Tetsuya Tsutsui

Manhole : Vous prendrez bien un petit ver ?

   
 
Ville de Sasahara, le 7 décembre, à 16h32. Dans la principale rue marchande de la ville déambule un homme, entièrement nu, imberbe, les larmes aux yeux, la bave aux lèvres, les mains et les pieds ensanglantés, l’œil gauche entièrement blanc. Tandis que les passants sont pris de stupeur, l'inquiétant individu percute un étudiant, le nez plongé dans ses textos, et crache du sang au visage de ce dernier qui, par réflexe, le repousse violemment. L'individu perd alors l'équilibre, percute le sol avec l'arrière de son crâne, et meurt sur le coup.
 
En une dizaine de pages, Tetsuya Tsutsui nous plante l'ambiance de sa nouvelle série, aux antipodes de ses créations précédentes. Si l'on avait pu remarquer quelques illustrations macabres dans Reset, Manhole s'inscrit dans un registre horrifique beaucoup plus soutenu, via sa dimension de thriller biologique. L'autopsie du cadavre, quelques planches plus tard, révélant le principal ennemi de la série, est une scène qui marquera tout autant les esprits par son aspect dérangeant. Et, au fil des trois volumes, l'auteur n'aura de cesse de développer cet aspect glauque, que ce soit parmi les victimes de la filariose comme dans la visite de lieux sales et grouillants, dans la rencontre d'individus burinés par la vie ou encore dans l'observation de la naissance d'une colonie d'insectes. Cette ambiance malsaine et oppressante se marie sans mal au découpage froid et millimétré de la narration, que l'autre maîtrise avec toujours plus d'adresse.


   
  
 
Une nouvelle fois, l'auteur développe deux pistes en parallèle au fil du récit. Tout d'abord, l'enquête  autour de l'identité de « patient zéro » et de son apparition soudaine, produite par le bureau d'investigation du commissariat de Sasahara. L'équipe se compose de personnages archétypaux que l'on pourrait retrouver sans mal dans toute série policière US : la jeune recrue dynamique mais encore maladroite, le mentor bourru au grand cœur, le vétéran se remémorant des vieilles affaires, et le commissaire aux blagues vaseuses. Leurs recherches avancent relativement vite et les motivations derrière cette funeste machination se dessinent dès la fin du premier volume.
 
Le second, quant à lui, s'intéresse davantage à l'aspect épidémiologique, récurrent dans ce genre d'histoire. En effet, l'infection ne tarde pas à se propager auprès d'autres individus, et une situation de crise naîtra suite à un malheureux concours de circonstances. Avec le recul, l'amas de coïncidences est un peu grossier, mais sur nos premières lectures, la narration et les planches chocs font le reste, nous emportant dans une tension palpable. Enfin, le troisième volume mêle la dernière ligne droite de l'enquête à quelques ultimes rebondissements, impliquant les protagonistes eux-mêmes et les emmenant vers de nouvelles directions. Là encore, l'auteur utilise un standard du genre : après nous avoir fait craindre une pandémie, il touche aux personnages pour qui nous avons pu ressentir de l'empathie au fil de l'enquête. Du grand classique, mais ça marche !

Difficile de parler davantage de Manhole sans écorcher le sel de son intrigue. Pour sa première série « longue », et dans une thématique encore inédite pour lui, Tetsuya Tsutsui a réussi à offrir un thriller très prenant, stressant, avec de purs moments d'angoisse surtout lors de la première approche. Même si cela doit passer par quelques poncifs et autres éléments téléphonés, cette histoire reste un must have pour tous les amateurs du genre !
 
 
    

Prophecy : Screaming on streaming

 
 
Une cagoule faite de papier journal, un T-shirt arborant les icones de l'iOS d'Apple,... Malgré son look atypique, celui qui se fait appeler Paperboy pourrait se perdre dans la masse des hurluberlus prenant la parole sur le Net. Et pourtant, ses vidéos prophétiques ne vont pas tarder à faire le buzz : clamant haut et fort qu'il veut changer le monde, ce justicier en marge du système annonce ses prochaines « purifications » avant de les mettre à exécution le lendemain.
  
Devant la multiplication de ces actes criminels en série (incendies, tortures,...) dans une ville de la préfecture de Tochigi, l'équipe du département anti-cybercriminalité, mené par l'inspectrice Erika Yoshino, s'empare de l'affaire, bien décidé à démasquer ce personnage dont la popularité ne cesse de croître sur les réseaux sociaux...
 
Cinq ans après Manhole, Tetsuya Tsutsui renoue avec ses thèmes de prédilection en offrant une histoire qui se jouera à nouveau sur deux tableaux à la fois : l'enquête policière sera une nouvelle fois prédominante, portée par une inspectrice de choc. Contrairement aux personnages un brin passe-partout de son œuvre précédente, l'auteur a voulu doter Yoshino d'un certain charisme, lui offrant un physique ravageur associé à un sens de la justice intransigeant et d'un caractère bien trempé, parfois à la limite de l'insupportable ! Elle agit ainsi en tant que véritable nemesis pour Paperboy ou plutôt, comme nous l’apprenons assez vite, pour les Paperboys, quatre compagnons d'infortune liés dans leur destinée criminelle. Aussi, plus que jamais Tetsuya Tsutsui délaisse quelque peu le rythme de l'enquête pour développer la psychologie de ses personnages, aux intentions pouvant différer au fil des rebondissements.
   
Mais le récit se joue également en parallèle sur le web, autre personnage sans visage du récit, qui a inventé ses propres codes, ses propres règles, ses propres boucs émissaires, ses propres leaders d'opinion.  Paperboy devient alors une icône anarchiste sur la toile, libérant la parole de ceux qui s'estiment opprimés, mais qui restent sous le confort de l'anonymat, et génèrant même des émules dans son sillage. L'auteur met également en avant ceux qui suivent et réagissent à tous ces évènements avec un recul et un cynisme déconcertant, ponctuant leurs commentaires d'un macabre « lol ».
      
 
  
   
    
Au prix de quelques clichés, Tetsuya Tsutsui pointe également du doigt, au début de la série, ceux qui pensent se croire tout permis, les pilleurs de contenus sans vergogne au nom d'une prétendue liberté de partage. Ayant lui même débuté en publiant gratuitement ses récits, cette prise de position peut sembler confuse, mais on comprendra au fil de l’œuvre qu'il reste dans son optique d'exposition , d'impartialité, d'absence de manichéisme, comme nous allons l'étudier par la suite.
 
Ainsi, Prophecy voit s'affronter deux visions de la civilisation actuelle, antagonistes mais complémentaires. Si Yoshino incarne malgré elle le conservatisme d'une société tenant à ses règles et à ses privilèges, Paperboy se présente quant à lui comme un justicier d'un genre nouveau, ne répondant qu'à la morale qu'il a choisi de suivre. Sa rébellion face au système a bien sur des atours séduisants, surtout sur un terrain virtuel où tout le monde porte un masque pour clamer tout et n'importe quoi. Il sera seulement dommage que l'auteur ne soit pas allé au bout de son développement, préférant s'intéresser uniquement au sort de ses protagonistes en fin d'aventure. Mais le reste du propos de l’œuvre nous laisse encore à réfléchir par nous-même sur notre responsabilité d'internaute, et ce bien après la fermeture du troisième et dernier opus...