Anguilles Démoniaques - Actualité manga
Dossier manga - Anguilles Démoniaques

Démêler le vrai du faux


"Ce que les hommes voient change en fonction de celui ou celle qui regarde..."

Parfois dans Anguilles Démoniaques, ce qui se déroule réellement à Maruyoshi paraîtrait presque au second plan, si tout cela n'apparaissait pas constamment dans l'esprit d'un Masaru forcé de s'interroger, et d'un Tomita qui semble rapidement perdre pied face à un lieu déclenchant ses pires angoisses.

Face à la situation, à l'angoisse de l'inconnu, à la peur face aux occupants de Maruyoshi et du quartier de Kuromu, on voit Takada et Ochiai exposer deux façons de réagir : d'un côté Tomita, de l'autre Masaru.

Il y a tout d'abord, la chute psychologique de Tomita, qui prend peur en pensant avoir compris ce que cachent réellement ces anguilles et ces caisses livrées à Maruyoshi. Très vite, le jeune homme ne supporte plus cette situation, si bien qu'il décide de tout plaquer, de disparaître de la circulation, même s'il sait ce qu'il peut lui en coûter de laisser tomber un homme comme Chiwaki sans avoir remboursé toutes ses dettes... Tomita est celui qui perd très vite pied, se fait peut-être un eu trop d'idées sur certains points, et ne prend pas le temps de tout jauger.

Au cas de Tomita, les auteurs opposent celui de Masaru, qui prend une autre tournure, ce qui permet de mieux mettre en avant le principal sujet de la série : dans ces bas-fonds miséreux qui semblent décidément moisis jusqu'à la moelle, est-il possible de démêler totalement le vrai du faux ? Tout est-il forcément tout blanc ou tout noir ?
Tout au long de la série, les ragots et suppositions vont bon train, au point qu'il en devient nébuleux de cerner certaines choses. Se cache-t-il réellement quelque chose d'aussi terrible que le pense Tomita derrière cet élevage d'anguilles ? Chiwaki est-il un patorn ausis terrible qu'il le pense ? Quel type de nourriture Masaru mange-t-il donc réellement dans ce bistrot où personne d'autre ne touche à son assiette et où il trouve ce qui ressemble à une dent ? Que faut-il réellement penser de ces employés inquiétants de Maruyoshi, à commencer par Hide et son visage brûlé ? Masaru a-t-il raison de s'inquiéter en voyant ce même Hide accueillir chez lui la fillette vêtue comme une souillon et dont on dit qu'elle "travaillerait" déjà ? Avec des scènes marquantes, comme celle où les regards noirs du bistrot se braquent sur Masaru, ou celle où notre héros observe par la fenêtre Hide et la fillette, Ochiai alterne régulièrement entre inquiétude et espoir, entre horreurs qui pourraient se vérifier et angoisses peut-être infondées.





Dès lors, il en ressort un chose : le pire n'est pas toujours là où on l'attend, et les figures qui sont en apparence les plus propres ou les plus discrètes peuvent être les plus retorses intérieurement. Les exemples dans la série ne manquent pas, que ce soit à Maruyoshi ou dans le club de Maharo, mais s'il y a un principal personnage véhiculant cette idée, c'est bien Miki. Cette petite nouvelle au sein de Maharo apparaît naturelle, fraîche et gentille, montre un fort intérêt pour Masaru, et est si belle qu'elle rappelle à notre héros son épouse. Mais Miki est-elle vraiment comme elle le laisse paraître ? Le lecteur peut deviner facilement ce qu'il en est réellement, mais il reste que l'auteur expose à merveille le personnage et son impact sur Masaru. Entre événements bizarres et ragots, la vraie Miki semble se dévoiler peu à peu sitôt que le vrai est démêlé du faux, et cela permet également d'offrir en Masaru un homme lui-même loin d'être parfait, risquant à quelques reprises de ternir sa relation avec Tomoko via quelques mensonges et via son attirance contenue envers Miki. Bien que d'un naturel plus posé que Tomita, prenant le temps d'essayer de cerner certaines choses et certaines personnes derrière ses angoisses, Masaru ne voit pas tout, ne voit pas à quel point la belle Miki le manipule, et la chute n'en sera que plus terrible.

On peut dire que les auteurs mènent les choses à merveille pour nous amener constamment, à l'instar de Masaru, à nous interroger sur ce qui est vrai ou faux, sur ce dont il faut réellement s'inquiéter ou non. Jusqu'à une dernière ligne droite brillante dans sa manière de dépeindre la soif vengeresse d'un personnage en particulier. Brillante, car plus que d'offrir un simple thriller, l'oeuvre laisse bien comprendre tout le désarroi que peuvent ressentir les personnages face à ce qu'il ne maîtrisent pas ou connaissent mal, et dépeint à merveille la manière dont ils sont bafoués et peuvent toujours plus se faire déposséder des dernières choses/personnes auxquelles ils tenaient.

Le message d'Ochiai est alors clair : face aux ragots, aux suppositions, aux non-dits pouvant finir par se transformer en légendes inquiétantes, mieux vaut sans doute chercher à cerner les choses tout de suite sans faire de raccourcis avant de se fourvoyer, car rien n'est forcément tout blanc ou tout noir, y compris dans les plus sales bas-fonds. Comme le dit Ochiai dans sa postface : pour rester humain, il faut travailler sans cesse notre "oeil de l'âme", voir au-delà des apparences, et ne pas se mettre à rejeter et à détester les choses et les personnes sans même avoir essayé de les connaître.


La patte Ochiai


Yûsuke Ochiai, sans doute inspiré par le roman d'origine, propose ici une narration qui passe énormément à travers le personnage principal Masaru et ses pensées. Cette narration interne nous invite à suivre au plus près ce qu'il ressent, ses interrogations, ses inquiétudes, son désir de s'en sortir... et c'est d'autant plus efficace pour bien suivre son évolution. Quand on le voit commencer à s'imposer dans son travail et que tout le monde autour de lui s'écarte sur le chemin de ce colosse au regard camouflé par ses lunettes. Quand on le voit prendre en confiance, puis s'inquiéter, puis chercher à connaître les choses, puis le voir chuter en découvrant la vraie Miki... Cette narration est également un excellent moyen de voir à quel point ce colosse à l'apparence effrayante renferme sa sensibilité au fond de lui. Autre preuve qu'il ne faut décidément pas juger les personnes sans les connaître.





Visuellement, Ochiai propose des dessins redoutablement efficaces. Plus encore que dans L'île infernale ou que dans Moon Shadow, Ochiai s'appuie sur un trait assez épais pour offrir des gueules quelque peu burinées (comme celle de notre héros dès la couverture, du vieux Shinkichi, ou encore et surtout de Hide au visage déformé par un accident), mais aussi des décors bien présents et souvent malsains et poisseux (il suffit de voir le quartier de Kuromu, peu vivant, délabré, lugubre, où seuls les cris des corbeaux se font entendre). L'auteur offre un travail de mise en scène impactant, ainsi qu'un gros effort sur les jeux d'ombre très présents qui ne font que renforcer l'inquiétude ambiante. On peut aussi qu'il alterne les onomatopées dans des bulles ou en dehors selon leur importance et l'impact qu'elles doivent avoir. Ou encore qu'il aime s'adonner de temps à autres à quelques petits partis pris symboliques, à l'image de la dernière page du volume 2 où, pour bien véhiculer le choc de Masaru, il laisse son visage se déformer, fondre, se décomposer.

Certaines scènes en particulier sont d'une grande puissance, et l'on pense ici notamment à la première partie du troisième volume. C'est sur un coup de tonnerre que s'ouvre ce tome, qui cristallise tout ce qui s'est emmagasiné en Masaru, pour le faire éclater dans un coup de sang ravageur parfaitement mis en scène. Dès les premières pages, la nuit, la pluie tombant froidement et le regard dépourvu d'émotion de Masaru sont autant d'éléments qui installent l'ambiance. Entre les colères de Miki et son érotisme, cette ambiance ne fait que s'accentuer au fil des pages, au point de nous laisser deviner l'horreur qui pourrait arriver. Horreur qui finit alors par éclater avec brutalité, au gré du regard presque inhumain du colosse, de cette pluie qui continue de tomber,et, surtout, d'une utilisation brillante des envahissantes et suffocantes onomatopées de la radio.
  
  
  


© YUSUKE OCHIAI, YU TAKADA / SHONENGAHOSHA

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