Chronique ciné asie - Nuits d'ivresse printanière- Actus manga
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Ciné-Asie Chronique ciné asie - Nuits d'ivresse printanière

Jeudi, 04 Juin 2015 à 13h30

Aujourd'hui, nous vous proposons une chronique d'un film chinois : Nuits d'ivresse printanière. Quelle leçon tirer de ce film au titre si poétique ? Éléments de réponse avec cet avis de RogueAerith.

A Nankin, en Chine, lors du printemps 2007. Luo Haitao a été embauché par l'épouse de Wang Ping. Celle-ci soupçonne son mari d'infidélité. Luo est le témoin de la liaison que Wang Ping entretient... avec un homme, Jiang Chen. Cette situation conduit le détective amateur à se poser beaucoup de questions, sur lui-même, ses envies, ses désirs. Bientôt, une relation étrange se noue entre Jiang Chen, Luo Haitao et Li Jing, la petite amie de Luo.



Nuits d'ivresse printanière est un film chinois de Lou Ye, reprenant le titre d’un roman de Yu Dafu daté de 1923. Présenté dans la sélection officielle au Festival de Cannes 2009, il a obtenu le prix du scénario. Avec « Une jeunesse chinoise », l'un de ses précédents films sorti en 2006, le cinéaste évoquait la répression sur la place Tian'anmen. Cela lui a valu cinq ans d'interdiction de tournage. Déjà, par le passé, ses films avaient subi censure et coupes drastiques. Ces Nuits d'ivresse printanière n'auraient donc pas dû voir le jour pour ainsi dire... C'est sans compter sur la persévérance de beaucoup de réalisateurs chinois, dont fait partie Lou Ye. Filmé clandestinement, portés par des fonds essentiellement hongkongais et français, Nuits d'ivresse printanière traite assez directement de l'homosexualité, un sujet encore largement tabou en Chine. Le régime chinois, très policé, a dû apprécier... Il y a des réalisateurs, parfois, qui ont l'air de chercher les problèmes ! Et ils ont raison. Lou Ye a eu raison.


Les Nuits d'ivresse printanière sont l'occasion d'observer une Chine que l'on voit rarement, celle des sous-cultures urbaines qui éclosent passé minuit (le groupe de hard rock, le bar LGBT), d'une jeunesse qui sort beaucoup malgré des moyens parfois faibles, qui se cherche beaucoup aussi. Les décors ? De petits restaus, des night clubs, des magasins de mode, la boutique de livres de Wang Ping, l'agence de voyages où travaille Jiang Chen. Lou Ye filme des histoires d'individus qui se croisent, des liaisons fugaces : cela ressemble à du Wong Kar-Wai des années 2000, c'est tout aussi intense, mais c'est beaucoup plus brut, plus froid. Ou plutôt...tout est plus nuancé. En fait, le film trouve une belle justesse, en se partageant entre délicatesse et dureté. Là où un « In the mood for love » et surtout un « 2046 » seraient tourné vers l'ivresse, ces Nuits d'ivresse printanière serait davantage une gueule de bois – le titre a donc été fort mal choisi – tant on ressort du film touché par les destins meurtris. Le cinéaste se concentre sur ses personnages, particulièrement bien écrits. De Wang Ping, le plus vieux et le plus mature, mais aussi le plus soumis à la pression, à Jiang Chen, dandy qui vit la nuit, beau chat errant, en passant par Luo Haitao, qui se cherche une identité pas seulement sexuelle, ou encore Li Jing, la seule femme vraiment mise en avant, qui semble subir tout en ne refusant pas expressément ce qui se passe. Nuits d'ivresse printanière est une ode à ces personnages qui vont d'errances en désenchantements, qui se perdent en tentant pourtant désespérément de se trouver eux-mêmes, de savoir ce à quoi ils aspirent, leurs désirs, leurs envies. Ce n'est pas un film sur l'égocentrisme de jeunes urbains. Ce n'est pas un film de genre, du cinéma gay en l'occurrence. C'est un film sur la souffrance, les relations en triangle ne parvenant à créer qu'un sentiment d'incomplétude – c'est paradoxal puisqu'un membre supplémentaire se greffant à chaque duo, c'est la joie ressortant de la richesse des liens nouveaux qui devrait prédominer. Ici, c'est tout le contraire, le spleen des personnages se fond dans l'atmosphère grisâtre et blafarde de Nankin, donnant au film une ambiance générale où la puissance des sentiments entre en confrontation directe avec l'inanité d'une ville poisseuse.


Du reste, avec un focus aussi extrême sur les personnages, on aurait pu penser que les aspects sociaux et sociétaux soient délaissés... Il n'en est rien, mais de tels éléments restent infiniment plus discrets que chez un Jia Zhangke par exemple. Ils interviennent par échos. Li Jing est ouvrière dans une usine de contrefaçons... qui ferme, car le patron veut passer à de vraies marques... L'épouse de Wang Jing fait peser sur ce dernier le poids de la culpabilité de la relation interdite avec un homme... mais on dirait tant qu'elle est prête intérieurement à l'accepter, que c'est davantage pour suivre la pression de la société que celle-ci se range du côté de la colère. Lou Ye cherche très profondément à l'intérieur de ses personnages pour livrer des scènes vraiment fortes : cela va d'une crise de pleurs intarissables, de regards profondément tristes, à une fin douce-amère, sans oublier des scènes charnelles entre hommes très directes, qui gêneront les plus prudes. J'ai lu que certains spectateurs reprochaient au film le fait qu'on ne ressentait ni le sentiment amoureux ni la souffrance chez les personnages ? Au-delà des divergences de goût, comment peut-on écrire cela... Nous n'avons pas dû voir le même film, tout simplement. Chen Sicheng et surtout Qin Hao, éloignés du star system, surtout le second, livrent de grosses interprétations.


La clandestinité du tournage a un double impact. D'une part, elle devient une sorte de métaphore, parce que le scénario est axé sur la dissimulation : des relations faites de cachotteries, de non-dits, de frustration parfois... Les sentiments des personnages sont aussi clandestins que le tournage en somme. D'autre part, le fait que le tournage se soit fait dans des conditions si particulières ressort sur l'image, de qualité assez moyenne... voire mauvaise, en particulier dans la pénombre, où elle peut apparaître granuleuse, comme avec n'importe quelle caméra amateur. Pour autant, Lou Ye parvient à proposer des angles de caméra-épaule qui ne soient pas vomitifs, ou des travellings si rigoureux qu'ils ont l'air d'avoir été faits en studio. Que dire face à un montage et une mise en scène qui jouent avec les conditions de tournage – la clandestinité, la grandeur de la ville, la furtivité des baisers – donnant l'impression que les secrets peuvent être découverts à tout moment, chaque personnage pouvant se croiser au détour d'une rue. La ville, habituellement forte de l'anonymat qu'elle garantit, est ici supplantée par la campagne, où les interdits peuvent être plus librement vécus. Tirer des symboliques et des effets de style aussi poussés avec des conditions de travail aussi médiocres, c'est ça l'art cinématographique, et c'est incroyable. La maîtrise du cinéaste est grande, le mérite l'est encore plus. Tout juste peut-on regretter une narration pas tout le temps claire, avec quelques ellipses trop sèches, heureusement non fatales au bon suivi du film, et un rythme trop atone, trop indolent...mais ce manque de vitalité, cette nonchalance, a les qualités de ses défauts, parce que, là encore, elle s'accommode parfaitement avec les personnages qui déambulent, éteints à l'intérieur, les tourments ayant soufflé la petite flamme qui leur restait.

Pas de bonus sur le DVD, en dehors d'une bande-annonce et d'un chapitrage aux accents poétiques. On est déjà suffisamment content que le film soit parvenu jusqu'à nous, mais on aurait apprécié un entretien avec Lou Ye pour qu'il nous en dise davantage sur les difficultés qu'il a rencontrées. Dommage.

Le réalisateur, en filmant en secret, et les comédiens, sensuels dans des scènes particulièrement crues, intenses dans les moments de tristesse, signent un véritable tour de force. Le rythme et la narration auraient néanmoins gagné à être moins engourdi pour le premier, et décousus pour la seconde.
L'avis du chroniqueur
RogueAerith

Jeudi, 04 Juin 2015
15 20

commentaires

Bobmorlet

De Bobmorlet [5527 Pts], le 06 Juin 2015 à 18h03

Intéressante comme chronique.

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