Les Fleurs du Mal - partie 1 - Actualité manga
Dossier manga - Les Fleurs du Mal - partie 1
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20/20

Vivre dans une société étouffante


Quand on commence la lecture du tome 1, le principal point pouvant gêner un peu concerne la grande facilité avec laquelle Takao se laisse dominer par Sawa : dès lors qu'elle affirme l'avoir vu et qu'elle pourrait le dénoncer, il se laisse faire, alors qu'il lui suffirait simplement de jeter le sac ou de nier les dires de Sawa vu qu'elle n'a pas de preuve concrète. Mais en réalité, cela traduit surtout toute la faiblesse de Takao, garçon timide, mal à l'aise, paniquant facilement et n'ayant sans doute pas l'esprit assez "normalisé" pour se demander comment s'en sortir sans heurts. Il a le type de caractère apte à se laisser dominer face à plus forte tête, et Sawa fait plus que quiconque partie de cette dernière catégorie.
  
  
  
  
  
D'emblée, Takao cristallise donc un mal-être que tout le monde a déjà connu : les interrogations notre propre place, sur qu'on voudrait être mais qu'on ne peut laisser paraître, tout ce que l'on garde enfoui en nous... C'est là qu'intervient Sawa auprès du jeune garçon. Dès la fin du tome 2, la jeune fille parvient à faire s'extérioriser ce qui bouillonnait en lui, à dépasser les interdits, à briser les barrières de la norme imposée par la société. Et les conséquences seront encore plus fortes en confrontant le jeune garçon à ce qu'il est. Quel adolescent n'a jamais connu le désir profond de s'enfuir, de partir loin, après avoir vu l'une de ses erreurs exposées aux yeux de tous ? Il ne s'agit là que d'un exemple de l'envie de fuir l'étouffante société, mais sans entrer dans nombre d'exemples on peut en évoquer un autre.

La tentative de briser la normalité. Il y a souvent, dans cette première partie des Fleurs du Mal, un mélange de beauté, d'obscénité, d'interdit, mettant en avant la part de perversité qu'il y a en chacun à différents degrés, ce qui pousse alors à s'interroger sur la notion même de perversité... N'est-ce guère parfois qu'un simple moyen de se rassurer pour parler de comportements qui nous échappent ? Un passage va parfaitement dans ce sens : quand il y a un problème de vol d'argent, la première qu'on accuse est Sawa, celle qui n'entre pas dans le moule, comme si on cherchait à repousser celle qui n'est pas "normale".

 "Je vais finir ma vie tout seul, dans cette ville, sans jamais être allé nulle part..."

La ville étouffe Sawa et Takao, elle contient leur désir de liberté et d'être eux-mêmes dans les habituelles moeurs et règles humaines.


Sawa et Takao, un lien pour briser le masque et la norme... mais pas que


La première partie des Fleurs du Mal est profondément marquée par la relation qui va se bâtir peu à peu entre Sawa et Takao. Une relation qui les emmènera très, très loin, sur plusieurs plans.

Dès le tome 1, s'installe une relation étrange entre les deux adolescents. Une relation où, dans un premier temps, Takao doit surtout se contenter de rejoindre Sawa tous les soirs et de tout lui dire comme elle le lui a ordonné. Elle lui raconte alors ses histoires tordues, le force à effectuer des actes un brin malsains et bizarres (par exemple, enfiler la tenue de sport de Nanako), le gêne, et cherche tout bonnement à entretenir le parfum d'interdit du vol de Takao. Que lui veut cette jeune fille qui d'habitude se fiche des autres (pour elle, ils peuvent bien tous disparaître) ? Que représente-t-il pour elle ? Une aura à la fois malsaine, hors-norme et mystérieuse plane d'emblée sur le personnage de Sawa, et il faut attendre les toutes dernières pages du premier volume pour avoir réellement une piste sur son objectif... Un objectif trouvant très bien écho dans la principale référence littéraire inscrite dans le manga.
  
  
  
  
  
Sawa veut arracher le masque derrière lequel Takao se cache, le mettre à nu, dévoiler son vrai « lui ». Dans le tome 2, il y a le premier rendez-vous mignon de Takao et Nanako, qui aurait pu être parfait, et même digne de toute romance lambda. Les deux adolescents se parlent, se découvrent un peu plus, Nanako a l'occasion de cerner les aspects les plus passionnés de Takao pour les livres, et l'issue a tout de l'idylle... mais il y a Sawa. Sawa, qui veille dans son coin, prête à bondir sur Takao dès qu'il le faut. La demoiselle est imprévisible, apparaît n'importe quand, sa silhouette se dresse partout sur le chemin de Takao, lui impose pendant le rendez-vous des choses délicates mettant à mal l'esprit du jeune garçon. Et face au malaise de plus en plus présent de Takao concernant Nanako, Sawa pousse encore plus le jeune garçon à se libérer, en déballant tout sur le tableau de la salle de classe, dans une scène folle. Ainsi les choses montent-elle petit à petit dans l'esprit de Takao, jusqu'à l'explosion : le but de Sawa est réussi.

Dès le tome 3, une nouvelle étape est alors enclenchée. Sawa a « éveillé » le vrai Takao, et tous deux partent en vélo dans l'optique d'aller au-delà de la montagne. Car Takao a-t-il encore sa place dans cette ville ? Qu'est-ce qui le retient dans cette cité, dans cette société ? Dans ce lieu et cette vie vides, creux, sans horizon ? Pendant que tous les autres gens de la ville continueront de mener leur vie tranquille, la pensée de la fuite et le passage à l'acte avec cette virée en montagne signifient beaucoup dans le malaise que ressent le jeune garçon.

Puis après la fuite en montagne, complètement ratée pour les deux jeunes, Shûzô Oshimi enclenche la prise de conscience de son personnage principal quant au choix qu'il souhaite faire, entre Nanako et Sawa. L'une pourrait encore le rattacher dans un bonheur peut-être factice au sein de la société normalisée dont il souhaite s'échapper, tandis que l'autre a brisé son masque et a élargi son champ de vision. Il n'y a plus de doute : Sawa l'obsède. Mais après la fuite ratée en montagne, Sawa est « loin » de lui.
Dès lors, la suite se dessine en quelque sorte comme une reconquête, celle d'un adolescent déterminé à se faire pardonner auprès de celle qui l'obsède, autant pour elle, pour qu'elle ne soit plus seule dans cette ville, que pour lui, pour qu'il ne perde pas ce qu'il a récemment entrevu auprès d'elle. Tout cela traduit surtout une chose : Takao a bien évolué. Désormais, celui qui est habituellement passif et enfoncé dans une sorte de spleen agit, cherche comment aller "de l'autre côté" dans cette ville, sans quitter la cité puisqu'on les en empêche. Et même si l'idée des culottes en guise de trophées dans la cabane pourrait paraître un peu basique, il ne faut surtout pas oublier que les personnages ne sont que des collégiens agissant avec les moyens qu'ils ont.
Au-delà de cette idée, l'évolution de Takao se ressent beaucoup à travers un autre point : le fait qu'il affirme ne plus avoir besoin des livres. Car à présent, pour s'échapper de ce quotidien étriqué, il a quelqu'un à ses côtés.
Le dernier point très intéressant de cette nouvelle étape concerne l'incursion de Takao chez Sawa, le jeune garçon ayant alors l'occasion d'entrevoir un peu plus l'intimité de l'adolescente dans sa demeure : sa chambre où il pénètre sans y être autorisé, sa situation familiale... La nébuleuse et fascinante Sawa se dévoile alors légèrement plus.
  
  
  
  
  
Puisqu'ils ne peuvent pas aller "de l'autre côté", c'est donc dans la ville elle-même que Sawa et Takao créeront leur "autre côté". Désormais conscient de ce qu'il souhaite et de ce que Sawa représente pour lui, Takao a construit l'étrange cabane près de la rivière, où Sawa et lui vont pouvoir s'échapper de ce monde tristement "normal" à travers une sorte d'enclave qu'ils ne partageront que tous les deux. les deux enfants brisent de nouveaux interdits qui, tout compte fait, sont tout à fait dignes des collégiens qu'ils sont, à l'image de ce passage où Sawa boit de la bière à en devenir très vite saoule, ou des nouveaux plans qu'ils préparent en vue de la fête de l'été en août. Si bien que dans ces cas-là, on les observe encore plus avec une forme d'attachement.

Bien sûr, on sait parfaitement que ce qu'ils font est mal vis-à-vis de la société bien moulée, et Shuzo Oshimi, sans non plus insister lourdement, parvient à renforcer encore un peu plus la part sombre de leurs agissements, par exemple avec le cadre noir et la décoration assez malsaine de la cabane, ou le brin d'érotisme que dégage par instant la jeune Sawa. Mais impossible de ne pas ressentir ou de comprendre ce que ces deux adolescents en mal-être ressentent, tant le mangaka se concentre à chaque instant sur eux, tant les personnages sont tout l'intérêt de l'oeuvre.
Evidemment, la question de leur avenir se pose s'ils continuent dans cette voie, et Takao est le premier à s'interroger : vont-il vers l'échec, la destruction ? Mais le jeune garçon le sent bien, il y a autre chose. Libérés, Sawa et lui se sentent heureux ensemble, comme en témoignent leurs sourires et rougissements subtils.

"Ca y est, c'est bientôt les grandes vacances ! Pour la première fois de ma vie, je les attends avec impatience..."

Ce n'est sans doute pas pour rien qu'à ce moment, c'est Sawa elle-même qui dit les mots ci-dessus, elle qui au début de la série était si distante et méprisante envers tout le monde... Mais même ce bonheur fragile, on le leur enlève.

Après l'incendie de la cabane du tome 5,  Sawa est à nouveau « loin » de Takao. Face à tout ça, l'adolescent ne peut que s'interroger. Tout est-il fini ? Ce qu'il fait est-il suffisant pour passer "de l'autre côté" ? Et tout compte fait, où est réellement son autre côté ? A cette dernière question, Shuzo Oshimi livre une réponse forte : peu à peu, "l'autre côté" recherché par Takao s'est restreint, il s'agissait d'abord de l'autre côté des montagnes qu'il n'a pu atteindre avec Sawa, puis d'une simple cabane-refuge qui a désormais disparu... L'espace lui permettant d'échapper à la "normalité" se réduit toujours plus, comme s'il était de plus en plus impossible de s'extraire de cette société, et le jeune garçon se rend alors compte que son ultime "autre côté" réside en un seul être. Il se trouve en Sawa elle-même, et il est décidé à la "sauver".
  
  
  
  
  
Les deux derniers chapitres du tome 6 vont, alors, commencer à tout cristalliser, à marquer complètement toute l'évolution que Sawa et Takao ont vécue ensemble.
Un chapitre 31 captivant, commençant par une fuite dans la nuit superbement mise en scène, et se poursuivant sur des retrouvailles presque intimistes à leur manière, où deux enfants meurtris, perdus entre l'étouffante société et le regard des adultes, ont besoin de se retrouver et de se dévoiler. Et plus que jamais, on entrevoit le fond de Sawa. Alors qu'elle avait promis à Takao de faire tomber son masque, c'est désormais elle qui se met à nu, de manière à la fois brève et forte, et dans une superbe mise en scène, où son visage reste d'abord totalement noir, avant que n'arrive une superbe double-page où ce qu'elle ressent est pleinement visible.
Puis un chapitre 32 presque doux dans son atmosphère, et pourtant terriblement inquiétant et presque nihiliste. Une sorte de calme avant une tempête que l'on devine violente, en plein coeur de la fête d'été. Longtemps restés à leur échelle d'enfants, du moins jusqu'aux actes de Nanako à la fin du tome précédent, les méfaits de Sawa et de Takao semblent devenir plus graves que jamais. Et si la seule solution pour échapper à cette société, qui les étouffe, c'était...
  
  

AKU NO HANA © Shuzo OSHIMI / Kodansha Ltd.

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Yacine

De Yacine [1327 Pts], le 04 Octobre 2018 à 02h28

20/20

Très bon dossier, complet, bien écrit et proche de l'idée que je me fais du manga.

J'ai bien aimé la façon d'envisager le rétrécissement de l'autre côté et aussi quelques détails que je n'avais pas encore bien intérprêtés.

A propos de l'inspiration pour Sawa, je ne savais pas qu'il s'était aussi inspiré de sa femme, je pensais seulement qu'il s'était inspiré de la fille qui jette ses brioches par terre. (postface d'un des premiers tomes)

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