Shi Ki

Le club des monstres

Maintenant que l’univers est présenté, détaillons les motivations des deux partis en présence. Plus l’histoire avance, plus le point de vue du lecteur sur les humains comme sur les Shi Ki évoluera.
Au premier abord, les Shi Ki nous apparaissent comme étant les « méchants », parce qu’ils tuent les humains, mais aussi parce que les premiers personnages à être changés en Shi Ki étaient déjà antipathiques de leur vivant. Cela s’explique également de par le type de narration du manga, qui consiste à suivre différents personnages à tour de rôle, essentiellement Natsuno et Toshio dans les premiers volumes. Ces deux derniers se focalisant dans un premier temps sur la découverte des maux du village, et dans un second temps, sur l’extermination des Shi Ki, le lecteur est influencé dans le sens voulu. On se retrouve donc avec une lutte pour la survie de la part des humains qui se retrouvent traqués par une horde de monstres avides de sang.

Petit à petit, les auteurs viennent à relativiser la position des uns et des autres. On commence à suivre les pensées des Shi Ki eux-mêmes, et si certains demeureront antipathiques, on comprendra bien vite une chose : la plupart sont amenés à tuer leur prochain dans l’unique but de survivre. Dans un sens, on peut même avancer que l’être humain fait davantage preuve de cruauté puisqu’il a la possibilité de se nourrir exclusivement d’aliments végétaux sans en mourir et qu’il n’en massacre pas moins des vies animales par milliers de tonnes, là où le Shi Ki n’a absolument pas le choix. On en vient à la question du degré de conscience chez l’homme comme chez l’animal, considérations qui sans être hors sujet, tendent trop à la digression pour être développées ici. Toujours est-t-il que peu à peu, des personnages que l’on appréciaient tout particulièrement de leur vivant se retrouvent du côté « obscur » (rappelons que les Shi Ki ne perdent pas la personnalité qu’ils avaient avant leur résurrection), et la vision de leur volonté partant peu à peu en lambeaux à la vue de leur unique source d’alimentation a tôt fait d’apitoyer le lecteur.

Dans un dernier temps, la cruauté des humains et le retournement de situation du final brisera complètement l’équilibre du bien et du mal pour ériger les bourreaux en victimes, et les victimes en bourreaux. Les éléments centraux de cette ambivalence sont Seishin Muroi et Toshio Ozaki, qui bien que ne prenant pas partie pour le même camp, ont pour point commun le fait paradoxal qu’ils finissent tout deux par sacrifier leur humanité, par amour pour cette dernière. Les auteurs achèvent avec ces deux figures de relativiser vertus et péchés en démontrant qu’il est facile de se perdre en chemin, même avec des intentions initiales des plus louables.

On remarquera que le récit est mené d’une main de maître par le duo d’auteur. Là où de nombreux mangas présentent des personnages qui peuvent apparaître amicaux ou pas selon le lecteur, on n'a ici presque pas le choix. On se retrouve finalement manipulé au point de se voir imposer un avis sur tel ou tel individu. Shimizu vous est antipathique, Toru vous est sympathique, et même les changements d’avis que vous êtes amenés à avoir sur Toshio sont ceux que l’on vous impose.
Malgré tout, le constat final appartient au lecteur, selon la réponse personnelle qu’il apportera à cette question : jusqu’où a-t-on le droit d’aller pour assurer sa propre survie ?
  
 
  
  
 

The body beneath

Alors, jusqu’où ? Gare à la mauvaise foi.
Il est facile, lorsque l’on est lové dans sa couverture au sein d’un environnement sécurisé et conditionné d’apporter une réponse qui semble aller de soi et qui serait la suivante : « tuer son prochain est impardonnable, quelle que soit les circonstances ». Pourtant, et il suffit de s’attarder quelques minutes sur un journal télévisé pour le constater : tuer pour son profit est monnaie courante. Et on ne parle même pas de survie, ou du moins pas toujours, parfois seulement d’une histoire d’amour, de pouvoir ou d’argent.
Cette thématique est omniprésente dans Shi Ki.
Les humains trouvent tout à fait scandaleux et impardonnable de tuer une personne, quand bien même ce serait pour assurer sa propre survie. Jusqu’au moment où ils se retrouvent eux-mêmes changés en vampires. Aussitôt, le problème devient personnel, ce qui était inexcusable avant devient tout à fait normal, et on a tôt fait d’oublier les pensées moralisatrices qui nous assaillaient lorsque cela nous arrangeait. Le propos est clair : l’être humain tend à l’égoïsme. Un père de famille ira jusqu’à tuer ses enfants pour quelques semaines de vie supplémentaires, et les enfants feraient de même.

Malgré les apparences, les auteurs ne brossent pas un portrait pessimiste de la nature humaine.
Le principe est à mon avis de présenter une majorité de personnages qui tombent dans la facilité de l’égoïsme pour faire ressortir le mieux possible les quelques cas isolés qui ont la volonté d’avancer à contre-courant et de faire preuve d’abnégation et d’humanisme. C’est réellement là que se trouve la nature humaine, bien que trop peu parviennent à la faire ressortir en brisant la couche de crasse nombriliste qu’on nous conditionne à acquérir.