Shino ne sait pas dire son nom - Actualité manga
Dossier manga - Shino ne sait pas dire son nom

La place de Shino dans la carrière d'Oshimi


Une période d'évolutions


Celles et ceux connaissant bien la production de l'auteur le savent probablement: Shuzo Oshimi, depuis longtemps dans sa carrière, met beaucoup de lui-même dans ses oeuvres. Toute la première partie de sa carrière, celle d'avant Les Fleurs du Mal, celle qui est toujours inédite en France, était déjà nourrie de diverses obsessions, par exemple autour du sexe, de rapports garçon/fille parfois viciés... Mais c'est à partir des Fleurs du Mal que s'opère un certain changement, où le mangaka commence vraiment à mettre de lui-même dans ses récits, chose qui se ressent notamment dans le fait que l'adolescence du héros des Fleurs du Mal ait pas mal de points communs avec celle d'Oshimi (ne serait-ce que la découverte des récits de Baudelaire et du spleen), que la ville où se déroule cette série soit en partie celle où a grandi le mangaka, ou que le personnage fascinant, attirant et vénéneux de Sawa soit en partie inspiré de son épouse.

Mais le changement plus personnel qui s'opère au fil des Fleurs du Mal, on commence surtout à le ressentir à partir de la 2e partie de la série, à partir du tome 7, un tome dont les chapitres ont été prépubliés au Japon pendant l'été et l'automne 2012... donc pile pendant que le mangaka dessinait aussi Shino ne sait pas dire son nom. D'ailleurs, le 7e opus des Fleurs du mal et l'unique volume de Shino sont tous deux sortis au Japon en décembre 2012, à 3 jours d'intervalle. Se pose alors une question légitime: Shino ne serait-il pas l'ouvrage ayant servi de catalyseur pour la forte évolution personnelle et artistique d'Oshimi ?





Un récit personnel


A cette question, un premier élément de réponse important: si Oshimi met une part de lui-même dans ses oeuvres, où il aborde ses obsessions et doutes comme une sorte d'exutoire libérateur, cela n'a peut-être jamais été aussi vrai que pour Shino ne sait pas dire son nom, dans la mesure où ce petit one-shot de 215 pages est sans doute le plus autobiographique de l'auteur, celui où il a le plus de lui-même de manière visible.

En effet, ce n'est pas pour rien que les noms de Shino Oshima et de Shuzo Oshimi se ressemblent tant: Shino est un peu un alter ego de Shuzo, et l'auteur, comme il l'explique longuement dans sa très intéressante postface, a lui-même toujours souffert d'un trouble de la parole qui a parfois (souvent ?) eu un impact sur son rapport aux autres.

Toujours d'après sa postface, c'est en partie parce qu'il avait ce trouble l'empêchant de bien s'exprimer qu'il a trouvé refuge dans le manga et le dessin, un autre moyen d'expression pour lui. Et il va jusqu'à lâcher une phrase forte: "Si je n'avais pas bégayé, je n'aurais peut-être pas pu devenir mangaka."

A partir delà, on se demande forcément jusqu'à quel point Shino ne sait pas dire son nom a pu être, pour lui, un exutoire, lui permettant ensuite cette forte évolution dans a carrière. On imagine facilement qu'à l'image de Shino criant du mieux qu'elle peut ce qu'elle ressent à la fin de l'oeuvre, Oshimi a pu, pour la première fois de façon très appuyée, laisser des sentiments longtemps refoulés enfin remonter à la surface.





Les prémisses d'une évolution artistique ?


Visuellement, l'oeuvre ayant été grosso modo dessinée pour sa majeure partie en même temps que la dernière ligne droite de la première partie des Fleurs du Mal (donc juste avant la grosse évolution graphique de l'auteur entamée dans la deuxième partie des Fleurs du Mal), elle reste un peu plus dans les standards que la première partie de carrière d'Oshimi. Le trait reste plus "classique", sans les envolées surréalistes de Happiness ou des Liens du Sang, et avec des contours bien définis dans les silhouettes des personnages. Mais le trait un peu rond apporte une certaine douceur collant bien à l'ambiance plus lumineuse, et rendant instantanément Shino touchante.

Et puis, cet aspect plus "classique" pour du Oshimi n'empêche pas une grande efficacité, avec des mises en scènes et cadrages frappant souvent très juste. On peut citer la page 8, avec les dialogues de la prof sortant du cadre pour être coupées, signifiant le stress qui commence à monter en Shino, avant l'onomatopée "bobom" de son coeur sonnant très fortement pour signifier sa panique dès qu'elle apprend qu'il va falloir se présenter. Et de manière générale, l'utilisation des onomatopées a très souvent une grande signification ici, y compris quand elles sont totalement absente lorsque Shino essaie de parler et qu'aucun son ne sort. On peut aussi citer les regards de biais à la page 22, installant immédiatement une pression sur Shino voire sur le lecteur qui est à sa place. Il y a aussi la page 47 où elle se parle à elle-même pour s'entraîner à parler avec une éventuelle amie, chose bien rendue par les vues sur le ciel faisant comprendre quand l'"amie imaginaire" de Shino parle. Ou la noirceur très hachurée de la silhouette de Shino devant la fenêtre à la page 141, qui cristallise bien son état d'esprit sur l'instant. Aux pages 146-147, les zooms sur sa bouche ouverte sans son sont d'une redoutable efficacité. Et aux pages 182-183, on ressent bien sa prise de courage et son désir d'aller de l'avant en la voyant serrer ses doigts dans sa manche, puis apparaître en contre-plongée de dos.

On distingue néanmoins, par-ci par-là, des cases laissant brièvement deviner la future grosse évolution visuelle de l'auteur. Si la plupart des décors sont des photos bien retravaillées, d'autres laissent voir des murs, des maisons, des ciels, des reflets au sol dessinés purement à la main avec quelques traits dégageant une certaine atmosphère.

Notons aussi un petit aspect pas si anodin que ça dans ce qu'il a à dire de l'auteur et de ses goûts: la chambre de Kayo, décorée avec des posters de Bob Dylan, du groupe de rock The Flaming Lips et du film Ghost World. Ce n'est pas nouveau dans la carrière de l'auteur: il aime assez glisser ce genre de référence à ce qu'il aime voire ce qui l'imprègne, le roman de Baudelaire dans Les Fleurs du Mal en étant le meilleur exemple. Mais ici, le cas de l'excellent film Ghost World est intéressant, dans la mesure où ce long-métrage évoque le délicat passage de l'enfance à l'âge adulte avec une pointe de spleen, et qu'il a marqué les esprits (en tout cas, le mien) pour son dernier plan un brin surréaliste, soit des choses qu'Oshimi a ensuite continué de beaucoup développer dans ses séries suivantes (et puis si vous voulez voir Scarlett Johansson adolescente, foncez sur ce film).





Que dire d'autre pour finir cette partie sur les dessins ? Oshimi reste souvent à hauteur de ses personnages dans ses cadrages, ce qui les rend plus vrais. Shino affiche de très attachantes bouilles avec ses yeux ronds, et on appréciera l'expressivité du personnage, surtout pour las gestes et mimiques qu'elle fait quand elle essaie du mieux qu'elle peut de parler. Ah, et avec ces deux héroïne,s on retrouve l'habituel goût de l'auteur pour les filles aux cheveux plutôt courts, voire aux petits yeux perçants concernant Kayo.


Une oeuvre à part dans la bibliographie de l'auteur


Mais après tout ça, il est tout de même bon de noter que Shino ne sait pas dire son nom revêt quelque chose d'assez unique dans la carrière d'Oshimi.

Tout d'abord pour la nature de son duo principal. Les oeuvres de l'auteur sont, depuis toujours, quasiment à chaque fois, et y compris dans ses mangas non parues en France, marqués par des duo masculin/féminin ayant quelque chose d'à la foi fascinant, vicié voire toxique. Les duos Takao/Sawa dans les Fleurs du Mal, Isao/Marie dans Dans l'intimité de Marie, Makoto/Nora dans Happiness, Seiichi/Seiko dans Les Liens du sang, et le héros/Kusakabe dans Kusakabe et moi, sont autant d'exemples très parlants. Mais dans Shino ne sait pas dire son nom, Oshimi change la donne: pas de duo masculin/féminin, mais un duo exclusivement féminin centré sur l'amitié.

Et là où, bien souvent dans les autres séries du mangaka, le garçon du duo se voit attiré dans les profondeurs par son binôme féminin, ici c'est tout le contraire: Kayo tire Shino vers le haut, et on peut même dire que c'est réciproque. Il n'y a rien de malsain, de vicié ou de toxique, bien au contraire: Shino ne sait pas dire son nom est sans doute l'oeuvre la plus lumineuse de la carrière d'Oshimi, ce qui la rend instantanément unique voire quelque peu atypique à nos yeux, et sans doute importante pour le mangaka.





Pour finir, on peut se demander si le fait de se choisir, en Shino, un alter ego féminin et non masculin, ne lui a pas également permis d'éviter de tomber par habitude dans cette part sombre et viciée qu'il aime tant décortiquer dans les duos masculin/féminin.
  
  


© Shuzo Oshimi 2013 / Ohta Publishing Co

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