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Manga Interview de Shin'ichi Sakamoto sur #DRCL - Midnight Children

Vendredi, 03 Mai 2024 à 18h00 - Source :Rubrique interviews

En déjà plus d'une trentaine d'années de carrière au Japon et plus d'une quinzaine d'années passées à être publié en France, Shin'ichi Sakamoto s'est confortablement installé comme un mangaka de choix dans notre paysage. Après ses oeuvres de "jeunesse" Kiomaru (sur un scénario d'Arajin) et Nés pour cogner où il tapait plutôt dans l'action musclée avec un certain savoir-faire et déjà des pointes d'originalité (difficile d'oublier la particularité du héros de Nés pour cogner quand on a lu cette série), le mangaka s'est véritablement dévoilé avec Ascension, interprétation somptueuse d'un roman d'alpinisme de Jiro Nitta, portée par un propos très riche dépassant largement le simple cadre de l'adaptation, et par une réelle affirmation visuelle.

Auréolé de gloire par chez nous avec ce manga désormais considéré comme un incontournable, l'artiste a ensuite pu récidiver avec Innocent et Innocent Rouge, où, tout en poussant plus loin que jamais son goût pour de fascinantes métaphores visuelles, il évoquait des sujets très actuels (notamment autour de l'émancipation de la jeunesse, mais pas que) en revisitant à sa façon le contexte de la Révolution Française par le prisme du bourreau Charles-Henri Sanson et, également, de Marie-Josèphe Sanson, dont il a offert une inoubliable version en femme forte, badass et libre.


NIRAGI KIOUMARU © 2003 by Arajin, Shin-ichi Sakamoto/SHUEISHA Inc.
MASURAOH © 2005 by Shin-ichi Sakamoto/SHUEISHA Inc.
KOKOH NO HITO © 2007 by Shin-ichi Sakamoto, Jiro Nitta/SHUEISHA Inc.
INNOCENT © 2013 by Shin-ichi Sakamoto/SHUEISHA Inc.
INNOCENT ROUGE © 2015 by Shin-ichi Sakamoto/SHUEISHA Inc.


Cette oeuvre ayant été une nouvelle réussite qui a consolidé la patte de Sakamoto jusqu'à lui faire atteindre des sommets artistiques, il était évident que l'on attendait impatiemment l'arrivée en France de sa dernière oeuvre en date, #DRCL - Midnight Children, prépubliée au Japon depuis 2021 dans le magazine Grand Jump des éditions Shûeisha (dans lequel l'auteur avait déjà proposé Innocent Rouge). Et après avoir vu ses séries publiées en France par Akata/Delcourt puis Delcourt/Tonkam jusqu'à présent (si l'on excepte une incursion chez Futuropolis pour une histoire du recueil Les Rêveurs du Louvre), l'artiste a changé de crémerie pour atterrir chez Ki-oon, qui plus est en grandes pompes !

L’éditeur a effectivement mis les bouchées doubles pour marquer comme il se doit le retour de ce talentueux auteurs dans nos librairies, en lui offrant un superbe son et lumière dans une chapelle d’Angoulême, et surtout en invitant le maître en personne lors du dernier FIBD en date ! C’est à cette occasion que nous avons eu, une nouvelle fois, le grand plaisir de le rencontrer pour une interview ! A l'occasion de la sortie du tome 2 le 2 mai, nous vous proposons aujourd'hui de découvrir cette rencontre.

Cette interview est entièrement consacrée à #DRCL. Pour approfondir les choses sur le reste de la carrière de Shin'ichi Sakamoto, vous pouvez toujours découvrir ou redécouvrir les deux précédentes interviews que vous avons pu faire de lui : la première interview principalement centrée sur Ascension et faite en 2011 au festival Japan Touch de Lyon, et la deuxième interview dédiée à Innocent et réalisée en 2015 dans le cadre du Salon du Livre de Paris.


#DRCL MIDNIGHT CHILDREN © 2021 by Shin-ichi Sakamoto / SHUEISHA Inc.




Shin'ichi Sakamoto, bonjour et merci de répondre à nos questions pour la troisième fois. Après avoir réinterprété un morceau de l'Histoire française via Innocent et Innocent Rouge, vous réinterprétez le roman anglais Dracula de Bram Stoker. Quel rapport entretenez-vous avec l'Europe ? Son folklore, son histoire et sa culture vous fascinent ?


Shin'ichi Sakamoto : Quand je commence à réfléchir à l’histoire de mes mangas, mes priorités sont les personnages et les thématiques. C’est seulement après que je réfléchis au lieu et à l’époque qui pourraient être les plus appropriées pour traiter de ces personnages et de ces thématiques.


C’est vrai que dans Innocent et Innocent Rouge ça m’a amené à travailler sur la France du XVIIIe siècle, et que #DRCL se déroule également en Europe, mais le choix de ce continent dans ces deux cas est finalement un hasard, car je me suis pas dit que je voulais à tout prix que mes œuvres se déroulent là-bas.


Cela dit, maintenant que vous me le faites remarquer, peut-être que c’est un signe du destin, que j’ai un intérêt inconscient pour l’Europe.



Ascension adaptait librement un roman de Jiro Nitta, Innocent et Innocent Rouge reprenaient librement une part de l'Histoire de France, #DRCL est une adaptation libre de Dracula. Du coup, qu'est-ce qui vous plaît tant dans l'idée de réinterpréter librement, à votre sauce, des œuvres ou moments historiques déjà existants ?


Ce n’est pas que je cherche à chaque fois des choses à adapter. C’est plutôt que je laisse une grosse part de mes envies et du destin jouer un rôle dans mes projets de mangas.


Dans le cas de #DRCL, par exemple, j’ai lu le roman d’origine de Bram Stoker en plein Covid, et ça m’a frappé de voir qu’un auteur du XIXe siècle était dans la même situation avec la pandémie de choléra qu’il y avait à cette époque, et j’ai alors pensé que j’avais pour mission d’utiliser ce matériel à ce moment-là.


#DRCL MIDNIGHT CHILDREN © 2021 by Shin-ichi Sakamoto / SHUEISHA Inc.



Dracula, tel que vous le représentez dans votre manga, a une aura fascinante. Il est dépeint comme une entité monstrueuse dans le premier tome, puis apparaît sous des traits humains. Comment avez-vous travaillé son design ?


Dans le roman de Bram Stoker, on a un Dracula qui peut changer de forme librement, et je voulais à tout prix garder cette caractéristique.


Je me suis posé beaucoup de questions sur ce que voulait représenter Bram Stoker dans son roman, et ma vision est que son idée de départ venait de la pandémie de choléra, avec un ennemi invisible et insaisissable. Pendant le Covid, beaucoup de gens ont souffert, non seulement du virus, mais aussi des changements et contraintes qu’il a amenés. C’est en me questionnant sur ces idées-là que j’ai mis en forme mon Dracula.



Le premier tome plante un autre thème important : la séparation entre les gens dans l'ordre social. Pouvez-vous nous parler de cette idée ? Comment a-t-elle germé en vous ?


J’ai voulu représenter les différentes strates de la société, avec des personnages qui sont dans des positions différentes, avec tout ce que ça peut impliquer de points de vue et de frictions. On voit donc des personnages de différents sexes, issus de différents pays, qui ont différents statuts sociaux, et tout cela cohabite en un même lieu. C’est précisément ce que je voulais dessiner : des drames et des histoires qui peuvent surgir à partir de ces thématiques et de cet environnement.


Jusqu’à présent, j’avais tendance à me concentrer sur un seul héros dans mes histoires, mais dans #DRCL je vais en dessiner plusieurs.


#DRCL MIDNIGHT CHILDREN © 2021 by Shin-ichi Sakamoto / SHUEISHA Inc.



Avec Mina, héroïne géniale qui ne se laisse pas faire dans une école où elle est la seule fille, et qui fait même du catch, on a aussi l'idée d'une émancipation à la fois féminine et de la jeunesse, chose qu'on ressentait déjà fortement avec la formidable Marie-Josèphe Sanson d'Innocent Rouge. En quoi cette thématique vous tient à cœur ?


Ce sont des thèmes piliers de mes œuvres, et je compte bien continuer de les aborder dans le futur.


Je me suis rendu compte, il y a déjà une vingtaine d’années, à quel point la différence de traitement entre les hommes et les femmes est importante, et malheureusement au Japon ça ne change presque pas. J’espère, en tant que mangaka, pouvoir faire un peu bouger les choses.


Et c’est pareil pour la jeunesse : j’espère pouvoir apporter des choses sur certains points.



D'ailleurs, pourquoi du catch ?


Le catch a connu ses débuts en Angleterre, et c’est un sujet qui m’intéressait déjà avant de commencer #DRCL. En plus, mes trois enfants font eux-mêmes du catch, donc ça me paraissait être une thématique assez facile à aborder.


Egalement, il existe des références à des femmes qui, déjà à cette époque, faisaient des arts martiaux, mais ce n’était pas du tout quelque chose d’officialisé, alors ça me semblait important de montrer qu’il y avait des femmes qui pouvaient se lancer là-dedans. Pour moi, le fait que Mina fasse du catch en tant que femme, c’est un reflet de la capacité féminine à surmonter des limites posées par le patriarcat.



Votre style graphique a énormément évolué depuis vos débuts. Après des séries comme Kiomaru et Nés pour cogner qui étaient plutôt tout en muscles, on observait déjà une grande finesse dans Ascension, puis vous avez commencé à énormément jouer sur les métaphores visuelles et les planches directement iconiques et mémorables dans Innocent et Innocent Rouge. Cette patte qui vous est propre est encore sublimée dans #DRCL. Dans le premier tome, on peut citer en exemple cette double page où Mina et Lucy dansent en robe de nuit. Ces compositions de planche vous viennent-elles instinctivement, ou vous demandent-elles une réflexion particulière ? Quel est votre procédé créatif pour ces instants uniques ?


Toutes ces évolutions viennent de mes propres changements intérieurs.


Quand j’ai commencé ma carrière dans le magazine Shônen Jump dans ma vingtaine, avec des histoires courtes regroupées dans mon recueil Bloody Soldier et ma série Motor Commando Guy (œuvres d’action inédites en France à ce jour, ndlr), et que j’ai continué dans le magazine Young Jump avec Kiomaru et Nés pour cogner, j’adorais les shônen classiques, notamment Hokuto no Ken et Kinnikuman/Muscleman. J’étais à un âge où je pensais que, tout comme dans nombre de shônen classiques, pour avancer dans la vie il fallait non seulement avoir de la force physique mais aussi compter sur l’amitié.


Mais ensuite, en devenant plus adulte et en me frottant plus à la société telle qu’elle est,  je me suis rendu compte que tout ça n’était pas réaliste, et qu’en réalité on est très seuls, qu’au lieu de se reposer sur des compagnons on a plutôt tendance à penser à soi en premier lieu. J’ai compris que toutes ces valeurs transmises par les shônen classiques n’étaient pas forcément nécessaires pour vivre, et je me suis alors beaucoup remis en question : si l’on n’a pas besoin de la force physique, qu’est-ce qui est important dans la vie ? C’est plutôt la force mentale selon moi.


Je suis alors passé de personnages très musclés à des personnages qui avancent dans la vie grâce à leur volonté propre. Cette transition a surtout eu lieu quand je dessinais Ascension.


Quant à l’aspect visuel à bases de métaphores, en réalité cela représente la beauté intérieure et la force du coeur.


#DRCL MIDNIGHT CHILDREN © 2021 by Shin-ichi Sakamoto / SHUEISHA Inc.



Si l'on se fie au dossier de presse français, pour les personnages vous vous inspirez des créations de la costumière Eiko Ishioka qui a travaillé sur le film Dracula de Coppola, et pour certaines mises en scène de danses vous vous appuyez sur le danseur de ballet Sergueï Polounine. Y a-t-il d'autres artistes de ce type qui vous inspirent dans #DRCL ?


(les yeux et la voix de Shinichi Sakamoto s’emplissent de passion à cette question)


Je peux aussi citer le danseur de ballet russe Vaslav Nijinski, qui a une immense influence sur la façon dont je représente les mouvements de Dracula, notamment quand il danse.


Dans mon manga, Dracula est un personnage qui s’exprime par les mouvements, et non par les mots, or Nijinski a une façon de danser qui est extrêmement expressive et qui semble même parfois presque surréelle. Il a un pouvoir d’expression intense à travers le ballet, parfois mystérieux, parfois insolent, et l’on ne peut s’empêcher de le suivre des yeux.


Je pense que si Dracula apparaissait en tant que danseur de ballet comme Nijinski, n’importe qui serait hypnotisé.



Interview réalisée par Koiwai et Takato. Un grand merci à Shin'ichi Sakamoto, aux équipes des éditions Ki-oon, et à l’hôtel de ville d’Angoulême pour la mise à disposition de leurs locaux.

commentaires

Takoyaki PonPon

De Takoyaki PonPon, le 09 Mai 2024 à 15h04

Merci à vous tous pour cette très chouette interview !

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