Saiyuki

Une narration excentrique

    
Au milieu de tous les récits de ce fameux Voyage en Occident, on se doutait bien que le manga Saiyuki n’était pas qu’une banale adaptation romancée. Pourtant, le début du manga correspond trait pour trait à celui de l’œuvre d’origine : les premiers chapitres décrivent le passé de Sun Wukong, les origines de Xuanzang et sa décision de partir chercher les sutras, puis leur rencontre et celle des deux autres disciples, dont le passé est évoqué. Le voyage légendaire se poursuit, rythmé par la rencontre de nombreuses créatures maléfiques des deux sexes, plus pittoresques les unes que les autres. Les disciples du roman original, particulièrement le singe, mettent régulièrement leurs pouvoirs fantastiques au service du bonze dont la personnalité est un mélange d’incroyable naïveté -qui en fait la proie rêvée des démons- et de sagesse. Jusqu’à un certain point, rien de bien folichon. C’est lorsque l’on prête attention aux personnages du manga, cependant, qu’on comprend que la mangaka a adapté la légende très librement, se créant des protagonistes tout à fait nouveaux et adaptés à sa narration. Sanzo est ici à l’opposé de celui qui l’a inspiré : loin d’être naïf ou sage, il est bien plus colérique et impatient, beaucoup moins religieux. C’est l’inverse pour Goku, qui est bien plus terre à terre que Sun Wukong, censé être doté d’une grande intelligence et de beaucoup de ruse. Les conditions de sa punition ne sont également pas les mêmes, puisque Goku n’est ici pas incarcéré pour son insolence et la destruction volontaire du palais des Cieux. Hakkai, lui, représente la sagesse de la bande à Sanzo, le médiateur et celui qui résout les conflits, alors que Zhu Bajie fut déchu pour sa perversité, qu’on ne retrouve qu’à peine dans l’histoire de Hakkai. Gojyo, lui, est connu pour son titre de Conscience de la pureté dans l’œuvre originale, alors que le manga nous le présente comme un dépravé à l’humour douteux et aux manières assez tendancieuses. Minekura a aussi modifié l’apparence du Dragon blanc supposé se transformer en cheval blanc pour servir le bonze : ici, Jeep se métamorphose en voiture sous les ordres de son maître, Hakkai. On voit bien que la légende a largement été détournée de sa portée première, et que la mangaka a réussi à s’approprier les bases mythologiques afin de créer une lecture un peu hors du commun, bien plus légère et drôle que l’on aurait pu le penser étant donné ses inspirations. Il devient clair que le manga Saiyuki n’est pas une œuvre sur le voyage en occident, mais une adaptation libre de cette vieille légende chinoise.
        



Cependant, Minekura ne se limite pas à quelques changements pour rendre son scénario singulier. A la lecture, on ne peut véritablement définir cette œuvre : elle peut ne pas avancer du tout autant que les nombreux flashs backs bouleversent perpétuellement la narration. Chaque histoire parallèle est à prendre en compte, permettant de se dégager de la linéarité d’un simple voyage vers l’Ouest, qui ne durerait pas bien longtemps, ou trop pour être intéressant. Minekura s’amuse en revenant toujours sur chaque détail de la vie de ses héros, en introduisant de nouveaux personnages mystérieux et en se basant sur la psychologie de sa narration. Entre action et réflexion, entre affrontements et sentiments, le manga nage très largement entre deux eaux. D’ailleurs, il est amusant de rappeler que sa parution, jusqu’ici effectuée via les Saiyuki et les Sayuki Reload, commence en tant que shonen et continue en tant que shojo … L’ambigüité des relations entre les personnages, le graphisme très longiligne et esthétique, l’habitude de Minekura à verser dans les histoires yaoi … Au milieu de tous ces codes flagrants du shojo, on retrouve une passion de la mangaka pour les combats et la bagarre, un esprit très shonen versant dans le nekketsu (Signifie "sang brûlant" en Japonais. Désigne un sous-genre du shônen, consacré au dépassement de soi du héros) : les quatre compères sont toujours en train d’affirmer leur résistance, leur force et leur capacité à s’améliorer à chaque instant. Les défaites sont rares, ou alors très constructives (notamment après l’affrontement contre « Dieu » à la fin de Saiyuki, et la partie de Mah-jong qui a suivi), et la liberté d’esprit est un véritable trésor. Exemple typique : face aux Doppelgängers, leur réaction sera : « Au final, ça, c’est le moi d’hier ». Comme quoi leur évolution est constante, quitte à sortir de certaines situations par une ou deux phrases un peu tirées par les cheveux et très « m’as-tu vu ».
    
Sur fond d’histoire mythologique, peu innovante, la mangaka joue donc beaucoup sur les flashs back, qui donnent de la profondeur aux personnages tout en amenant le côté dramatique incontournable, et l’expérience accumulée par nos héros. Ceux-ci apprennent de leurs erreurs et dépassent leurs faiblesses, le tout avec une philosophie de vie assez impressionnante. Mieux, c’est sans doute la redondance du scénario qui permet de se concentrer sur le charisme des personnages. En effet, les héros voyagent, se disputent, arrivent dans un village, chacun vaque à son occupation favorite (draguer, manger, fumer en râlant ou tout observer en souriant) puis le moment arrive d’aider (à contrecœur) les habitants qui se sentent menacés, souvent en tuant quelques yokais. Puis tout recommence … Sans que l’on se rapproche le moins du monde d’une quelconque destination, à l’ouest. Action ? Quelle action ? Au bout de seize tomes actuellement sortis, on commence à comprendre le message : le but n’est pas si important que cela, la narration n’est là que pour supporter les personnages et non pas le contraire. Amusant.