de légendes héroïques inventées par ses soins, où il entremêle deux univers qui n'avaient a priori pas grand chose en rapport.
En effet, après avoir abordé l'horreur dans Hideout et avoir offert sa version du western dans Green Blood, Kakizaki revisite ici l'apogée de l'Empire Romain... en y incorporant des éléments de la mythologie, mais aussi des éléments de fantasy via un bestiaire tout droit issu de ces récits fantastiques !
Nous voici donc plongés en plein premier siècle après Jésus Christ, au coeur d'un apogée romain où Rome ne cesse plus d'étendre sa domination en Europe et soumet les unes après les autres les contrées hostiles. Tous les êtres marginaux sont forcés à devenir des esclaves guerriers tout juste bons à s'affronter dans l'arène pour le bon plaisir de l'Empereur et du peuple romain. Au-dessus de ça, l'auteur nous offre l'incursion de cet élément qui dénote tant : le bestiaire issu de la fantasy et de la mythologie. Ainsi croisera-t-on dragons, wyvernes , elfes noirs ou autres minotaures aux côtés des criminels et orphelins humains prisonniers, pour des combats en arène ou des amitiés naissantes pour le moins atypiques.

Le déroulement du récit, acte par acte
Cette partie se propose modestement de mettre en avant l'emboîtement des différents actes qui font de Bestiarius une saga cohérente sur le long terme, en revenant tout simplement sur les grandes étapes scénaristiques. De ce fait, les spoils y seront nombreux, soyez prévenus !
Actes I et II
Dans les deux actes composant le premier volume, le mangaka nous offre deux récits distincts et, cas unique dans l'oeuvre, faisant fi de la chronologie, le deuxième récit ayant lieu avant le premier.
Dans le premier, nous suivons, à l'époque de Domitien dans les années 80, la relation entre l'humain orphelin Finn et la wyverne Durandal, menacé par le sadisme d'un Domitien qui décide de les faire s'affronter...
Dans le deuxième, Kakizaki met de côté le bestiaire fantasy pour réinterpréter à sa sauce un mythe déjà existant : celui du Minotaure. Mais en dehors de la présence des personnages mythologiques, les éléments et événements y sont bien différents du mythe original, ne serait-ce que par le comportement très différent du Minotaure et d'Ariane/Arianna, que nous vous laissons découvrir...
Dans les deux cas, on ne peut pas dire que le fond des histoires soit original. Il reste même très basique, en développant assez rapidement les relations entre les personnages et en ne proposant que des rebondissements totalement prévisibles. On a la sensation que les choses s'écoulent de façon très peu surprenante, en se contentant d'aller à l'essentiel sans développer grand chose, et c'est précisément là que l'on ressent les limites de la genèse du projet. En effet, à l'origine, et comme déjà évoqué, Bestiarius ne durait que deux chapitres (les deux premiers de ce tome 1), le mangaka avouant même clairement que ce projet a été développé dans la précipitation. Et comme déjà dit, il ne sera repris qu'en 2013 pour un deuxième récit, celui du Minotaure., donc Dans le premier cas, on a une histoire courte qui se devait de tenir en deux chapitres. Dans le deuxième cas, on tient un récit qui est arrivé deux ans après le premier, et pour lequel l'auteur devait donc surtout se remettre dans le bain. Dans ces conditions, on a forcément deux premières histoires assez banales... mais qui posent des bases intéressantes. L'envie de Kakizaki d'inventer, en quelque sorte, sa propre "mythologie" dans cet univers romain montre déjà tout ce qu'il faut pour offrir par la suite des choses plus ambitieuses. Et puis, l'aspect indépendant de ces deux premiers récits n'empêche aucunement le mangaka de leur offrir tout de même une connexion promettant d'emblée d'apporter une cohérence à son univers. Enfin, malgré le classicisme des deux histoires, on y retrouve clairement une thématique qui a nourri les précédentes oeuvres de l'auteur, Rainbow et Green Blood : la manière dont une frange d'êtres sont marginalisés, pressés, prisonniers de leur condition sociale et de l'univers sombre dans lequel ils évoluent, et la façon dont il vont chercher à regagner leur liberté et leur honneur.
En somme, ces deux récits très classiques ont au moins le mérite de poser efficacement le concept et les bases de l'univers.

Acte III
En 86 après Jésus-Christ, en Albion (l'actuelle Angleterre), dans un petit village de la région d'Hebden où humains et non-humains vivent en harmonie, le jeune Arthur mène un quotidien aux côtés de ses amis : Pan, Galahad, et la mignonne mais caractérielle Elaine. En cette année, ils ne savent pas encore dans quelle horreur va basculer leur vie, à partir du moment où la Rome conquérante menée par Lépide, gouverneur de Britannia, vient massacrer leur village et faire des prisonniers. Elaine fait malheureusement partie de ces derniers, tandis que nos jeunes héros voient leurs parents tués. C'est avec un sentiment de désespoir mêle à une haine profonde envers Rome qu'Arthur décide de tenir une promesse faite à Elaine : lui, qui est si faible et peureux, deviendra un combattant brave et fort, à même de venir jusqu'à Rome pour la sauver. Mais encore faut-il trouver une personne apte à lui enseigner le combat... Lui, Pan et Galahad pourraient bien trouver leurs maîtres auprès de deux êtres récemment croisés : un imposant guerrier humain, accompagné d'une imposante wyverne...
Kakizaki arrive à conserver un récit efficace et cohérent par rapport au tome 1 (cette nouvelle histoire ayant à son tour une connexion claire avec les deux premières) et à bien mettre en place les personnages. Avec sa gueule de brute mauvaise, Lépide campe sans problème un méchant détestable. Pan et Galahad sont sans doute un peu trop discrets, tandis qu'Arthur s'impose comme un personnage très classique, mais intéressant, devant passer de gamin faible à guerrier fort pour aller sauver Elaine. En cela, Arthur rappelle d'ailleurs Luke de Green Blood, qui suivait la même évolution, devant s'endurcir radicalement pour survivre aux duretés d'un monde sans foi ni loi et pour protéger ceux en qui il tient. Toutefois, c'est bien Elaine qui risque le plus de faire son effet, grâce à son tempérament de feu !
Le fond reste classique, mais le fait que cette nouvelle histoire soit plus longue permet un développement moins rushé, même s'il reste clairement des facilités (ne serait-ce que les changements physiques totaux d'Arthur et de la petite Elaine en seulement un an... Les effets dévastateurs de la puberté ?). Dans tous les cas, la narration s'avère mieux maîtrisée, encore plus immersive, car l'auteur peut mieux prendre son temps. On continue de découvrir petit à petit cet univers où les êtres les plus horribles ne sont pas les non-humains (qui, souvent, vivent en harmonie avec les humains), mais bel et bien les tyranniques et conquérants romains qui réduisent tout le monde en esclavage et n'éprouvent que dégoût pour les non-humains qu'ils considèrent comme inférieurs. On obtient alors un divertissement rudement efficace.
Dans sa deuxième moitié, correspondant au tome 4, il semble concrètement difficile de faire plus linéaire et manichéen, d'autant que l'ensemble est globalement prévisible d'un bout à l'autre. Entre la cruauté totale d'un Lépide enchaînant les épreuves sadiques et les lavages de cerveau sur Elaine, l'amitié indéfectible de Pan et de Galahad envers Arthur, et l'inébranlable volonté de ce dernier de sauver la femme qu'il aime, on a tous les classiques du genre. Ce qui fait la différence, c'est le talent de l'auteur. Car il est indéniable que Kakizaki a un don pour faire ressentir tout le parfum de cruauté, d'injustice et de désespoir de cette situation. Ses rebondissements ont beau être classiques et linéaires, il sait les mener efficacement pour relancer régulièrement le suspense.

Acte IV
Au mois de septembre de l'an 87 après J.-C., un valeureux centurion romain du nom de Lucius Dias s'illustre dans une bataille contre des Reptiliens. Fier de son exploit face à des adversaires qu'il considère comme des ennemis de Rome comme le déclare l'empereur Domitien, il se voit pourtant légèrement troublé face à certains mots des Reptiliens affirmant que ceux qui ont choisi la guerre ne sont autres que les Romains. Quoi qu'il en soit, Lucius regagne Rome sous le signe du succès, espérant alors pouvoir retrouver un peu de répit aux côtés de son épouse, de son fils Marcus et de son ami Flamma. Mais il n'en a guère l'occasion :sous les conseils de l'ambitieux tribun Solonius, l'empereur Domitien le fait appeler pour faire de lui un soldat de la garde prétorienne. La raison : Domitien s'apprête en personne à se rendre jusqu'en Britannia avec son escorte, afin d'enfin assouvir sa soif de vengeance envers Finn et la wyverne Durandal. Mais sur place, leur route va croiser celle d'une figure que l'on connaît bien, Arthur, qui est bien décidé à protéger les siens... Tandis que l'affrontement contre ce dernier s'engage, Lucius risque fort de voir toutes ses convictions définitivement brisées...
Même si un nouvel arc s'ouvre dans Bestiarius, et qu'il prend cette fois-ci pour personnage central le dénommé Lucius Dias, cela n'empêche aucunement Masasumi Kakizaki de continuer d'exploiter les nombreuses figures de ses précédentes parties, en tête desquelles on trouve bien sûr Domitien qui reste le grand ennemi, celui qui est en quelque sorte à l'origine de tous les maux. Et c'est bien pour cette dernière raison qu'en le voyant arriver sur ses terres, Arthur choisit de reprendre les armes.
On retrouve ici avec grand plaisir l'attachant Arthur et la ravissante et caractérielle Elaine, qui ont enfin pu se retrouver suite à l'arc précédent. Le temps est encore passé, tous deux ont un peu grandi, et Elaine attend même un heureux événement. Une vie heureuse et paisible, qu'ils auraient bien méritée, aurait dû les attendre aux côtés de leurs amis Pan et Galahad. Mais le destin pourrait en décider autrement... Cette fois-ci, le mangaka ne cède aucunement à l'appel du déroulement heureux : face à un Domitien qui campe parfaitement son rôle de méchant détestable, cruel et lâche, la situation, poussant à un inévitable conflit, se fait profondément tragique dès lors que l'on se rappelle du souhait simple d'Elaine et Arthur de vivre dans le calme loin de toute guerre.
Celui qui en ressort chamboulé, c'est donc également Lucius Dias, qui a toujours pensé être dans le camp des bons. Mais ce à quoi il va assister ne va évidemment pas manquer de balayer ce qu'il croyait, et en rentrant à Rome l'issue qui l'attend risque d'être dure. Car Domitien, ennemi régnant en maître, ne pardonnant rien et étant prêt à toutes les cruautés, risque fort d'emporter sur son passage un autre bonheur... Celui qui a tué Arthur avant de prendre la fuite à Britannia est alors relégué au rang de félon, et Domitien a réduit son rôle au pire de tous: en tant que gladiateur, il doit tuer tous les non-humains qui se présentent face à lui dans l'arène. S'il échoue, meurt ou refuse tout simplement, sa femme Diana et son fils Marcus seront exécutés... Dans la deuxième moitié de 'lacte (soit le tome 5), telle est la situation cruelle dans laquelle se retrouve désormais l'ancien centurion Lucius, un homme qui, il y a encore peu de temps, combattait pour Rome, mais qui, petit à petit, a vu ses convictions s'ébranler face à la violence et à la hargne de Rome, face à des non-humains qui n'ont rien demandé, à des êtres qui demandent simplement à pouvoir vivre en paix. Lucius a forcément de nombreux crimes à payer. Et au fil des meurtres qu'il est obligé de commettre dans l'arène, la liste ne fait que s'allonger. Mais à partir du moment où une possible évasion se présente, quel choix fera-t-il ? Se risquera-t-il à s'échapper avec tous les êtres martyrisés par les romains ? La bataille pour la liberté est-elle possible, au risque de signer l'arrêt de mort de sa famille ? Une véritable révolte contre la tyrannie romaine démarre alors, sous l'impulsion d'un ancien centurion romain qui a énormément de choses à se faire pardonner. Concrètement, le déroulement reste hyper classique et prévisible, les méchants sont très très méchants, et Masasumi Kakizaki, il faut l'avouer, tend même à reprendre des schémas narratifs déjà vus dans les volumes précédents, à tel point que l'issue de cet acte ne surprend aucunement, même si elle conserve toute sa force. Car le parcours de Lucius est ici plutôt bien campé, il y est essentiellement question de rédemption, de lutte pour la liberté, de rébellion contre le tyran... et tout cela réuni donne un divertissement toujours aussi épique et franc.

Acte V
Centurion romain rebelle en quête de rédemption et désireux de protéger ses proches, Lucius Dias a sacrifié sa vie et emporté avec lui l'abject Solonius dans la tombe, plaçant alors Domitien face à un mur. L'infâme Empereur de Rome n'est plus que l'ombre de lui-même, à l'heure où le puissant bestiarius Finn et la dernière wyverne Durandal marchent petit à petit sur les terres romaines pour éradiquer sa toute puissance. Si bien que son épouse Domitia, en réalité tout aussi perfide et fourbe que lui, décide de prendre les choses en mains, en faisant appel, malgré les craintes de Nerva, à une créature réputée dangereuse et quasiment incontrôlable: Saeros, l'elfe noir...
A l'heure où Finn, Durandal et l'union des hommes libres entament son ultime révolte contre Rome afin de pouvoir enfin vivre en paix, une bonne partie de cet avant-dernier volume de Bestiarius se consacre surtout à l'entrée en scène non seulement de Domitia, une impératrice peut-être encore plus abjecte que son lâche de mari tant elle est ambitieuse et perfide, mais surtout de deux ennemis que l'on peut déjà pressentir comme les ultimes adversaires de la série. L'un, Longinus, est une créature monstrueuse qui permet à Masasumi Kakizaki d'en imposer encore et toujours, en reprenant à sa sauce, sous son coup de crayon riche et grandiose, la figure mythologique de la chimère. L'autre est le plus intéressant, car le dénommé Saeros se pose d'ores et déjà comme un véritable électron libre, censé aider Domitia et Rome à vaincre Finn et Durandal, mais qui pourrait en réalité emporter bien plus sur son passage... Sorte d'ennemi ultime tant il regroupe tout ce qu'il y a de plus mauvais, cet elfe noir est, dans le fond, un méchant on ne peut plus classique, mais il se montre déjà efficace de par sa dangerosité, sa soif de sang, son côté incontrôlable et égoïste, sa force, et son alliance surpuissante avec Longinus. Surtout, ce que l'on découvre de son passé est intéressant, avec une enfance où il fut d'emblée rejeté et où il n'a pu que grandir dans la haine, une haine provoquée par la folie humaine elle-même, au vu de ce que Domitia lui a fait...
Ces nouveaux ennemis vont animer sans problème une bonne partie du tome, de façon classique mais redoutablement efficace grâce au dessin en permanence imposant et brut de l'auteur, et à son sens de la narration qui fait très bien ressortir les moments les plus intenses. Surtout, en filigranes Kakizaki n'oublie jamais les forces devant faire face à Rome et à Saeros, c'est-à-dire ces hommes et ces non-humains qui, unis par un même désir de liberté, enchaînent les moments forts.

Acte VI
Alors que Domitien, son épouse et Saeros pensent en avoir enfin fini avec Finn, celui-ci n'était que grièvement blessé, mais sait très bien qu'il n'en a plus pour longtemps. Il décide alors d'utiliser les derniers instants de sa vie pour faire un ultime coup de poker: il se rend jusqu'à Rome pour faire face à un Empereur stupéfait de le voir encore vivant, et cela non pas pour le tuer, car il a bien compris que le disparition de Domitien ne signerait pas pour autant la paix en Britannia. Finn propose donc tout simplement à Domitien sa vie, en échange de la promesse qu'il laissera ensuite Britannia en paix. L'Empereur se fait alors déjà une joie d'abattre son plus grand ennemi dans l'arène, sous les yeux du peuple mais aussi d'un Saeros observateur. Mais évidemment, si les choses se passaient comme prévu, ce serait trop simple...
La saga épique de Masasumi Kakizaki tire alors sa révérence avec un dernier volume qui, s'il ne surprend quasiment pas dans son déroulement (hormis peut-être concernant Saeros) ni dans sa finalité, conserve à coup sûr toutes ses qualités de pur divertissement.
Il faut dire que le mangaka parvient à assurer le spectacle jusqu'au bout, en premier lieu par la force de ses héros, les principales têtes ayant tous un rôle-clé, fait de moments de bravoure intenses, d'abnégation, de sens du sacrifice brillant, et tout est alors au rendez-vous pour apporter jusqu'à la fin le souffle épique propre à l'oeuvre.
BESTIARIUS © 2011 KAKIZAKI MASASUMI / Shogakukan Inc.
De Rems2B [40 Pts], le 11 Février 2023 à 01h13
Dommage que l'édition soit dans un format vieillot 11x17cm alors que la plupart de tous les autres mangas sont au format classique 13x18cm. On va attendre une réedition :(