Gunslinger Girl

Dérangeant ?

Perturbant, voilà un mot qui pourrait qualifier correctement l'oeuvre de Yu Aida. De par les thèmes abordés, Gunslinger Girl est un manga qui nous perturbe, nous dérange sur bien des points, nous fait nous poser des questions...

Le plus évident de ces sujets dérangeants a été évoqué juste au dessus, et il s'agit du fait que des fillettes, souvent très jeunes, se retrouvent armées de flingues en tout genres pour se battre. L'effet sur le lecteur est d'autant plus fort qu'il voit régulièrement ces mêmes fillettes vivre normalement, dans des situations de la vie quotidienne. Pire encore, le fait qu'elles subissent des lavages de cerveau pour rester fidèles à l'Agence. Une situation qui ne manque pas d'évoquer le si tragique sujet des enfants-soldats, ces gamins qui, au nom d'une quelconque idéologie qu'on leur a enfoncée dans le crâne, se voient affublés d'armes pour se battre jusqu'à mourir sans qu'on leur laisse le choix. Difficile de rester insensible face à cela.

Ce principe de conditionnement peut également nous amener à nous poser d'autres questions, tout à fait différentes: les fillettes ont été cybernétisées et reconditionnées pour obéir et se battre, ce qui nous choque au plus profond de nous-mêmes. Leur liberté a été littéralement bafouée. Mais si elles n'avaient pas été recueillies par l'Agence, une mort certaine ou une vie de souffrance les attendaient.
Dans ces conditions, à chacun de se questionner: entre souffrances inimaginables, morts prématurées et deuxième chance dans des conditions où le choix et la liberté d'esprit n'ont plus leur place, que choisir ?
Jusqu'à quel point peut-on avoir le droit de reconditionner ?
Et même si leur cerveau a été lavé, les fillettes, de leur côté, semblent bien préférer la dernière solution, trouvant malgré tout une forme de bonheur artificiel dans leur nouvelle vie, par exemple en vivant littéralement pour leur tuteur. Un autre exemple parlant de cet état de fait peut être perçu à travers le personnage de Rico, celle qui était autrefois paralysée vérifiant désormais tout les matins si ses membres fonctionnent toujours...
De ce fait, une autre question nous titille: vaut-il mieux mourir prématurément en n'ayant connu que tristesse et souffrance mais en étant resté soi-même jusqu'au bout, ou revivre en s'enfonçant dans un bonheur construit de toutes pièces et en ayant perdu sa personnalité ? De nombreuses questions auxquelles il paraît difficile de répondre de manière certaine ici, tant Yu Aida ne prend jamais parti... Le cercle est ici décidément bien vicieux, l'esprit du lecteur profondément chamboulé.

Pour revenir sur un point moins riche en questions dignes de philosophes, le manga de Yu Aida nous dérange également purement et simplement à travers le fait que l'on sache pertinemment que les fillettes sont vouées à une mort certaine. La cybernétisation et le reconditionnement ont leurs limites, le triste sort d'Angelica en a déjà été une preuve, et Henrietta, de par ses pertes de mémoire de plus en plus fréquentes, s'engage d'ores et déjà sur la même voie... Face à l'annonce de cette sentence inévitable dont on se doute qu'elle emportera les fillettes les unes après les autres sans que leurs tuteurs ne puissent rien y changer, on a d'avance mal au coeur, d'autant plus lorsque leur volonté de vivre éclate au grand jour, à l'image de la Triela des derniers volumes parus.

Gunslinger Girl est aussi un moyen pour Yu Aida d'aborder, à travers ce qu'ont vécu les fillettes avant d'être recueillies par l'Agence, des thèmes douloureux, parfois vraiment horribles, qui peuvent nous laisser pantois quant à la nature parfois immonde de l'être humain.
Cela se ressent principalement à travers le passé de trois des fillettes: Henrietta, Triela et Angelica.
La première a été violée toute une nuit devant les cadavres de ses parents... Que ressentir face à de telles révélations, si ce n'est du dégoût envers l'homme ?
Les choses furent encore plus horribles pour Triela: victime de trafiquants d'enfants, elle fut elle aussi violée, puis torturée, tout ceci sous les objectifs d'une caméra... L'occasion pour Yu Aida de mettre en avant un sujet d'une gravité sans pareille: les légendaires snuff-movies, ces films amateurs qui mettraient en scène des viols, des tortures et des meurtres d'enfants. Un sujet qu'Aida met en avant sans obscénité, sans esbroufe, sans surenchère, se contentant d'éveiller notre rage envers l'homme de la plus simple des manières.
Le cas d'Angelica est encore différent, mais tout aussi terrible, puisque c'est son père ruiné qui tentera de la tuer dans un "accident" pour toucher son assurance-vie. La petite fille tuée par son père pour l'argent, un sujet qui, à nouveau, nous perturbe, et, en filigranes, une petite critique de notre société, voyant les hommes capables de commettre les pires ignominies pour cet argent sans lequel nous ne sommes rien.

Dérangeantes, les intrigues politiques de Gunslinger Girl peuvent l'être aussi, mais d'une toute autre manière. En effet, on peut se demander comment un manga tel que Gunslinger Girl peut être accueilli en Italie, Yu Aida utilisant volontiers des organismes réels.
Ainsi, les clans mafieux évoqués, comme la Camorra, existent réellement, et celles et ceux qui l'ont lu se rappelleront évidemment ici du livre adapté au cinéma Gomorra, traitant de cette même Camorra, et qui valut à son auteur Roberto Saviano un exil forcé suite à des menaces de mort de la mafia napolitaine.
Dans le même ordre d'idées, Aida réutilise également le nom de Padania, qui existe aussi, l'auteur allant même jusqu'à donner au personnage de Mario Bossi le nom de famille du véritable leader du parti, Umberto Bossi...
Gunslinger Girl, un manga quo joue avec le feu ?

Enfin, de manière plus large, nous retrouvons dans Gunslinger Girl un sujet fort apprécié dans le domaine de la science-fiction, que l'on a notamment déjà pu voir dans les oeuvres de Philip K.Dick, ou dans des films comme Blade Runner ou, pour ce qui nous parle le plus, Ghost in The Shell de Mamoru Oshii: à travers les relations toutes différentes entre les tuteurs et les fillettes, Gunslinger Girl pose une vraie question, sans y apporter de réponse toute faite, sur les limites à placer entre l'homme et la machine.

Dérangeant, Gunslinger Girl l'est donc sur bien des points. Sans jamais prendre parti ou donner de réponses toutes faites, le manga de Yu Aida met en avant des sujets épineux, graves, pouvant parfois réveiller en nous un certain dégoût de l'être humain, et aborde de nombreux thèmes propices aux réflexions en tout genres.