Dystopie guerrière et narration entrecoupée
Comme un signe de trauma de la Seconde Guerre Mondiale, qui précéda une occupation par les forces Alliées, l'idée d'une domination du Japon par des forces étrangères est un concept qui n'est pas rare dans la fiction nippone. Côté animation, Code Geass est un bon exemple, la série de Goro Taniguchi plaçant la libération du Pays du Soleil Levant comme l'un des enjeux centraux.
Dans le cas d'Ookami Rise, la dystopie est différente, et peut-être encore plus poussée. Suite à la chute d'un missile expédié par une dictature, le Japon est devenu une terre de chaos. La zone d'impact est devenue une terre neutre et inhabitée, tandis que la Russie et la Chine envoyèrent leurs troupes vers le pays délabré, jusqu'à se partager celui-ci. Au Sud, la région placée sous le contrôle chinois fut baptisée "Région autonome de Neiwa", tandis que ses habitants constituent "l'ethnie des Wa". L'archipel a ainsi évolué en véritable zone de Guerre froide, tandis qu'une espèce nouvelle s'est réfugiée au coeur du bandeau neutre du territoire. Ces "Wolang" sont des êtres hybrides, mi-hommes, mi-loups, et s'attirèrent l'animosité des forces chinoises, à l'origine de la naissance de ces entités.

OOKAMI RISE © 2018 by Yu Ito / SHUEISHA Inc.
L'histoire d'Ookami Rise est difficile à synthétiser, tout comme il est complexe de définir simplement ses enjeux, tant ils sont multiples. Car de ce contexte découlent plusieurs problématiques, le cadre dystopie étant source de bien des maux des personnages, au même titre que les expérimentations dont les Wolang ont fait l'objet, tandis qu'un véritable drame humain vient concerner une poignée de protagonistes. Soulever la complexité que parvient à établir Yû Itô, en seulement 5 tomes, est essentiel pour comprendre que Ookami Rise n'est pas une histoire guerrière anecdotique ni un simple petit manga d'action qu'on aura oublié sitôt la lecture achevée. L'oeuvre résulte d'un savant mélange d'idées historiques, dramatiques et morales, qui trouvent écho dans des pistes de scénario qui s'entrecroisent, et finissent par se rassembler dans un climax dantesque qui parvient à résoudre la plupart des intrigues.
Aussi, lancer une histoire basée sur ces éléments n'est pas chose simple. S'il avait été question de caresser le lecteur dans le sens du poil et ne pas le déstabiliser, la mangaka aurait procédé par un traitement chronologique des événements. Mais ce serait mal connaître l'artiste qui aime créer des amorces déroutantes qui présentent divers pans d'une grande intrigue, avant de recalibrer petit à petit les choses, et rassembler les pièces du puzzle de telle sorte à ce que sa narration prenne sens. Nous avons le plaisir de redécouvrir cette manière de narrer une histoire actuellement avec Shut Hell, de la même autrice, et Ookami Rise reprend cette forme narrative. Alors, si la lecture déroute sur son premier volume, y revenir prouve toute la maîtrise de la mangaka de son récit. À terme, le manga devient ce type d'oeuvres qu'on redécouvre à chaque lecture, et dont on savoure de nouvelles subtilités à chaque fois.

OOKAMI RISE © 2018 by Yu Ito / SHUEISHA Inc.
Une question, que nous avons effleurée un peu plus tôt, se pose alors : Avec cette manière de faire, Yû Itô parvient-elle à narrer toutes ses idées, et à boucler sa trame ? En réalité, seule la concernée pourrait dire si elle a honoré toutes ses intentions. Car dans un récit issu de l'imaginaire, il y aura toujours des zones à explorer ou des éléments à élucider. Concernant Ookami Rise, ce sont les enjeux, que nous développerons dans les parties suivantes, qui trouvent une résolution. La problématique de l'ethnie des Wa, tout comme l'incident politique qui a frappé l'ancien Japon, vient finalement servir de décors et de contexte pour une intrigue plus intimiste. Cela ne veut pas dire que la mangaka efface cet aspect, qui constitue pourtant la base de son œuvre, mais c'est plutôt pour amener son drame que la dystopie guerrière trouve une forme de légitimité narrative. Sans aller jusqu'à dire que Yû Itô prend à contrepied le genre, on peut affirmer qu'elle fait sien de ce type de récit, pour narrer une histoire qui lui est propre.