Un tome qui porte la mythologie au-delà
Avec son premier opus, Souvenirs d'Emanon, la saga crée par Shinji Kajio nous interpelait par ses concepts de science-fiction originaux, incarnés par une héroïne à l'aura envoutante, et porté dans une ambiance unique en son genre. De l'aveu même du romancier, cette histoire n'appelait pas de suite, puisqu'il avait couché sur papier une idée qui lui était venue de manière spontanée. Mais le succès fit l'éditeur demander à son auteur de poursuivre l'aventure... Ce que Shinji Kajio opéra.
Mais comment mener au-delà ce concept d'héroïne ? Nous avons essayé de répondre en partie à cette question avec les paragraphes précédents de ce dossier, notamment en abordant la question de la solitude ressentie par un tel personnage et comment elle pouvait expérimenter son rapport au temps ainsi que son unicité en tant qu'individu. Mais on pouvait aussi se demander si la mythologie créée par le romancier ne pouvait pas être portée au-delà, et s'il ne pouvait pas imaginer d'autres concepts tout en restant fidèle à ce qu'il entreprenait avec le chapitre "Souvenirs". C'est précisément de ces questionnements qu'il est question avec la seconde histoire du recueil "Errances".
Ainsi, l'auteur fait de son héroïne une exception parmi toutes les Emanon ayant existé au cours de la vie de la planète. En quelque sorte, il donne davantage de grain à moudre à son idée d'une fille sans nom qui peut exister aussi indépendamment, malgré le lourd héritage qu'elle porte. L'idée fut donc de lui donner un frère jumeau que le personnage central part retrouver, donnant une rencontre riche en surprises. Le passé de cette Emanon nous est ainsi révélé, tandis que d'autres concepts émergent progressivement, jusqu'à nous promettre une suite dans la progression de la protagoniste. Le scénario de Shinji Kajio implique la création d'un fil conducteur auquel on ne s'attendait pas, et qui n'a d'ailleurs pas trouvé de continuité dans l'adaptation manga pour le moment.
Pour le lecteur, Errances d'Emanon '67 est une lecture surprenante, et un peu déstabilisante étant donné ses intentions différentes de porter l'univers au-delà et de planter plusieurs promesses pour l'avenir. La saga s'étant montré du genre contemplative, à vivre sur le moment, nous voilà avec l'envie de découvrir une suite qui répondrait à des questions posées dans le présent ouvrage. Est-ce une trahison à l'égard de la série ? Pas vraiment, dans le sens où ces développements n'évinces jamais les autres propositions contemplatives présentes tout le long de l'ouvrage. La transition s'annonce donc idéal puisque notre grande partie finale de ce second dossier s'intéresse, justement, à ces ambiances sous le crayon et la couleur de Kenji Tsuruta.
Pudeur, symbolique, dépaysement... Les errances par Kenji Tsuruta
Nous l'avons relevè précédemment, Errances d'Emanon est un deuxième ouvrage dont l'une des particularités est de proposer deux histoires. La première (qui reprend le nom global de l'album) est intégralement en couleur et traite davantage l'errance solitaire de l'héroïne. La seconde s'intitule Errances d'Emanon '67 et reprend un noir et blanc solennel tout en enrichissant le background de cette incarnation de l'entité, avec la révélation d'un frère. Ce sont deux récits aux choix artistiques différents, et qui présentent des esthétiques mettant en relief des ambiances aussi très variées.
De manière logique, c'est donc la première aventure qui retient davantage notre attention concernant la pure portée visuelle. Et ça n'a rien d'anodin puisque Kenji Tsuruta croque merveilleusement l'ambiance mélancolique de l'errance avec sa mise en couleur vive et chatoyante, son cadre rural totalement dépaysant et sa représentation des personnages. Car le choix est fait de montrer longuement Emanon nue, dans ce premier récit. Une décision artistique qui pourrait s'apparenter à un certain fétichisme du personnage puisqu'on sait que la naissance d'Emanon provient d'un certain fantasme de Kenji Tsuruta, celui d'une rencontre singulière qui provient du fruit de son imagination. Et de cette pensée est née une héroïne riche d'une puissante aura, et que le dessinateur a sans doute cherché à dessiner d'une manière différente. La voilà donc souvent nue, entrejambe jamais dissimulé, se baignant dans un étang clair ou s'étendant sur le sol d'un tramway abandonné et qui a subit l'épreuve du temps d'une manière différente de la jeune femme. Pourtant, rien n'est jamais voyeuriste, si bien que Kenji Tsuruta présente même nu le petit garçon qu'est Atsushi, aux côtés d'une Emanon en tenue d'Eve. La symbolique est assez claire justement, Emanon représentant les origines du monde comme l'est la première femme dans la Bible. Une métaphore parmi d'autres comme l'atteste l'opposition entre la fraîcheur de la jeunesse qu'est Emanon et le tramway délabré, ou encore le mouvement qu'elle incarne dans l'épilogue face à la cité engloutie et figée qu'elle a autrefois connu. Il ne fait nuls doutes que Kenji Tsuruta s'imprègne de ce que le personnage représente pour ensuite la dépeindre graphiquement de manière douce et censée, à travers des planches devant lesquelles on s'ébahit sans mal.
Un autre point brillant dans le travail de narration de l'artiste, c'est l'expérience par les non-dits. Un point caractérisé dans les deux histoires d'ailleurs, a contrario du paragraphe ci-dessus qui insiste surtout sur le voyage proposé dans le premier récit intégralement colorisé. D'une certaine manière, Errances d'Emanon est un ouvrage qui se lit vite. Car quiconque ne prendrait pas son temps devant les nombreuses planches épurées de tout texte achèverait sa lecture en quelques minutes à peine. Pourtant, le recueil s'apprécie par le regard pur et pas simplement par la lecture. Le dépaysement est justement renforcé par ces nombreuses planches, et les contempler comme il se doit permet d'apprécier toute l'étendue de l'errance, qu'elle soit seule ou en compagnie d'un frère jumeau à peine retrouvé.
© by TSURUTA Kenji / Tokuma Shoten
De Noop, le 25 Octobre 2020 à 18h09
Très bon dossier pour une série géniale de 4 tomes !