Shinichi SAKAMOTO - Actualité manga

Shinichi SAKAMOTO 坂本眞一

Interview de l'auteur

Publiée le Lundi, 30 Novembre 2015

Interview 1 :



Cette année, Japan Touch avait l'honneur d'accueillir le mangaka Shin'ichi Sakamoto, auteur-phare des éditions Akata / Delcourt, que l'on retrouve derrière les séries Kiomaru, Nés pour cogner et, plus récemment, Ascension. Très bavard et souriant, le mangaka rencontra avec plaisir son public à trois reprises, pour deux séances de dédicaces où il connut un franc succès, et pour une conférence publique d'une heure et demi qui fut l'occasion pour lui d'expliciter les différentes étapes et techniques de ses dessins. Tout au long des deux jours du salon, l'auteur tint également diverses interviews, et nous avons eu la chance et l'honneur de pouvoir lui poser nos questions, au fil desquelles il revint volontiers sur les grands thèmes de ses œuvres, à commencer par Ascension. Compte-rendu.
    
 



Shin'ichi Sakamoto, bonjour et merci d'avoir accepté cette interview. En France, on vous a découvert avec le manga Kiomaru. Comment est né ce projet ?
Je souhaitais travailler sur quelque chose ayant pour thème la volonté d'un seul homme. J'ai alors eu l'idée d'un personnage qui n'abandonne jamais, qui ne lâche jamais rien. Dès lors, je me suis rapproché d'Arajin, la personne ayant écrit l'histoire. Nous avons travaillé ensemble autour de ce personnage en souhaitant mettre en avant une personnalité très forte et obstinée.


A travers ce personnage, quelle image du forgeron avez-vous souhaité renvoyer ?
Je voulais émettre l'idée que le travail d'un artisan constitue un véritable travail sur soi, qu'ils ont une constante envie de se dépasser. Ici, il est question de créer un katana qui va durer mille ans, et cette idée est là pour renforcer cette notion de dépassement de soi de l'artisan.
  
 
 


En effet, on retrouve dans toutes vos œuvres cette notion de dépassement de soi et de quête initiatique...
Oui, c'est quelque chose qui me tient à cœur et que l'on retrouve régulièrement dans mes séries. Par exemple, dans Nés pour cogner, c'est la quête de respect et de virilité qui importe. De même, le parcours de Mori dans Ascension est une véritable quête.


Avant d'aborder plus en détail Ascension, une petite question sur un élément amusant de Nés pour cogner: d'où vous est venue l'idée de créer un personnage pourvu d'un "attribut" si gros qu'il effraie toutes les filles ?
Je me suis demandé ce qu'il pouvait bien y avoir de plus honteux mais en même temps de plus important quand on est à l'âge de la puberté ou au lycée. J'en suis arrivé à la conclusion qu'à cet âge-là, ce qui nous obsède le plus, c'est ça (rires). N'est-ce pas ?
 
 
Oui, c'est sûr (rires) !
Quand je suis en allé en Italie, on m'a demandé comment le fait d'en avoir un si gros pouvait être une honte. Pour eux c'est le contraire ! (rires) Ca dépend quand même des gens. Au début j'ai hésité entre trop petit ou trop gros,  et j'ai finalement choisi la version "trop gros" que je trouvais plus amusante.
 
  
 


Qu'est-ce qui vous a donné envie d'adapter le roman de Jirô Nitta en un manga,  Ascension ?
J'ai été très touché dans le roman par ce héros qui repousse ses limites et qui pense toujours qu'il va y arriver. Je n'ai jamais vu ailleurs une expression aussi forte de cette fin en soi. C'est l'idée de décrire et de dessiner un personnage comme ça qui m'a séduit.


Vous avez brièvement avoué lors de votre conférence de la veille (ndlr, la conférence publique avait lieu le samedi de Japan Touch, et cet entretien le dimanche) que vous avez voulu faire passer plusieurs messages dans Ascension. Nous allons à présent parler plus en profondeur de cela.
Bien sûr !


On peut faire un parallèle entre Ascension et notre monde réel. Quelque part, la solitude de Mori nous renvoie à notre propre monde moderne, en proie au confinement, à l'oppression et à la vie virtuelle, et la quête des grands espaces du héros peut alors nous rappeler de vivre réellement. Est-ce là une idée qui vous tenait à cœur ?
En effet. Les doutes que possède Buntaro Mori sont des doutes que beaucoup de personnes ont en elles aujourd'hui. Je souhaitais que les gens puissent s'identifier à ce que ressent Buntaro, qu'ils puissent envisager de réagir comme lui quand ils sont confrontés à des difficultés, que comme lui ils trouvent la force de surmonter les épreuves et d'aller plus loin.


Y a-t-il d'autres messages forts ? Je pense notamment à la critique des dérives de la société que l'on peut voir en filigrane...
Tout d'abord, il convient de préciser que le roman original se passe dans le passé. J'ai donc apporté de nombreuses transformations afin que l'histoire devienne justement plus contemporaine, qu'elle soit projetée dans notre présent, pour, effectivement, pouvoir faire écho à la situation actuelle. Par exemple, avant les femmes prenaient moins part à la vie sociale en général. Les hommes travaillaient, se déplaçaient, mais pas les femmes. Buntaro, lui, est dans une société du présent, pas du passé, et va être entouré de femmes qui vont avoir une vie active, avoir une vie sociale et vont jouer un rôle sur son évolution, que ce soit en bien ou en mal. J'ai vraiment cherché, à travers cette modernisation du roman, à mettre en avant des sujets plus actuels, plus proches de la vie de chacun d'entre nous aujourd'hui. En fait, je me suis posé la question : "Si je reprends le héros du roman et que je le mets dans le présent, comment va-t-il se comporter, quelle va être sa vie, quelles seront les différences avec le roman ?". Pour moderniser le récit autour de Buntaro, je suis parti de là.
 
 
 


Dans Ascension, il y a tout cet aspect assez contemplatif de découverte de la nature, des grands espaces, voire un aspect métaphorique, par exemple quand Mori voit un lever de soleil et qu'il voit alors une symphonie autour de lui. Quel serait le message de cette peinture particulière de la nature ?
Il y a l'idée que dans la dureté de la nature il y a aussi une beauté. C'est une manière de rendre hommage à la beauté de la nature, et je suis très heureux que ce sentiment passe chez vous quand vous m'en parlez, car ces notions de beauté de la nature et du respect que je lui porte sont très importantes pour moi. Je souhaitais vraiment la montrer de sorte à ce qu'on la voit comme ça.


Et quelque part, le fait de redécouvrir la nature permet à Buntaro de se redécouvrir lui-même...
Oui. Je pense que les meilleurs moments pour se poser des questions, pour réfléchir, sont ceux où l'on se retrouve seul, et que c'est là que l'on a les meilleures idées. C'est comme ça que Buntaro va avancer. C'est également dans ces moments de solitude qu'il va retrouver des solutions pour vivre en société. Quelque part, c'est en étant seul qu'il se rend compte qu'il est lié aux autres. Cette solitude est très importante, car c'est celle qui permet de comprendre certaines choses, et qui permet de trouver des solutions pour vivre.


Dans Ascension, le danger et la mort peuvent tomber à tout moment sur les alpinistes. Selon vous, dans la vie, quelle part de danger faut-il pour pouvoir vivre pleinement ?
C'est parce qu'il y a du danger et de la confusion que l'on peut grandir. Je me dis toujours que si l'on a le choix entre deux voies pour avancer, il faut choisir la plus difficile, parce que c'est celle qui nous permettra le plus de grandir. Mais attention, plus que le danger physique lui-même ou que la mort, c'est la mise en danger de soi, la confrontation à la difficulté, qui importent. C'est quand on se met en danger que l'on est obligé de se surpasser.


Remerciements à Shin'ichi Sakamoto, à l'équipe d'Akata, au traducteur et à Japan Touch.


Interview 2 :



Lancée en France en mars dernier, la série Innocent tient le pari de nous faire découvrir une figure quelque peu méconnue de notre histoire de France : Charles-Henri Sanson, exécuteur officiel durant la Révolution Française, et bourreau de Louis XVI. Invité à l'occasion du Salon du Livre, le mangaka Shinichi Sakamoto, déjà connu pour Kiomaru, Nés pour cognés et plus récemment Ascension, est revenu nous présenter cette biographie atypique, bien décidé à casser les codes établis et les clichés.
  
  
   
   
Bonjour M. Sakamoto. Nous vous retrouvons quelques années après votre précédent passage en France en 2011. Est-ce cette visite qui vous a poussé à vous intéresser à l'histoire de France ?
Shinichi Sakamoto : En effet, lors de ce voyage, j'ai eu l'occasion de visiter de nombreux monuments comme le château de Versailles, le musée du Louvre, mais aussi de parcourir Paris et d'apprécier la grandeur et la beauté de son architecture. Cela a été une des sources de motivation en vue de la création d'Innocent.
   
  
Justement, d'où vous est venu l'idée de cette série ? Vouliez-vous réaliser un récit sur la révolution française, ou est-ce l'ouvrage de Masakatsu Adachi qui vous a interpellé ?
J'ai surtout été intéressé par la vie de Charles-Henri Sanson, que j'ai découvert par le biais de l'étude de Masakatsu Adachi. Je voulais donc mettre en avant ce personnage que je trouvais intéressant, plus que son époque en elle-même.
   
  
Pourquoi avoir choisi pour titre ce mot, en français dans le texte, « Innocent » ?
Cela se rapporte tout simplement à la phrase « Je suis innocent » réellement prononcée par Charles-Henri Sanson, selon l'étude de M. Adachi. Je trouvais cette phrase aussi simple que forte.
   
   
  
Quel intérêt trouviez-vous à centrer votre récit sur un bourreau ?
Ce qui m'a surtout plu, c'est qu'au-delà de son métier, Charles-Henri a toujours voulu rester une personne normale, et vivre comme tout le monde. Il n'était pas un héros mais un homme empli de faiblesses. 
   
   
D'ailleurs, au fil du récit, on découvre que Charles-Henri est un personnage très sensible, à la larme facile. On n'imaginerait pas un tel caractère pour un bourreau ! Pourquoi avez-vous mis cet aspect particulièrement en avant ?
J'ai voulu avant tout casser l'image que l'imaginaire collectif peut avoir de ce genre de personnage. On voit toujours un bourreau comme un individu très viril, musclé, à mine patibulaire... Il me semblait important de montrer qu'un bourreau pouvait aussi être une personne sensible.
  
  
On peut aussi faire un rapprochement entre Charles-Henri et Buntaro Mori, héros de votre précédent succès, Ascension : tous deux partagent une certaine forme de solitude par rapport à la pression de la société. Qu'en pensez-vous ? Voyez-vous d'autres points communs entre eux ?
Au fil des volumes, vous allez sans doute ressentir d'autres points communs entre ces deux héros. La raison est simple : quand j'invente un héros, je lui transmets une part de mes émotions, de moi-même. Mon caractère n'a pas changé entre la création de ces deux personnages, et si je forçais leur caractère vers une autre voie, j'aurais l'impression de me mentir.
  
  
Ce caractère sensible de Charles-Henri transparaissait-il dans l'ouvrage de Masakatsu Adachi ? Ou vous êtes-vous projeté sur le personnage ?
Le livre de M. Adachi décrivait déjà un clivage entre la vie privée de Charles-Henri et son quotidien macabre. Je me suis glissé dans l'espace entre ces deux facettes du personnage, en reprenant l'image de Buntaro Mori au passage. C'est donc une synthèse qui apporte ma vision personnelle de Charles-Henri, sans pour autant le dénaturer complètement.
  
  
Quelles autres libertés prenez-vous par rapport à l'étude faite par M. Adachi ? 
Le manga est avant tout une source de récréation : il faut que les lecteurs se libèrent l'esprit en lisant, et que je m'amuse aussi en le dessinant. Mon grand plaisir est de faire transparaître certains sentiments par le biais du dessin, quitte à empiéter sur les détails historiques. J'essaie néanmoins de respecter tous les faits les plus importants, pour ne pas trop m'éloigner de la réalité.
   
   
Outre cette étude, avez-vous effectué des recherches supplémentaires sur l'époque ?
En effet, j'ai étudié de nombreux ouvrages et mobilisé tous mes assistants, ainsi que mes responsables éditoriaux ! Nous avons ainsi accumulé une pile conséquente de livres et de documents sur cette période de l'Histoire.
  
  
Visuellement, votre trait a encore gagné en superbe, avec une retranscription très réaliste de l'époque. Là encore, avez-vous fait des recherches graphiques particulières, consultés les œuvres des artistes du XVIIIème ?
J'ai tout d'abord profité de mon dernier voyage en France pour réaliser de nombreuses photos, et je me suis basé sur de nombreuses peintures détaillant le quotidien des gens, leurs habits... Mais encore une fois, mes assistants fournissent un travail de fond, pour scruter le moindre détail, la moindre fenêtre sur un bâtiment, pour éviter les anachronismes.
  
  
  
  
Vous mettez également l'accent sur la légèreté sexuelle de l'époque, avec des scènes assez osées, ainsi que la liberté des mœurs et l'homosexualité. Là encore, est-ce un aspect qui est ressorti de votre documentation, ou une volonté de votre part de traiter le sujet ?
Cette fois, il s'agit surtout d'une interprétation personnelle. Une fois encore, je cherche à briser les codes que l'on peut avoir de l'époque, et évoquer certains tabous de la société. De plus, la relation entre Charles-Henri et Jean, qui est une pure invention de ma part, me sert encore à creuser la psychologie de mon héros, qui doit mettre ses sentiments de côté une fois qu'il entame son « travail »...
   
   
En France, Charles-Henri Sanson reste un personnage relativement méconnu par le grand public. Avez-vous un message pour pousser les lecteurs français à s'intéresser à votre nouveau titre ? 
Par le biais de ce manga, j'évoque de nombreux thèmes, mais si je ne devais retenir que les deux principaux, je dirais : premièrement, je souhaite que les gens gardent à l'esprit que le monde que vous pensez acquis peut basculer du jour au lendemain ; et deuxièmement, je souhaite faire avancer les mentalités sur les sujets propices à la discrimination, et sur les jugements hâtifs. Si mon œuvre peut vous donner à réfléchir sur ces deux questions, j'en serais le plus heureux. 
  
  
A l'avenir, y a-t-il d'autres figures ou périodes historiques qui pourraient vous intéresser ?
A l'instar de la Révolution Française, j'aime ces périodes qui ont emmené un changement radical dans la vie d'un pays et de ses habitants. Quand j'en aurais fini avec Innocent, je retournerai peut-être sur mes terres japonaises pour m'intéresser au passage à l'ère Meiji, qui représente un bouleversement similaire dans l'Histoire de mon pays.
 
Mais pour l'heure, je suis très heureux de dessiner une œuvre autour de la Révolution Française, qui a eu une incidence au niveau mondial. C'est aussi une certaine forme de responsabilité, je n'ai pas le droit à l'erreur sur une telle période, mais cela m'apporte beaucoup dans mon métier de mangaka. 
  
   
Remerciements à Shin'ichi Sakamoto, à ses responsables éditoriaux, ainsi qu'à toute l'équipe des éditions Delcourt.
 
Mise en ligne le 30/11/2015.


Interview n°2 de l'auteur

Publiée le Vendredi, 03 Mai 2024

En déjà plus d'une trentaine d'années de carrière au Japon et plus d'une quinzaine d'années passées à être publié en France, Shin'ichi Sakamoto s'est confortablement installé comme un mangaka de choix dans notre paysage. Après ses oeuvres de "jeunesse" Kiomaru (sur un scénario d'Arajin) et Nés pour cogner où il tapait plutôt dans l'action musclée avec un certain savoir-faire et déjà des pointes d'originalité (difficile d'oublier la particularité du héros de Nés pour cogner quand on a lu cette série), le mangaka s'est véritablement dévoilé avec Ascension, interprétation somptueuse d'un roman d'alpinisme de Jiro Nitta, portée par un propos très riche dépassant largement le simple cadre de l'adaptation, et par une réelle affirmation visuelle.

Auréolé de gloire par chez nous avec ce manga désormais considéré comme un incontournable, l'artiste a ensuite pu récidiver avec Innocent et Innocent Rouge, où, tout en poussant plus loin que jamais son goût pour de fascinantes métaphores visuelles, il évoquait des sujets très actuels (notamment autour de l'émancipation de la jeunesse, mais pas que) en revisitant à sa façon le contexte de la Révolution Française par le prisme du bourreau Charles-Henri Sanson et, également, de Marie-Josèphe Sanson, dont il a offert une inoubliable version en femme forte, badass et libre.


NIRAGI KIOUMARU © 2003 by Arajin, Shin-ichi Sakamoto/SHUEISHA Inc.
MASURAOH © 2005 by Shin-ichi Sakamoto/SHUEISHA Inc.
KOKOH NO HITO © 2007 by Shin-ichi Sakamoto, Jiro Nitta/SHUEISHA Inc.
INNOCENT © 2013 by Shin-ichi Sakamoto/SHUEISHA Inc.
INNOCENT ROUGE © 2015 by Shin-ichi Sakamoto/SHUEISHA Inc.


Cette oeuvre ayant été une nouvelle réussite qui a consolidé la patte de Sakamoto jusqu'à lui faire atteindre des sommets artistiques, il était évident que l'on attendait impatiemment l'arrivée en France de sa dernière oeuvre en date, #DRCL - Midnight Children, prépubliée au Japon depuis 2021 dans le magazine Grand Jump des éditions Shûeisha (dans lequel l'auteur avait déjà proposé Innocent Rouge). Et après avoir vu ses séries publiées en France par Akata/Delcourt puis Delcourt/Tonkam jusqu'à présent (si l'on excepte une incursion chez Futuropolis pour une histoire du recueil Les Rêveurs du Louvre), l'artiste a changé de crémerie pour atterrir chez Ki-oon, qui plus est en grandes pompes !

L’éditeur a effectivement mis les bouchées doubles pour marquer comme il se doit le retour de ce talentueux auteurs dans nos librairies, en lui offrant un superbe son et lumière dans une chapelle d’Angoulême, et surtout en invitant le maître en personne lors du dernier FIBD en date ! C’est à cette occasion que nous avons eu, une nouvelle fois, le grand plaisir de le rencontrer pour une interview ! A l'occasion de la sortie du tome 2 le 2 mai, nous vous proposons aujourd'hui de découvrir cette rencontre.

Cette interview est entièrement consacrée à #DRCL. Pour approfondir les choses sur le reste de la carrière de Shin'ichi Sakamoto, vous pouvez toujours découvrir ou redécouvrir les deux précédentes interviews que vous avons pu faire de lui : la première interview principalement centrée sur Ascension et faite en 2011 au festival Japan Touch de Lyon, et la deuxième interview dédiée à Innocent et réalisée en 2015 dans le cadre du Salon du Livre de Paris.


#DRCL MIDNIGHT CHILDREN © 2021 by Shin-ichi Sakamoto / SHUEISHA Inc.




Shin'ichi Sakamoto, bonjour et merci de répondre à nos questions pour la troisième fois. Après avoir réinterprété un morceau de l'Histoire française via Innocent et Innocent Rouge, vous réinterprétez le roman anglais Dracula de Bram Stoker. Quel rapport entretenez-vous avec l'Europe ? Son folklore, son histoire et sa culture vous fascinent ?


Shin'ichi Sakamoto : Quand je commence à réfléchir à l’histoire de mes mangas, mes priorités sont les personnages et les thématiques. C’est seulement après que je réfléchis au lieu et à l’époque qui pourraient être les plus appropriées pour traiter de ces personnages et de ces thématiques.


C’est vrai que dans Innocent et Innocent Rouge ça m’a amené à travailler sur la France du XVIIIe siècle, et que #DRCL se déroule également en Europe, mais le choix de ce continent dans ces deux cas est finalement un hasard, car je me suis pas dit que je voulais à tout prix que mes œuvres se déroulent là-bas.


Cela dit, maintenant que vous me le faites remarquer, peut-être que c’est un signe du destin, que j’ai un intérêt inconscient pour l’Europe.



Ascension adaptait librement un roman de Jiro Nitta, Innocent et Innocent Rouge reprenaient librement une part de l'Histoire de France, #DRCL est une adaptation libre de Dracula. Du coup, qu'est-ce qui vous plaît tant dans l'idée de réinterpréter librement, à votre sauce, des œuvres ou moments historiques déjà existants ?


Ce n’est pas que je cherche à chaque fois des choses à adapter. C’est plutôt que je laisse une grosse part de mes envies et du destin jouer un rôle dans mes projets de mangas.


Dans le cas de #DRCL, par exemple, j’ai lu le roman d’origine de Bram Stoker en plein Covid, et ça m’a frappé de voir qu’un auteur du XIXe siècle était dans la même situation avec la pandémie de choléra qu’il y avait à cette époque, et j’ai alors pensé que j’avais pour mission d’utiliser ce matériel à ce moment-là.


#DRCL MIDNIGHT CHILDREN © 2021 by Shin-ichi Sakamoto / SHUEISHA Inc.



Dracula, tel que vous le représentez dans votre manga, a une aura fascinante. Il est dépeint comme une entité monstrueuse dans le premier tome, puis apparaît sous des traits humains. Comment avez-vous travaillé son design ?


Dans le roman de Bram Stoker, on a un Dracula qui peut changer de forme librement, et je voulais à tout prix garder cette caractéristique.


Je me suis posé beaucoup de questions sur ce que voulait représenter Bram Stoker dans son roman, et ma vision est que son idée de départ venait de la pandémie de choléra, avec un ennemi invisible et insaisissable. Pendant le Covid, beaucoup de gens ont souffert, non seulement du virus, mais aussi des changements et contraintes qu’il a amenés. C’est en me questionnant sur ces idées-là que j’ai mis en forme mon Dracula.



Le premier tome plante un autre thème important : la séparation entre les gens dans l'ordre social. Pouvez-vous nous parler de cette idée ? Comment a-t-elle germé en vous ?


J’ai voulu représenter les différentes strates de la société, avec des personnages qui sont dans des positions différentes, avec tout ce que ça peut impliquer de points de vue et de frictions. On voit donc des personnages de différents sexes, issus de différents pays, qui ont différents statuts sociaux, et tout cela cohabite en un même lieu. C’est précisément ce que je voulais dessiner : des drames et des histoires qui peuvent surgir à partir de ces thématiques et de cet environnement.


Jusqu’à présent, j’avais tendance à me concentrer sur un seul héros dans mes histoires, mais dans #DRCL je vais en dessiner plusieurs.


#DRCL MIDNIGHT CHILDREN © 2021 by Shin-ichi Sakamoto / SHUEISHA Inc.



Avec Mina, héroïne géniale qui ne se laisse pas faire dans une école où elle est la seule fille, et qui fait même du catch, on a aussi l'idée d'une émancipation à la fois féminine et de la jeunesse, chose qu'on ressentait déjà fortement avec la formidable Marie-Josèphe Sanson d'Innocent Rouge. En quoi cette thématique vous tient à cœur ?


Ce sont des thèmes piliers de mes œuvres, et je compte bien continuer de les aborder dans le futur.


Je me suis rendu compte, il y a déjà une vingtaine d’années, à quel point la différence de traitement entre les hommes et les femmes est importante, et malheureusement au Japon ça ne change presque pas. J’espère, en tant que mangaka, pouvoir faire un peu bouger les choses.


Et c’est pareil pour la jeunesse : j’espère pouvoir apporter des choses sur certains points.



D'ailleurs, pourquoi du catch ?


Le catch a connu ses débuts en Angleterre, et c’est un sujet qui m’intéressait déjà avant de commencer #DRCL. En plus, mes trois enfants font eux-mêmes du catch, donc ça me paraissait être une thématique assez facile à aborder.


Egalement, il existe des références à des femmes qui, déjà à cette époque, faisaient des arts martiaux, mais ce n’était pas du tout quelque chose d’officialisé, alors ça me semblait important de montrer qu’il y avait des femmes qui pouvaient se lancer là-dedans. Pour moi, le fait que Mina fasse du catch en tant que femme, c’est un reflet de la capacité féminine à surmonter des limites posées par le patriarcat.



Votre style graphique a énormément évolué depuis vos débuts. Après des séries comme Kiomaru et Nés pour cogner qui étaient plutôt tout en muscles, on observait déjà une grande finesse dans Ascension, puis vous avez commencé à énormément jouer sur les métaphores visuelles et les planches directement iconiques et mémorables dans Innocent et Innocent Rouge. Cette patte qui vous est propre est encore sublimée dans #DRCL. Dans le premier tome, on peut citer en exemple cette double page où Mina et Lucy dansent en robe de nuit. Ces compositions de planche vous viennent-elles instinctivement, ou vous demandent-elles une réflexion particulière ? Quel est votre procédé créatif pour ces instants uniques ?


Toutes ces évolutions viennent de mes propres changements intérieurs.


Quand j’ai commencé ma carrière dans le magazine Shônen Jump dans ma vingtaine, avec des histoires courtes regroupées dans mon recueil Bloody Soldier et ma série Motor Commando Guy (œuvres d’action inédites en France à ce jour, ndlr), et que j’ai continué dans le magazine Young Jump avec Kiomaru et Nés pour cogner, j’adorais les shônen classiques, notamment Hokuto no Ken et Kinnikuman/Muscleman. J’étais à un âge où je pensais que, tout comme dans nombre de shônen classiques, pour avancer dans la vie il fallait non seulement avoir de la force physique mais aussi compter sur l’amitié.


Mais ensuite, en devenant plus adulte et en me frottant plus à la société telle qu’elle est,  je me suis rendu compte que tout ça n’était pas réaliste, et qu’en réalité on est très seuls, qu’au lieu de se reposer sur des compagnons on a plutôt tendance à penser à soi en premier lieu. J’ai compris que toutes ces valeurs transmises par les shônen classiques n’étaient pas forcément nécessaires pour vivre, et je me suis alors beaucoup remis en question : si l’on n’a pas besoin de la force physique, qu’est-ce qui est important dans la vie ? C’est plutôt la force mentale selon moi.


Je suis alors passé de personnages très musclés à des personnages qui avancent dans la vie grâce à leur volonté propre. Cette transition a surtout eu lieu quand je dessinais Ascension.


Quant à l’aspect visuel à bases de métaphores, en réalité cela représente la beauté intérieure et la force du coeur.


#DRCL MIDNIGHT CHILDREN © 2021 by Shin-ichi Sakamoto / SHUEISHA Inc.



Si l'on se fie au dossier de presse français, pour les personnages vous vous inspirez des créations de la costumière Eiko Ishioka qui a travaillé sur le film Dracula de Coppola, et pour certaines mises en scène de danses vous vous appuyez sur le danseur de ballet Sergueï Polounine. Y a-t-il d'autres artistes de ce type qui vous inspirent dans #DRCL ?


(les yeux et la voix de Shinichi Sakamoto s’emplissent de passion à cette question)


Je peux aussi citer le danseur de ballet russe Vaslav Nijinski, qui a une immense influence sur la façon dont je représente les mouvements de Dracula, notamment quand il danse.


Dans mon manga, Dracula est un personnage qui s’exprime par les mouvements, et non par les mots, or Nijinski a une façon de danser qui est extrêmement expressive et qui semble même parfois presque surréelle. Il a un pouvoir d’expression intense à travers le ballet, parfois mystérieux, parfois insolent, et l’on ne peut s’empêcher de le suivre des yeux.


Je pense que si Dracula apparaissait en tant que danseur de ballet comme Nijinski, n’importe qui serait hypnotisé.



Interview réalisée par Koiwai et Takato. Un grand merci à Shin'ichi Sakamoto, aux équipes des éditions Ki-oon, et à l’hôtel de ville d’Angoulême pour la mise à disposition de leurs locaux.