Casterman - Actualité manga

Casterman

Interview

A l'occasion de Japan Expo 2012, nous avons eu le plaisir de rencontrer Nadia Gibert, éditrice chez Casterman. Voici le compte-rendu de notre entretien, durant lequel nous allons évoquer la collection Écritures, le mangaka Jiro Taniguchi... et bien d'autres choses !
 
 



Manga-News: Pour commencer, pouvez-vous vous présenter et nous expliquer votre rôle au sein des éditions Casterman ?
Nadia Gibert: Je suis responsable éditoriale aux éditions Casterman. Je m’occupe de la partie franco-belge avec des auteurs maison comme Tardi, Schuiten, Pratt ou encore Jiro Taniguchi. Je m’occupe aussi de la collection Écritures pour ce qui concerne les romans graphiques et de toute la partie manga avec la collection Sakka.


Par rapport au catalogue manga et aux autres éditeurs, vous publiez assez peu de mangas. Pourquoi ce choix ?

Historiquement, on est venu sur le
manga en 1995. On avait commencé à sortir les premiers mangas
venant de Kodansha mais c'était assez limité. En 2004, Frédéric Boilet nous a rejoint et il nous a convaincu de développer une collection manga différente. C’est pourquoi on a voulu lancer une collection de mangas qui ressemblait plus à ce que faisait Casterman en bande-dessinée franco-belge, et proposer une offre éditoriale différente.
 
 

 
 
 
Que voulez-vous dire par "une collection manga différente" ?
Je veux dire un univers éditorial plus adulte, c'est à dire des récits plus amples, des problématiques plus développées comme avec Jiro Taniguchi ou des auteures comme Kyoko Okazaki ou Kiriko Nananan. Des auteurs qui abordent des sujets beaucoup plus adultes et qui, pour certains, n’avaient jamais été publiés en France.


En ce qui concerne Thermae Romae, qui est une grosse licence au Japon, comment vous êtes-vous imposé faces à vos concurrents ?
C’est l’éditeur japonais Enterbrain, que j’aime beaucoup car ils font un gros travail éditorail et tente des choses, qui, lors d’un rendez-vous, nous a apporté Thermae Romae en nous disant qu’il pensait que c’était un livre pour nous. Le premier volume sortant à peine au Japon, son succès n’était pas encore fait. En le regardant attentivement, je me suis dit qu’il y avait en effet quelque chose d’intéressant. Je l’ai fait lire et nous avons été tout de suite très emballés. On a fait une offre, montré la pertinence de Casterman sur ce genre de manga ainsi que notre savoir faire en terme de lancement ambitieux. Et, au final, ils nous ont fait confiance.
 
  
   



La critique plus généraliste a bien accueilli ce titre pourtant atypique, cela vous a-t-il attiré un public autre que le manga ?  Et les ventes en ont-elles profité ?
On n’a pas encore fait d'étude sur le lectorat de Thermae Romae mais on pense qu’il y a un lectorat plus large que celui du manga, même si c’est dans le sens de lecture japonais et que cela rebute encore beaucoup de lecteurs qui lisent de la BD. Mais comme le titre est assez atypique, je crois que oui, définitivement, on doit avoir un public plus large car, rien qu’en interne chez Casterman et chez Flammarion, pas mal de gens qui ne lisent pas de mangas d’habitude sont venus chercher le titre pour le lire. C'est quand même assez significatif parce que, habituellement, en dehors des titres de Taniguchi, peu de personnes de la « littérature » viennent chercher du manga. Donc tout cela me fait dire qu'on a un lectorat plus large. En ce qui concerne les ventes, elles sont très bonnes. On en est à la troisième réimpression pour le tome 1 avec des tirages très conséquents. C’est déjà une très belle réussite pour nous et pour l’équipe d’Enterbrain, qui est très contente. Cela prouve qu'il y a de la place pour ce genre de manga.


De nombreuses œuvres de Taniguchi ont été publiées en France, un peu à l’instar de Tezuka. Pensez-vous dans le futur pouvoir publier d’autres œuvres tout en renouvelant l’auteur ?
Oui, parce que Taniguchi est ouvert aux propositions et qu’il y a encore toutes ses œuvres du passé. Toutefois, on n’a pas l’intention de tout publier, et lui non plus car c’est une époque spéciale de sa vie. Il n’a pas forcément de regret vis-à-vis de ses premières œuvres, mais cela ne correspond plus à ce qu’il fait aujourd’hui. On essaie donc de choisir les livres qui nous paraissent atypiques et qui sont intéressants pour montrer son travail sur le découpage, son travail graphique ou encore son travail sur le scénario avec d’autres scénaristes. C’est pour ça entre autre qu’on a publié Enemigo. Ce qui est intéressant avec ce manga, au-delà de l’histoire, c’est de pouvoir montrer que Taniguchi, dans les années 70-80, avait déjà un œil très ouvert sur la BD franco-belge. Quand vous regardez les pages d’Enemigo, vous pouvez voir des dessins de Giardino, des cadrages de Schuiten, etc. Et les auteurs en question les ont reconnus. C’est pourquoi, à la fin de ce livre, j’ai tenu particulièrement à inviter ces auteurs à parler de l’inspiration de Taniguchi dans le contexte de l’époque. A cette période, à Tokyo, il n’y avait qu’une librairie où Taniguchi pouvait s’approvisionner en bandes dessinées franco-belge. Il ne lisait pas les BD car il ne lit pas la langue, mais il s’en imprégnait en tant qu’auteur.
 
 

 
 
On fête cette année les 10 ans de votre collection Écritures, comment choisissez-vous les titres qui intègrent cette collection ?
Je les choisis de façon très précautionneuse. Ce n'est pas la méthode la plus rapide mais concernant les œuvres dont je ne connais pas la langue, je les fais lire par plusieurs personnes afin d'avoir plusieurs avis. Ce qui m’intéresse dans la démarche, c’est de pouvoir découvrir des talents qui viennent de tout horizon graphique mais aussi de nouveaux talents scénaristiques. Ce sont souvent des thèmes de société, des sujets d’actualité, ou des thèmes beaucoup plus intimistes sur des relations humaines. On s’aperçoit que la bande dessinée n’a pas de frontière, qu’elle s’appelle manga, comics, fumetto… si une histoire est émouvante, elle touchera le lecteur. La collection Ecritures a aussi cette vocation internationale.


Quel bilan pouvez-vous tirer de cette collection après 10 ans ?
Il me semble que nous avons réussi quelque chose difficile en édition, faire émerger une collection, aujourd’hui Écritures est une collection très bien identifiée. Pour un lecteur, un nom de collection veut dire qu’on sait ce qu’on va y trouver, qu’on fait confiance. Et, aujourd'hui, on retrouve cette confiance chez les libraires par rapport à notre collection..  Ils savent qu'ils n'aimeront pas tout, mais ils sont conscients qu’il y a une vraie recherche éditoriale. Je suis donc ravie de l’existence et des résultats de cette collection. Taniguchi en est évidemment l’auteur emblématique, mais on a beaucoup d’autres auteurs qui commencent à émerger. Nous recevons aussi beaucoup de projets pour cette collection,  mais nous ne voulons pas publier trop d’albums dans cette collection par an car nous tenons à garder cette exigence et ça nécessite aussi un travail approfondi.
 
 


 
 
Skip Beat est votre premier shojo, est-ce qu’après toutes ces années, la série a réussi à trouver son public ?
D’un point de vue strictement commercial, je pense, oui, puisque les ventes sont quand même très bonnes et les réimpressions des albums sont régulières. Là on vient de sortir la dernière nouveauté, ça va être une des meilleures ventes avec Thermae Romae. Et systématiquement, à chaque nouveauté, ça amène un nouveau public tout en conservant le public de fidèles qui suit la série depuis longtemps.


Au début de la série, vous saviez qu'elle serait longue et que cela pouvait être risqué, alors pourquoi avoir fait le pari ce premier shojo en tant que tel ?
Parce qu’on y a cru. C’est comme Thermae Romae. Nous ne sommes pas un éditeur qui produit à outrance, nous sommes très sélectif, et quand on a décidé de publier une série, on va jusqu’au bout. Donc quoi qu’il arrive, on continuera la série parce qu’on a d’abord un engagement vis-à-vis du lecteur et surtout parce qu’on y croit. Je pense que la première des choses c’est la conviction de l’éditeur, si vous n’êtes pas convaincu, ce n’est pas la peine !
 
 
   

 
 
Dans le même ordre d’idée Shin Chan est aussi une série très longue, pensez-vous que le lectorat vous suivra jusqu’à la fin ?
C’est pareil, c’est un choix. Pour le coup, je vais dire l’inverse de Skip Beat, la réussite est moins là. C’est une très bonne série qui est finalement très proche des préoccupations des occidentaux mais je reconnais aujourd’hui que les ventes ne sont pas encore à la hauteur de la qualité de la série. Donc oui, on va continuer, peut-être de façon un petit peu plus espacée mais on va continuer.
 
 
Depuis Mirai Nikki, vous n’avez plus rien pour les jeunes adolescents, comptez-vous  combler ce manque ?
On y travaille, on a pas mal de titres qui sont sur notre table, qu’on a étudiés et sur lesquels on va se positionner. Donc pour l’année prochaine, il y a
plusieurs nouveaux titres qui sont déjà programmés et puis il y en
a d'autres qui vont arriver régulièrement.

 
   



Quelle est votre vision du marché actuel du manga ?
Je pense que j’ai à peu près la même opinion que les autres éditeurs, à savoir qu’on est arrivé à une asymptote dans le manga. Ça a très bien marché avec des niveaux de ventes complètement phénoménaux pendant des années. Pour moi, ce n’est pas un phénomène de crise, le manga est installé, il fait partie de la culture. Je ne pense pas que demain il va s’arrêter, loin de là. On sait aussi que le marché fonctionne par cycles. Par contre, je pense que le lectorat va bouger un petit peu et qu’il va y avoir de la place pour autre chose car il y a un vrai travail éditorial qui est fait. Je n'ai donc pas du tout d'inquiétude pour le manga.


Quels sont vos atouts selon vous parmi les nombreux éditeurs du marché ?
Nos atouts, c’est d’être reconnu sur un certain genre de manga. Si demain il y avait un nouveau titre du style Naruto, je ne suis pas sûre que Sakka serait le mieux placé pour le publier en France. Par contre, les autres éditeurs ont vu aussi que quand on avait une licence un peu forte (Thermae Romae, Skip Beat …), on était capable d’avoir de très bons résultats. Et là, aujourd’hui, je pense qu’on a donné des signaux très forts aux éditeurs japonais, en leur montrant qu’on est peut-être un petit acteur pour le manga,  mais que Sakka avait un vrai savoir faire.


Le groupe Flammarion  a été racheté par le groupe Gallimard, est-ce que cela aura un impact sur les éditions Casterman ? Plus précisément sur la collection manga ?
Je ne peux pas vous le dire aujourd’hui. À mon avis, étant donné qu’on devient le troisième groupe après Editis et Hachette, cela va être un atout, c’est sûr ! Après, en termes de retombées sur Casterman, c'est trop récent pour se faire une idée précise. Mais je pense que ça devrait nous donner un confort supplémentaire que l’on avait déjà, mais qui va peut-être s’amplifier.


Et pour finir, comment se présente le début de l’année 2013 pour vous ?
Plutôt bien, on a un bon programme. On a eu une excellente année 2012 et 2013 s’annonce sous les meilleurs auspices. Vous allez voir des choses intéressantes, un peu différentes, et on va montrer que Casterman explore d'autres horizons puisqu'on a cette inlassable volonté d'ouverture !


Remerciements à Nadia Gibert et aux éditions Casterman. Interview mise en ligne en septembre 2012.