Sex & Fury

Obsessions nippones

 
 

Retranscrire les frustrations

 
Le sexe et la violence exacerbés sont donc courants dans la fiction japonaise à cette époque. Et comme dit précédemment, Bonten Tarô est un témoin de la société de son époque. De tous temps, la fiction est utilisée pour aborder les phénomènes sociétaux et aboutit ainsi à une portée politique.

Quand Bonten Tarô décrit des femmes plantureuses qui s'adonnent au lesbianisme et infligent des corrections à des hommes aussi bêtes que vicieux, c'est en réalité pour donner vie aux fantasmes de la société japonaise. En tout cas, si l'on étudie la pornographie japonaise, qu'elle soit artistique ou non, cette figure est récurrente. Le Japon étant connu pour un grand respect des traditions, les mariages arrangés et la bonne tenue de l'épouse sont des clichés qui persistent. C'est pourquoi cette figure de la femme forte prend à contre-pied la réalité et surprend le lectorat, même si ces figures existent depuis longtemps dans de nombreux exemplaires au cinéma et dans la littérature. C'est le pouvoir de la fiction : prendre la réalité, y détacher les grandes thématiques, les mouliner, et les rendre esthétiques. Il en est de même pour la violence : l'autodiscipline est à un fort niveau, alors des spécialistes ont imaginé que la violence dans les fictions peut servir d'exutoire.

Quant aux récits de guerre, ils répondent à une autre obsession : les remords de la nation nippone. Outre le fait que n'importe quelle guerre est difficile à vivre pour n'importe quel soldat, les Japonais ont ancré en eux le fait qu'ils ont commis des exactions terribles et, à la fois, qu'ils ont subi la pire attaque militaire de l'histoire de l'humanité. On peut dire qu'ils s'en sont remis assez rapidement, en quelques décennies à peine, mais une forme de regret peut subsister dans les mémoires collectives. C'est pourquoi beaucoup d'auteurs, les plus prolifiques comme Bonten Tarô ou Shigeru Mizuki (qui ont tous les deux connus le front d'ailleurs), l'évoquent à un moment donné. Pour ne pas oublier que le Japon n'a pas toujours été une nation pacifique et peut-être, aussi, pour aider à panser les plaies.
 
 
  
  
  

Braver les interdits

 
Comme indiqué plus haut, les milieux dans lesquels évoluent les personnages de Bonten Tarô sont des mondes de l'ombre, où l'interdit est permis. C'est la magie de la fiction, permettre à une histoire d'émouvoir le spectateur en lui montrant pourtant des scènes de violences ou de sexe débridé ou malsain. Ceci correspond d'autant plus à l'imaginaire nippon, qui a par exemple donné naissance au genre Eroguro. L'Eroguro est un genre de fiction basé sur une esthétique morbide et sexuelle à la fois. L'écrivain Ranpo Edogawa en est le fer de lance, et les éditions du Lézard noir doivent leur titre en hommage à un roman de cet auteur.

Ainsi, l'oeuvre gekiga de Bonten Tarô adopte des traits Eroguro. À ce titre, les codes utilisés dans Sex & Fury sont pleinement inscrits dans un tabou japonais, où les pratiques les plus extrêmes sont montrées visuellement. Tout cela a encore une fois trait au fantasme. En bravant les interdits de la société, la fiction procure un divertissement proche de l'excitation.

Bonten Tarô, la synthèse

 
Bonten Tarô, tout au long de sa carrière, décrira ces milieux violents et délurés qu'il connait si bien. Son œuvre fait office de synthèse des troubles de la société de son époque, entre revendications politiques et frustrations intérieures. Dans les arts séquentiels, on peut alors le comparer, dans des registres totalement différents, à Martin Scorsese pour les États-Unis, qui n'aura de cesse de montrer les névroses américaines dans ses films, ou à Henri-Georges Clouzot pour la France, dont les thrillers ont scandalisé le pays de par le regard acide du réalisateur sur la société française et la sexualité qu'il a montrée.

Des auteurs de manga qui ont dépeint leur société, nous pouvons en citer beaucoup, notamment dans la période du gekiga des années 1970. Alors pourquoi conseiller Bonten Tarô plutôt qu'un autre ? D'une part, parce qu'il est un artiste multi-facettes, dont la recherche artistique l'a conduit à mener une vie riche. En voyageant de ville en ville pour se produire, en allant parcourir le monde pour trouver l'inspiration, on peut considérer que sa vision d'artiste est grande. Ayant connu les mondes qu'il décrits, il est d'autant plus légitime comme témoin de son temps. Ensuite, nous avons la chance d'avoir en France un ouvrage qui fait office de synthèse complète de son travail.

En bref, lire Sex & Fury, c'est avoir à la fois un excellent résumé du travail de l'auteur, mais c'est aussi obtenir un bon regard sur la société de cette époque.