Interview de l'auteur
Publiée le Lundi, 30 Novembre 2015
Interview 1 :
Cette année, Japan Touch avait l'honneur d'accueillir le mangaka Shin'ichi Sakamoto, auteur-phare des éditions Akata / Delcourt, que l'on retrouve derrière les séries Kiomaru, Nés pour cogner et, plus récemment, Ascension. Très bavard et souriant, le mangaka rencontra avec plaisir son public à trois reprises, pour deux séances de dédicaces où il connut un franc succès, et pour une conférence publique d'une heure et demi qui fut l'occasion pour lui d'expliciter les différentes étapes et techniques de ses dessins. Tout au long des deux jours du salon, l'auteur tint également diverses interviews, et nous avons eu la chance et l'honneur de pouvoir lui poser nos questions, au fil desquelles il revint volontiers sur les grands thèmes de ses œuvres, à commencer par Ascension. Compte-rendu.

Shin'ichi Sakamoto, bonjour et merci d'avoir accepté cette interview. En France, on vous a découvert avec le manga Kiomaru. Comment est né ce projet ?
Je souhaitais travailler sur quelque chose ayant pour thème la volonté d'un seul homme. J'ai alors eu l'idée d'un personnage qui n'abandonne jamais, qui ne lâche jamais rien. Dès lors, je me suis rapproché d'Arajin, la personne ayant écrit l'histoire. Nous avons travaillé ensemble autour de ce personnage en souhaitant mettre en avant une personnalité très forte et obstinée.
A travers ce personnage, quelle image du forgeron avez-vous souhaité renvoyer ?
Je voulais émettre l'idée que le travail d'un artisan constitue un véritable travail sur soi, qu'ils ont une constante envie de se dépasser. Ici, il est question de créer un katana qui va durer mille ans, et cette idée est là pour renforcer cette notion de dépassement de soi de l'artisan.
En effet, on retrouve dans toutes vos œuvres cette notion de dépassement de soi et de quête initiatique...
Oui, c'est quelque chose qui me tient à cœur et que l'on retrouve régulièrement dans mes séries. Par exemple, dans Nés pour cogner, c'est la quête de respect et de virilité qui importe. De même, le parcours de Mori dans Ascension est une véritable quête.
Avant d'aborder plus en détail Ascension, une petite question sur un élément amusant de Nés pour cogner: d'où vous est venue l'idée de créer un personnage pourvu d'un "attribut" si gros qu'il effraie toutes les filles ?
Je me suis demandé ce qu'il pouvait bien y avoir de plus honteux mais en même temps de plus important quand on est à l'âge de la puberté ou au lycée. J'en suis arrivé à la conclusion qu'à cet âge-là, ce qui nous obsède le plus, c'est ça (rires). N'est-ce pas ?
Oui, c'est sûr (rires) !
Quand je suis en allé en Italie, on m'a demandé comment le fait d'en avoir un si gros pouvait être une honte. Pour eux c'est le contraire ! (rires) Ca dépend quand même des gens. Au début j'ai hésité entre trop petit ou trop gros, et j'ai finalement choisi la version "trop gros" que je trouvais plus amusante.
Qu'est-ce qui vous a donné envie d'adapter le roman de Jirô Nitta en un manga, Ascension ?
J'ai été très touché dans le roman par ce héros qui repousse ses limites et qui pense toujours qu'il va y arriver. Je n'ai jamais vu ailleurs une expression aussi forte de cette fin en soi. C'est l'idée de décrire et de dessiner un personnage comme ça qui m'a séduit.
Vous avez brièvement avoué lors de votre conférence de la veille (ndlr, la conférence publique avait lieu le samedi de Japan Touch, et cet entretien le dimanche) que vous avez voulu faire passer plusieurs messages dans Ascension. Nous allons à présent parler plus en profondeur de cela.
Bien sûr !
On peut faire un parallèle entre Ascension et notre monde réel. Quelque part, la solitude de Mori nous renvoie à notre propre monde moderne, en proie au confinement, à l'oppression et à la vie virtuelle, et la quête des grands espaces du héros peut alors nous rappeler de vivre réellement. Est-ce là une idée qui vous tenait à cœur ?
En effet. Les doutes que possède Buntaro Mori sont des doutes que beaucoup de personnes ont en elles aujourd'hui. Je souhaitais que les gens puissent s'identifier à ce que ressent Buntaro, qu'ils puissent envisager de réagir comme lui quand ils sont confrontés à des difficultés, que comme lui ils trouvent la force de surmonter les épreuves et d'aller plus loin.
Y a-t-il d'autres messages forts ? Je pense notamment à la critique des dérives de la société que l'on peut voir en filigrane...
Tout d'abord, il convient de préciser que le roman original se passe dans le passé. J'ai donc apporté de nombreuses transformations afin que l'histoire devienne justement plus contemporaine, qu'elle soit projetée dans notre présent, pour, effectivement, pouvoir faire écho à la situation actuelle. Par exemple, avant les femmes prenaient moins part à la vie sociale en général. Les hommes travaillaient, se déplaçaient, mais pas les femmes. Buntaro, lui, est dans une société du présent, pas du passé, et va être entouré de femmes qui vont avoir une vie active, avoir une vie sociale et vont jouer un rôle sur son évolution, que ce soit en bien ou en mal. J'ai vraiment cherché, à travers cette modernisation du roman, à mettre en avant des sujets plus actuels, plus proches de la vie de chacun d'entre nous aujourd'hui. En fait, je me suis posé la question : "Si je reprends le héros du roman et que je le mets dans le présent, comment va-t-il se comporter, quelle va être sa vie, quelles seront les différences avec le roman ?". Pour moderniser le récit autour de Buntaro, je suis parti de là.
Dans Ascension, il y a tout cet aspect assez contemplatif de découverte de la nature, des grands espaces, voire un aspect métaphorique, par exemple quand Mori voit un lever de soleil et qu'il voit alors une symphonie autour de lui. Quel serait le message de cette peinture particulière de la nature ?
Il y a l'idée que dans la dureté de la nature il y a aussi une beauté. C'est une manière de rendre hommage à la beauté de la nature, et je suis très heureux que ce sentiment passe chez vous quand vous m'en parlez, car ces notions de beauté de la nature et du respect que je lui porte sont très importantes pour moi. Je souhaitais vraiment la montrer de sorte à ce qu'on la voit comme ça.
Et quelque part, le fait de redécouvrir la nature permet à Buntaro de se redécouvrir lui-même...
Oui. Je pense que les meilleurs moments pour se poser des questions, pour réfléchir, sont ceux où l'on se retrouve seul, et que c'est là que l'on a les meilleures idées. C'est comme ça que Buntaro va avancer. C'est également dans ces moments de solitude qu'il va retrouver des solutions pour vivre en société. Quelque part, c'est en étant seul qu'il se rend compte qu'il est lié aux autres. Cette solitude est très importante, car c'est celle qui permet de comprendre certaines choses, et qui permet de trouver des solutions pour vivre.
Dans Ascension, le danger et la mort peuvent tomber à tout moment sur les alpinistes. Selon vous, dans la vie, quelle part de danger faut-il pour pouvoir vivre pleinement ?
C'est parce qu'il y a du danger et de la confusion que l'on peut grandir. Je me dis toujours que si l'on a le choix entre deux voies pour avancer, il faut choisir la plus difficile, parce que c'est celle qui nous permettra le plus de grandir. Mais attention, plus que le danger physique lui-même ou que la mort, c'est la mise en danger de soi, la confrontation à la difficulté, qui importent. C'est quand on se met en danger que l'on est obligé de se surpasser.
Remerciements à Shin'ichi Sakamoto, à l'équipe d'Akata, au traducteur et à Japan Touch.
Interview 2 :
Lancée en France en mars dernier, la série Innocent tient le pari de nous faire découvrir une figure quelque peu méconnue de notre histoire de France : Charles-Henri Sanson, exécuteur officiel durant la Révolution Française, et bourreau de Louis XVI. Invité à l'occasion du Salon du Livre, le mangaka Shinichi Sakamoto, déjà connu pour Kiomaru, Nés pour cognés et plus récemment Ascension, est revenu nous présenter cette biographie atypique, bien décidé à casser les codes établis et les clichés.
Remerciements à Shin'ichi Sakamoto, à ses responsables éditoriaux, ainsi qu'à toute l'équipe des éditions Delcourt.
Mise en ligne le 30/11/2015.
Interview n°2 de l'auteur
Publiée le Vendredi, 04 Octobre 2024
Interview 3
En déjà plus d'une trentaine d'années de carrière au Japon et plus d'une quinzaine d'années passées à être publié en France, Shin'ichi Sakamoto s'est confortablement installé comme un mangaka de choix dans notre paysage. Après ses oeuvres de "jeunesse" Kiomaru (sur un scénario d'Arajin) et Nés pour cogner où il tapait plutôt dans l'action musclée avec un certain savoir-faire et déjà des pointes d'originalité (difficile d'oublier la particularité du héros de Nés pour cogner quand on a lu cette série), le mangaka s'est véritablement dévoilé avec Ascension, interprétation somptueuse d'un roman d'alpinisme de Jiro Nitta, portée par un propos très riche dépassant largement le simple cadre de l'adaptation, et par une réelle affirmation visuelle.
Auréolé de gloire par chez nous avec ce manga désormais considéré comme un incontournable, l'artiste a ensuite pu récidiver avec Innocent et Innocent Rouge, où, tout en poussant plus loin que jamais son goût pour de fascinantes métaphores visuelles, il évoquait des sujets très actuels (notamment autour de l'émancipation de la jeunesse, mais pas que) en revisitant à sa façon le contexte de la Révolution Française par le prisme du bourreau Charles-Henri Sanson et, également, de Marie-Josèphe Sanson, dont il a offert une inoubliable version en femme forte, badass et libre.
NIRAGI KIOUMARU © 2003 by Arajin, Shin-ichi Sakamoto/SHUEISHA Inc.
MASURAOH © 2005 by Shin-ichi Sakamoto/SHUEISHA Inc.
KOKOH NO HITO © 2007 by Shin-ichi Sakamoto, Jiro Nitta/SHUEISHA Inc.
INNOCENT © 2013 by Shin-ichi Sakamoto/SHUEISHA Inc.
INNOCENT ROUGE © 2015 by Shin-ichi Sakamoto/SHUEISHA Inc.
Cette oeuvre ayant été une nouvelle réussite qui a consolidé la patte de Sakamoto jusqu'à lui faire atteindre des sommets artistiques, il était évident que l'on attendait impatiemment l'arrivée en France de sa dernière oeuvre en date, #DRCL - Midnight Children, prépubliée au Japon depuis 2021 dans le magazine Grand Jump des éditions Shûeisha (dans lequel l'auteur avait déjà proposé Innocent Rouge). Et après avoir vu ses séries publiées en France par Akata/Delcourt puis Delcourt/Tonkam jusqu'à présent (si l'on excepte une incursion chez Futuropolis pour une histoire du recueil Les Rêveurs du Louvre), l'artiste a changé de crémerie pour atterrir chez Ki-oon, qui plus est en grandes pompes !
L’éditeur a effectivement mis les bouchées doubles pour marquer comme il se doit le retour de ce talentueux auteurs dans nos librairies, en lui offrant un superbe son et lumière dans une chapelle d’Angoulême, et surtout en invitant le maître en personne lors du dernier FIBD en date ! C’est à cette occasion que nous avons eu, une nouvelle fois, le grand plaisir de le rencontrer pour une interview ! A l'occasion de la sortie du tome 2 le 2 mai, nous vous proposons aujourd'hui de découvrir cette rencontre.
Cette interview est entièrement consacrée à #DRCL. Pour approfondir les choses sur le reste de la carrière de Shin'ichi Sakamoto, vous pouvez toujours découvrir ou redécouvrir les deux précédentes interviews que vous avons pu faire de lui : la première interview principalement centrée sur Ascension et faite en 2011 au festival Japan Touch de Lyon, et la deuxième interview dédiée à Innocent et réalisée en 2015 dans le cadre du Salon du Livre de Paris.
#DRCL MIDNIGHT CHILDREN © 2021 by Shin-ichi Sakamoto / SHUEISHA Inc.
Shin'ichi Sakamoto, bonjour et merci de répondre à nos questions pour la troisième fois. Après avoir réinterprété un morceau de l'Histoire française via Innocent et Innocent Rouge, vous réinterprétez le roman anglais Dracula de Bram Stoker. Quel rapport entretenez-vous avec l'Europe ? Son folklore, son histoire et sa culture vous fascinent ?
Shin'ichi Sakamoto : Quand je commence à réfléchir à l’histoire de mes mangas, mes priorités sont les personnages et les thématiques. C’est seulement après que je réfléchis au lieu et à l’époque qui pourraient être les plus appropriées pour traiter de ces personnages et de ces thématiques.
C’est vrai que dans Innocent et Innocent Rouge ça m’a amené à travailler sur la France du XVIIIe siècle, et que #DRCL se déroule également en Europe, mais le choix de ce continent dans ces deux cas est finalement un hasard, car je me suis pas dit que je voulais à tout prix que mes œuvres se déroulent là-bas.
Cela dit, maintenant que vous me le faites remarquer, peut-être que c’est un signe du destin, que j’ai un intérêt inconscient pour l’Europe.
Ascension adaptait librement un roman de Jiro Nitta, Innocent et Innocent Rouge reprenaient librement une part de l'Histoire de France, #DRCL est une adaptation libre de Dracula. Du coup, qu'est-ce qui vous plaît tant dans l'idée de réinterpréter librement, à votre sauce, des œuvres ou moments historiques déjà existants ?
Ce n’est pas que je cherche à chaque fois des choses à adapter. C’est plutôt que je laisse une grosse part de mes envies et du destin jouer un rôle dans mes projets de mangas.
Dans le cas de #DRCL, par exemple, j’ai lu le roman d’origine de Bram Stoker en plein Covid, et ça m’a frappé de voir qu’un auteur du XIXe siècle était dans la même situation avec la pandémie de choléra qu’il y avait à cette époque, et j’ai alors pensé que j’avais pour mission d’utiliser ce matériel à ce moment-là.
#DRCL MIDNIGHT CHILDREN © 2021 by Shin-ichi Sakamoto / SHUEISHA Inc.
Dracula, tel que vous le représentez dans votre manga, a une aura fascinante. Il est dépeint comme une entité monstrueuse dans le premier tome, puis apparaît sous des traits humains. Comment avez-vous travaillé son design ?
Dans le roman de Bram Stoker, on a un Dracula qui peut changer de forme librement, et je voulais à tout prix garder cette caractéristique.
Je me suis posé beaucoup de questions sur ce que voulait représenter Bram Stoker dans son roman, et ma vision est que son idée de départ venait de la pandémie de choléra, avec un ennemi invisible et insaisissable. Pendant le Covid, beaucoup de gens ont souffert, non seulement du virus, mais aussi des changements et contraintes qu’il a amenés. C’est en me questionnant sur ces idées-là que j’ai mis en forme mon Dracula.
Le premier tome plante un autre thème important : la séparation entre les gens dans l'ordre social. Pouvez-vous nous parler de cette idée ? Comment a-t-elle germé en vous ?
J’ai voulu représenter les différentes strates de la société, avec des personnages qui sont dans des positions différentes, avec tout ce que ça peut impliquer de points de vue et de frictions. On voit donc des personnages de différents sexes, issus de différents pays, qui ont différents statuts sociaux, et tout cela cohabite en un même lieu. C’est précisément ce que je voulais dessiner : des drames et des histoires qui peuvent surgir à partir de ces thématiques et de cet environnement.
Jusqu’à présent, j’avais tendance à me concentrer sur un seul héros dans mes histoires, mais dans #DRCL je vais en dessiner plusieurs.
#DRCL MIDNIGHT CHILDREN © 2021 by Shin-ichi Sakamoto / SHUEISHA Inc.
Avec Mina, héroïne géniale qui ne se laisse pas faire dans une école où elle est la seule fille, et qui fait même du catch, on a aussi l'idée d'une émancipation à la fois féminine et de la jeunesse, chose qu'on ressentait déjà fortement avec la formidable Marie-Josèphe Sanson d'Innocent Rouge. En quoi cette thématique vous tient à cœur ?
Ce sont des thèmes piliers de mes œuvres, et je compte bien continuer de les aborder dans le futur.
Je me suis rendu compte, il y a déjà une vingtaine d’années, à quel point la différence de traitement entre les hommes et les femmes est importante, et malheureusement au Japon ça ne change presque pas. J’espère, en tant que mangaka, pouvoir faire un peu bouger les choses.
Et c’est pareil pour la jeunesse : j’espère pouvoir apporter des choses sur certains points.
D'ailleurs, pourquoi du catch ?
Le catch a connu ses débuts en Angleterre, et c’est un sujet qui m’intéressait déjà avant de commencer #DRCL. En plus, mes trois enfants font eux-mêmes du catch, donc ça me paraissait être une thématique assez facile à aborder.
Egalement, il existe des références à des femmes qui, déjà à cette époque, faisaient des arts martiaux, mais ce n’était pas du tout quelque chose d’officialisé, alors ça me semblait important de montrer qu’il y avait des femmes qui pouvaient se lancer là-dedans. Pour moi, le fait que Mina fasse du catch en tant que femme, c’est un reflet de la capacité féminine à surmonter des limites posées par le patriarcat.
Votre style graphique a énormément évolué depuis vos débuts. Après des séries comme Kiomaru et Nés pour cogner qui étaient plutôt tout en muscles, on observait déjà une grande finesse dans Ascension, puis vous avez commencé à énormément jouer sur les métaphores visuelles et les planches directement iconiques et mémorables dans Innocent et Innocent Rouge. Cette patte qui vous est propre est encore sublimée dans #DRCL. Dans le premier tome, on peut citer en exemple cette double page où Mina et Lucy dansent en robe de nuit. Ces compositions de planche vous viennent-elles instinctivement, ou vous demandent-elles une réflexion particulière ? Quel est votre procédé créatif pour ces instants uniques ?
Toutes ces évolutions viennent de mes propres changements intérieurs.
Quand j’ai commencé ma carrière dans le magazine Shônen Jump dans ma vingtaine, avec des histoires courtes regroupées dans mon recueil Bloody Soldier et ma série Motor Commando Guy (œuvres d’action inédites en France à ce jour, ndlr), et que j’ai continué dans le magazine Young Jump avec Kiomaru et Nés pour cogner, j’adorais les shônen classiques, notamment Hokuto no Ken et Kinnikuman/Muscleman. J’étais à un âge où je pensais que, tout comme dans nombre de shônen classiques, pour avancer dans la vie il fallait non seulement avoir de la force physique mais aussi compter sur l’amitié.
Mais ensuite, en devenant plus adulte et en me frottant plus à la société telle qu’elle est, je me suis rendu compte que tout ça n’était pas réaliste, et qu’en réalité on est très seuls, qu’au lieu de se reposer sur des compagnons on a plutôt tendance à penser à soi en premier lieu. J’ai compris que toutes ces valeurs transmises par les shônen classiques n’étaient pas forcément nécessaires pour vivre, et je me suis alors beaucoup remis en question : si l’on n’a pas besoin de la force physique, qu’est-ce qui est important dans la vie ? C’est plutôt la force mentale selon moi.
Je suis alors passé de personnages très musclés à des personnages qui avancent dans la vie grâce à leur volonté propre. Cette transition a surtout eu lieu quand je dessinais Ascension.
Quant à l’aspect visuel à bases de métaphores, en réalité cela représente la beauté intérieure et la force du coeur.
#DRCL MIDNIGHT CHILDREN © 2021 by Shin-ichi Sakamoto / SHUEISHA Inc.
Si l'on se fie au dossier de presse français, pour les personnages vous vous inspirez des créations de la costumière Eiko Ishioka qui a travaillé sur le film Dracula de Coppola, et pour certaines mises en scène de danses vous vous appuyez sur le danseur de ballet Sergueï Polounine. Y a-t-il d'autres artistes de ce type qui vous inspirent dans #DRCL ?
(les yeux et la voix de Shinichi Sakamoto s’emplissent de passion à cette question)
Je peux aussi citer le danseur de ballet russe Vaslav Nijinski, qui a une immense influence sur la façon dont je représente les mouvements de Dracula, notamment quand il danse.
Dans mon manga, Dracula est un personnage qui s’exprime par les mouvements, et non par les mots, or Nijinski a une façon de danser qui est extrêmement expressive et qui semble même parfois presque surréelle. Il a un pouvoir d’expression intense à travers le ballet, parfois mystérieux, parfois insolent, et l’on ne peut s’empêcher de le suivre des yeux.
Je pense que si Dracula apparaissait en tant que danseur de ballet comme Nijinski, n’importe qui serait hypnotisé.
Interview réalisée par Koiwai et Takato. Un grand merci à Shin'ichi Sakamoto, aux équipes des éditions Ki-oon, et à l’hôtel de ville d’Angoulême pour la mise à disposition de leurs locaux.
Masterclass FIBD 2024
En janvier dernier, la venue de Shin'ichi Sakamoto au Festival International de la Bande Dessinée d'Angoulême était l'un des événements de la 51e édition de l'incontournable événement lié à la bande dessinée... et de plus en plus au manga. #DRCL midnight children, sa dernière œuvre en date, a créé un événement tant les fans du maître sont de plus en plus nombreux, attendaient ce nouveau titre avec hâte, et ont eu la surprise de le voir arriver aux éditions Ki-oon. Car, jusqu'à présent, l'éditeur français historique du mangaka restait bel et bien Delcourt / Tonkam.
Le retour de Shin'ichi Sakamoto dans nos contrées fut accompagné par une expérience immersive particulièrement unique. Plus qu'une exposition, Dracula : Immersion dans les Ténèbres était une expérience sensorielle de jeux d'images, de lumières et de son, voué à reproduire la dimension vertigineuse de l'actuel manga de l'auteur. La chapelle du Lycée Guez de Balzac a accueilli cet événement hors du commun, de quoi surprenante les habitants et curieux qui vivent aux alentours de l'édifice.
Puis, le vendredi 26 janvier, le Théâtre d'Angoulême fut le lieu d'un autre événement d'exception : la tenue d'une Masterclasse de Shin'ichi Sakamoto en personne. Animée par Laurent Duroche, le commissaire de l'expérience dédiée à #DRCL, et articulée par Kim Bedenne en qualité d'interprète, celle-ci était très orientée sur la dernière œuvre du maître, sans pour autant renier le passé de l'auteur, et en se penchant à son art au sens large. Une longue rencontre de plus d'une heure au cours de laquelle les questions furent multiples. Aujourd'hui, pour honorer la récente sortie dans nos librairies de #DRCL midnight children, nous vous proposons une retranscription de la conférence, afin de permettre aux absents de découvrir les réponses données par Shin'ichi Sakamoto, et aux visiteurs du festival de se replonger dans l'événement.

Shin’ichi Sakamoto, merci infiniment de votre présence sur la scène de ce magnifique théâtre d’Angoulême.
Shin’ichi Sakamoto : C’est moi qui vous remercie, je suis très ému d’être ici. C’est un honneur pour moi d’être devant vous.
En parlant d’Angoulême, petite anecdote : Saviez-vous que dans la ville, jusqu’aux années 1800, il y avait une longue tradition de bourreaux qui ont officié. Peut-être un nouveau chapitre de la saga Innocent, « Innocent Angoulême » ?
Shin’ichi Sakamoto : J’y penserai très fort pour ma prochaine série. (rires)
Entrons dans le vif du sujet. Entre vos deux séries Innocent, qui se déroulent en France, et #DRCL midnight children, qui prend place en Angleterre, voilà pas mal d’années que vous explorez des univers européens. Ressentez-vous une connexion particulière avec le Vieux Continent ?
Shin’ichi Sakamoto : Quand je commence à réfléchir à un manga, je pense d’abord aux personnages, puis à la thématique. C’est dans cet ordre que je procède. C’est ensuite que je décide du lieu et de l’ère qui seront les plus conformes à ce que je veux dessiner. C’est vrai qu’Innocent se passe dans la France du XVIIIe siècle, et #DRCL dans l’Angleterre du XIXe siècle. On peut effectivement dire que mon travail à un lien avec l’Histoire.
Pouvez-vous nous parler de votre rapport à l’horreur et à l’épouvante ? Votre intérêt pour ce genre est-il né par le manga, la littérature ou le cinéma ?
Shin’ichi Sakamoto : Quand j’étais enfant, il y avait une vraie mode des mangas d’horreur. On appelait ça des mangas de terreur. Parmi toutes ces œuvres qui étaient à la mode, j’ai été frappé par un auteur qui s’appelle Shinichi Koga, en particulier par son manga Kyôufu no ôkami shôjo, ce qui veut dire « La jeune fille loup de la terreur ». Ça a été ma première rencontre avec le genre de l’horreur.

On peut dire que #DRCL midnight children est officiellement votre première série d’horreur. Mais certains passages de vos œuvres précédentes contiennent des images qui penchent de façon plus ou moins affirmée vers ce genre. Est-ce un registre que vous vouliez aborder depuis longtemps ?
Shin’ichi Sakamoto : Je n’avais pas forcément dans l’idée de faire un manga d’horreur à proprement parler. Ce qui m’intéresse, c’est de décrire la réalité de l’âme humaine. Dans cette optique, il arrive que le résultat se rapproche du genre horrifique.
Vous aviez déjà mis en scène des figures de vampires. D’abord sur une planche d’Innocent, puis dans le récit court Dorachû que vous avez dessiné pour un dôjinshi conçu en compagnie d’Usamaru Furuya entre la fin d’Innocent Rouge et le début de #DRCL midnight children. Qu’est-ce qui vous fascine, tout bonnement, dans la figure du vampire ?
Shin’ichi Sakamoto : Dracula est un personnage connu du monde entier. Il fait figure de personnage majeur parmi tous les monstres qu’on peut connaître. C’est son aspect élégant et solitaire, mais d’une beauté incomparable, qui m'a semblé d’un charme fou.
Quelque part, Dracula est le personnage qui rencontrait le mieux vos aspirations esthétiques.
Shin’ichi Sakamoto : Effectivement. Dracula se rapproche beaucoup de ce que je considère comme la beauté. Mais j’avais aussi envie de changer l’image classique qu’on a du personnage.
Dorachû est une histoire qui raconte l’amitié entre un jeune orphelin et le fils de Dracula. Peut-on y voir l’élément déclencheur de #DRCL midnight children ? Ou aviez-vous déjà le projet de série en tête au moment de dessiner cette histoire courte ?
Shin’ichi Sakamoto : À la fin de ma précédente série, Inoccent, mon ami Usamaru Furuya, qui est aussi un mangaka, m’a proposé de faire un fanzine. Comme Dracula m’intéresse depuis l’enfance, on a choisi ce thème pour notre œuvre en commun. Malheureusement, le Covid est arrivé, et notre projet de faire une vente en direct de notre fanzine en conventions est tombé à l’eau. Mais ça a été pour moi l’occasion de lire pour la première fois le roman de Bram Stocker, puisque j’avais surtout vu Dracula dans des films ou dans des jeux.

Après sept ans à avoir évolué dans un contexte historique, la France de la Révolution française dans Innocent, vous restez dans le passé avec #DRCL midnight children qui se déroule dans l’Angleterre victorienne. Ressentez-vous une connexion esthétique, et peut-être philosophique, avec ces univers situés à une époque révolue ? En d’autres termes, peut-être vous sentez-vous plus à l’aise à illustrer le passé dans lequel vous trouvez plus de matière, plutôt que le présent ou le futur ?
Shin’ichi Sakamoto : Il est extrêmement difficile de finir un manga seul. Il faut beaucoup d’assistants pour le dessiner. Quand je choisis de faire des œuvres qui se déroulent dans le présent, c’est plus simple dans un certain sens, car il suffit de sortir pour avoir des visuels de voitures ou de bâtiments sous les yeux. En revanche, quand on parle du passé, il faut d'abord prendre beaucoup de temps pour rassembler de la documentation.
Quand j’ai dessiné Innocent, je me suis attaqué à un monde qui était au sommet de son art en termes de décorations et de costumes avec le style rococo. C’était un véritable défi de les représenter dans mes planches. Mais dans #DRCL midnight children, on est dans un monde différent, bien que toujours dans le passé. Cependant, c’est une époque où la noblesse s’effondre et où tout ce qui est considéré comme beau est en train de s’effriter. Mon nouveau défi était de représenter ce monde en décadence. À chaque fois, l’exercice est différent.
Aussi, il est intéressant de voir que les tomes reliés de #DRCL midnight children sont réalisés dans un certain style, de telle sorte à ce qu’ils aient l’air d'objets usés, en déliquescence. Quand on en a parlé en comité éditorial en amont, on redoutait les retours de lecteurs mécontents qui auraient pu penser que le livre n’est pas neuf. Finalement, ce style de couverture est parfaitement adapté à l’œuvre, et j’espère que vous l’apprécierez.
Le vampire est peut-être la créature du bestiaire fantastique la plus déclinée et adaptée sous de multiples formes, parfois très éloignée de ses racines. Vous auriez d’ailleurs pu décider vous-même de vous en éloigner. Pourquoi avoir ressenti l’envie de proposer une relecture de l’un des ouvrages fondateurs du mythe, à savoir le roman Dracula de Bram Stocker.
Shin’ichi Sakamoto : Au départ, je ne connaissais Dracula qu’à travers les films. En lisant le roman, j’ai été surpris de découvrir que l’histoire se passe dans un Londres du XIXe siècle touché par une pandémie. Au moment de ma lecture, nous étions en pleine pandémie du Covid-19. J’ai senti un signe du destin qui m’a lié à ce roman, si bien que j’ai eu envie de le prendre pour base.
L’histoire se passe en pleine Révolution industrielle, à une époque où de nouvelles technologies comme la machine à écrire apparaissent sans cesse. J’ai voulu l’introduire également. On peut aussi citer le concept de « new women », dont on parle dans le roman de Bram Stocker. C’est une œuvre qui abordait les idées nouvelles de l’époque. Le roman m’a paru tout à fait actuel dans notre ère où les valeurs changent et où le monde change. Tout cela est entré en résonance et m’a donné envie d’aborder Dracula de façon directe.
Avez-vous tenu à relire ou revoir certains récits vampiriques célèbres avant de vous attaquer à #DRCL midnight children ? Par exemple, l’adaptation cinématographique de Francis Ford Coppola ? Ou, au contraire, avez-vous soigneusement évité d’entrer en contact avec ces adaptations pour ne pas interférer avec votre propre vision ?
Shin’ichi Sakamoto : J’ai vu le film de Coppola de nombreuses fois, sachant que l’adaptation qui m’a le plus marqué est celle avec Christopher Lee dans les années 50. Pour ce qui est du film de Coppola, j’ai été vraiment impressionné par le travail de la designer Eiko Ishioka qui s’est occupée des costumes. J'ai eu l'envie, moi aussi, d’intégrer ce type d’éléments dans mon œuvre.
Dans #DRCL, vous utilisez les personnages et les articulations dramatiques du roman de Bram Stoker, mais vous les arrangez de façon originale et personnelle. Ce travail de réappropriation et de réorganisation du roman vous a-t-il demandé beaucoup de temps avant de vous attaquer au dessin à proprement dit ?
Shin’ichi Sakamoto : La série étant toujours en cours, je me pose des questions en permanence. C’est évidemment un travail qui m’a demandé beaucoup de réflexion. Pour être lu aujourd’hui par des lecteurs contemporains comme vous, il fallait que je trouve une façon d’être actuel. C’est ce qui m’a fait me poser le plus de questions.

Dans le livre de Bram Stoker, le personnage de Dracula est une menace, mais aussi, et vous en avez parlé, le vecteur d’une certaine libération des mœurs dans le cadre d’une Angleterre victorienne stricte. Vous avez particulièrement renforcé cet aspect dans #DRCL, en l’adaptant à la société d’aujourd’hui, notamment par rapport à la transidentité. Dans Innocent, déjà, vous aviez déjà établi des passerelles visuelles évidentes entre le passé et le présent. Est-il primordial pour vous de refléter le monde moderne, même dans des récits qui se déroulent dans des époques révolues ?
Shin’ichi Sakamoto : Je veux absolument m’adresser aux lecteurs contemporains. Pour rester actuel et toucher tout le monde, j’essaie de casser les codes et de trouver une nouvelle grammaire pour écrire mes mangas, quand cela me semble nécessaire.
La relecture que vous proposez offre un équilibre très travaillé entre la tradition et la modernité. Cette modernité est présente à deux niveaux dans #DRCL : à la fois dans l’attitude et les valeurs de votre héroïne, Milena, mais aussi dans le traitement graphique que vous adoptez, notamment quand l’horreur se mêle à des visuels beaucoup plus « pop ». Est-ce que ce parallèle entre le caractère de l’héroïne et votre art est le fruit d’une réflexion consciente de votre part ?
Shin’ichi Sakamoto : J’essaie de changer ma façon de dessiner à chaque fois. Dans Innocent, la beauté du trait était très importante pour rendre ce monde au sommet de son art. Dans mon œuvre actuelle, le plus important est de dépeindre l’atmosphère horrifique à travers beaucoup de zones d’ombres, mais aussi avec des traits de trames faits à la main pour assombrir chaque élément. C’est une technique que j’utilise beaucoup dans #DRCL par rapport à mes œuvres précédentes.
Vous avez récemment déclaré dans une interview avoir l’intention de faire intervenir Jack l’éventreur dans #DRCL. Comptez-vous réinvestir tout un pan du patrimoine fantastique anglais, un peu comme ce qu’a fait Alan Moore dans La Ligue des Gentlemen extraordinaires, dans laquelle on trouve déjà une certaine Wilhelmina Murray ?
Shin’ichi Sakamoto : La période de la Révolution industrielle, qui est celle de Dracula, est une époque où la science évolue énormément. En même temps, la croyance dans les superstitions et les cultes restaient très forte. C’est comme si la part de lumière de la société encourageait sa part sombre. C’est cette ambiance très particulière de l’époque que j’essaie de rendre à travers mon manga.
Concernant Jack l’éventreur, ses meurtres ont eu lieu 10 ans avant la sortie du roman d’origine. Je pense que Bram Stoker était au courant de cette histoire, et que certains des éléments ont pu l’inspirer, comme le fait que Jack l’éventreur s’attaquait à la gorge de ses victimes.
Dans Innocent, on trouvait déjà des figures célèbres dans cette atmosphère de Révolution française, comme le Marquis de Sade. Aviez-vous les mêmes réflexions pour faire apparaître des personnages célèbres ? Vouliez-vous illustrer plus largement la mentalité de l’époque ?
Shin’ichi Sakamoto : Utiliser des figures connues est l'un de mes plaisirs quand je dessine des histoires sur fond historique, et je pense que ça fait aussi plaisir à mes lecteurs de les retrouver. On s’éloigne parfois de la trame principale, mais ça me semble important de les faire apparaître pour justement représenter l’atmosphère de l’époque.
De prime abord, Wilhelmina Murray est une héroïne moins torturée et plus candide que les personnages de vos précédentes séries, Ascension et Innocent. Pourtant, la force de conviction qu’elle affiche et sa volonté de bousculer les codes établit la rapproche de la protagoniste d’Innocent Rouge, Marie-Josephe Sanson. Dans votre esprit, existe-t-il une filiation claire entre ces deux héroïnes ?
Shin’ichi Sakamoto : Elles sont effectivement proches dans leur volonté de se battre pour l’égalité des sexes, mais elles évoluent dans des univers différents. Dans Innocent, Marie-Josèphe vit dans la France du XVIIIe siècle, avec tout son panel de mouvements révolutionnaire et de violences au quotidien. Elle utilise elle-même la force physique pour se battre. Mina, elle, arrive un siècle plus tard, dans l’Angleterre du XIXe siècle. Les lois ont évolué, il y a moins de violence. Ce sera avec ses connaissances qu’elle se battra afin de trouver sa place dans la société.

Votre dessin a énormément évolué depuis vos débuts. Si votre trait a toujours eu beaucoup de caractère et d’élégance, vous n’avez cessé d’affiner et de styliser votre esthétique jusqu’à arriver à un résultat qui a peu d’équivalents dans le manga moderne. On détecte chez vous des influences picturales issues de la peinture classique, comme le Préraphaélisme, le Caravage ou l’Art nouveau. Aviez-vous certaines références en tête lors de vos recherches graphiques ? Ou bien, est-ce que votre dessin a évolué naturellement, sans d’influences extérieures ?
Shin’ichi Sakamoto : J’aime évidemment tous les courants que vous avez cité. En réalité, mon style a surtout atteint son état actuel par ma volonté de ne pas représenter mes personnages de façon caricaturale. J’essaie de me rapprocher le plus possible de la réalité de l’âme humaine dans toute sa crudité. C’est pour ça que je tends vers un style de plus en plus réaliste. Quand j’ai dessiné mes premiers mangas, j’étais publié dans le Shônen Jump. Le shônen est un style très différent, dans lequel on a la nécessité de dessiner des personnages caractéristiques. Mais ce n’est pas le cas dans le seinen.
Quelque part, l’équilibre que vous entretenez actuellement est représenté par la beauté esthétique de certains passages et la crudité extrême d’autres scènes. L’âme humaine est un équilibre entre la lumière d’un côté et la noirceur de l’autre. C’est comme ça que j’interprète ce pic esthétique que vous avez atteint, ce mariage entre la beauté absolue et l’horreur la plus sombre. Pour vous, est-ce ce qu’est l’âme humaine ?
Shin’ichi Sakamoto : Oui, il est évident que plus les ténèbres sont profondes, plus la lumière est éblouissante. De manière générale, le manga reste du divertissement. Mais plutôt qu’aborder le média en parlant de thèmes positifs, comme la victoire, j’essaie d’écrire la douleur de façon sincère. Cette douleur permet de rendre la vie plus palpable. C’est par cet angle que je dessine mes mangas.
Votre utilisation de la lumière, en particulier des clairs-obscurs, n’a cessé de prendre une importance primordiale dans votre langage dramatique visuel. Vous obtenez maintenant des résultats saisissants. Utilisez-vous des références photographiques ou visuelles pour parvenir à ce niveau de maîtrise ? Ou êtes-vous désormais si familier avec ce type de représentation que vous pouvez vous passer de ces supports pour concrétiser vos idées ?
Shin’ichi Sakamoto : J'adore placer des ombres profondes sur mes personnages. Je me suis même demandé pourquoi j’aimais tant ça. Puis, je me suis rappelé qu’il existait au Japon une série télévisée qui parlait d’assassins. Il y avait tellement peu de budget que ça se ressentait sur les décors. Pour cacher cet aspect, la production utilisait beaucoup d’ombres en arrière-plan. C’était un effet très cool qui rendait particulièrement bien les ténèbres dans le cœur du personnage principal. C'est l'une des raisons pour lesquelles j'aime exploiter cette technique dans mes planches. Généralement, j’y ai recours sans utiliser de photo. Mais quand j’ai un doute, je fais en sorte d’utiliser les lumières de chez moi pour vérifier comment la luminosité tombe sur les visages et sur les corps.

Votre dessin dessin démontre ce que vous disiez précédemment : plus les ténèbres sont profondes et plus la lumière est vive. Aussi, peut-on retrouver dans l’utilisation des clairs-obscurs une filiation avec cette philosophie ?
Shin’ichi Sakamoto : Exactement, c’est pour ça que j’utilise beaucoup cet effet de ténèbres, et je vais l’utiliser de façon intense et volontaire au sein de #DRCL.
Parlons du réalisme et de votre besoin d'atteindre un réalisme du trait pour illustrer certains états mentaux et certains sujets. J'ai l’impression que plus vous tendez vers ce réalisme et plus vous partez vers le surréalisme de la représentation de certains sentiments sur le plan de la mise en scène pure. Selon vous, cette évolution doit-elle obligatoirement s’accompagner d’une évolution vers une représentation plus baroque pour trouver un équilibre visuel ?
Shin’ichi Sakamoto : En vérité, je n’ai pas pour volonté de faire dans le réalisme ou dans le surréalisme. J’ai toujours envie de surprendre mes lecteurs, de leur donner de l’émotion. Je me casse toujours la tête pour trouver de nouvelles voies afin de dessiner mes histoires de façon intéressante. Avec mon équipe d’assistants, je me demande toujours ce qu’on peut faire en tant qu’équipe pour atteindre ces nouvelles voies d’expressions.
Du coup, cette recherche d’idées de mise en scène est un travail d’équipe ?
Shin’ichi Sakamoto : Oui, c’est un travail d’équipe. Les idées peuvent naître à un timing improbable. C’est parfois de l’improvisation : l’idée peut provenir au moment du storyboard mais aussi lors de la finalisation des planches. On ne peut jamais le prévoir. C’est un travail de l’instant.
Comment abordez-vous les yeux de vos personnages ? Dans votre œuvre, le regard tient une place primordiale, dans la façon dont vous illustrez l’état mental de vos protagonistes. Vous parvenez à faire passer beaucoup plus d’informations sur ces psychologies dans une simple planche sans dialogue plutôt qu’avec des mots. Comment dessinez-vous ces yeux qui en disent tellement et qui ont un pouvoir quasiment hypnotique ?
Shin’ichi Sakamoto : Quand je dessinais dans le Shônen Jump, lors de mes débuts, mon éditeur me répétait tout le temps : « Quoi qu’il arrive, le plus important est de dessiner des yeux expressifs et avec du charme ». Ce n’était pas facile, et je n'y suis pas arrivé pendant une longue période. Mon éditeur m’a conseillé de prendre Tom Cruise en modèle, mais je me suis rendu compte qu’un autre mangaka qui avait le même éditeur faisait pareil, et avait des personnages qui ressemblaient à Tom Cruise. Je pense qu’on a reçu le même conseil. (rires)

Comment réfléchissez-vous à la mise en scène de la violence dans vos mangas ? Elle est omniprésente en raison des sujets que vous abordez, et vous la transcendez visuellement par votre mise en scène et votre dessin. Elle semble toujours avoir une fonction symbolique par rapport aux sentiments des personnages…
Shin’ichi Sakamoto : En effet, j'ai dessiné de nombreuses scènes dans lesquelles les personnages explosent à cause de cette énergie violente. D’autant plus que dans Innocent, je dépeignais une période durant laquelle le pouvoir royal était en train d’être détruit. Je ne dirai pas qu’écrire ce genre de scène me remplit de joie, mais elles me procurent une certaine énergie.
Je vais vous donner un exemple concret du rapport entre une scène de violence et l’expression des personnages. Dans #DRCL apparaît Van Hellsing, un médecin hollandais. Dans le roman d’origine, on le voit avoir une crise d’hystérie. Autrefois, on pensait que c’était quelque chose qui concernait uniquement les femmes, car relié à l’utérus. Mais Bram Stoker a bien dépeint un Van Hellsing en pleine hystérie. Je pense qu’il voulait montrer que les hommes aussi ont leurs faiblesses. J’ai trouvé cette idée intéressante et ai aussi voulu l’utiliser moi aussi.
C’est très intéressant, car ça implique que vous remaniez les personnages de Bram Stoker en appuyant encore plus la symbolique sous-jacente, et peut-être davantage cachée à l’époque. Est-ce aussi la raison qui vous a poussé à transformer le personnage de Lucy d’une telle façon dans #DRCL ? Afin de prouver la nature interne des personnages de Bram Stoker et l’exposer au grand jour sous une forme plus spectaculaire ?
Shin’ichi Sakamoto : Effectivement, il y a le personnage de Luke dans le roman de Bram Stoker, et je l'ai arrangé pour en faire une sorte de double de Lucy.
Dans mon œuvre, Dracula s’attaque aux humains sans distinction. C’est aussi un parallèle avec le Covid qui touchait aussi bien les hommes que les femmes. La mort peut concerner n’importe lequel d’entre nous. Dans le roman d’origine, Dracula s’attaquait aux belles femmes. Mais Luke / Lucy n’est ni un homme ni une femme, et c’est sa première victime. Je veux donner une nouvelle représentation de Dracula, qui ne fait pas de différence entre les sexes. À travers cette démarche, j’espère qu’on proposera de nouvelles manières de développer les monstres tels que King Kong ou Dracula, qui ne seront pas uniquement intéressés par les femmes.
On parlait plus tôt de la violence dans vos œuvres, ce qui peut sembler paradoxale, car si #DRCL est un manga d’horreur, Innocent est un manga historique. Pourtant, c'est en tout cas le cas pour l'instant, Innocent faisait preuve d’une violence graphique beaucoup plus crue et plus réaliste. Cela veut-il dire que sur #DRCL, votre approche de la violence est différente, plus prononcée par des atmosphères gothiques et d’épouvante, plus que par une horreur gore à proprement parler ?
Shin’ichi Sakamoto : Dans Innocent, je dessinais mes scènes de violence en gardant en tête l’importance de la beauté. J’essayais de tendre vers un idéal, quelle que soit la cruauté de l’instant. C’était une ère remplie de sang et de violence, il était donc nécessaire de dessiner ce type de scènes. Dans #DRCL, on est dans un univers moins teinté par le sang à la base. Mais on trouve une autre forme de violence, davantage proche de la souffrance psychologique. C’est là-dessus que j’ai voulu me focaliser.
Dans #DRCL, vous opposez parfois à la précision maniaque de votre trait une utilisation très originale du floue qui vous sert à renforcer l’irréalité de certaines séquences, là où beaucoup de mangakas utilisent plutôt cette technique pour s’approcher de rendus cinématographiques et de la profondeur de champ. Pouvez-vous nous expliquer votre intention artistique derrière cette utilisation du flou, et comment vous procédez pour obtenir des rendus si spécifiques ?
Shin’ichi Sakamoto : Comme je l’ai expliqué, je voulais retranscrire l’atmosphère de l’époque du XIXe siècle, durant laquelle on trouvait des types de photographies qui ne permettaient pas de voir clairement dans les détails. Flouter donne une impression d’inquiétude, puisqu’on ne voit pas tout ce qui se passe. J’ai utilisé cette technique pour donner une impression d’inconnue. À la base, tout a été dessiné de façon précise en amont par mes assistants. Mais je me permets de flouter sans vergogne par la suite. (rires)
Mes assistants étaient assez réticents au départ, car ils ont passé des heures, voire des jours, à dessiner certains détails ou décors. En voyant le résultat, ils étaient d’abord un petit peu déçus. Mais aujourd’hui, ils sont habitués à l’idée, et ils commencent même à éprouver un certain plaisir.
La danse a une importance primordiale dans la façon dont vous la mettez en scène pour exprimer les sentiments des personnages. Elle a parfois un aspect positif ou négatif, notamment dans #DRCL, lors de la scène où Wilhelmina Murray rencontre Dracula pour la première fois. Leur danse revêt ici une importance primordiale dans l’évolution du personnage. C’est aussi le moment où elle est envoûtée par Dracula. Pourquoi, pour vous, la danse est-elle une expression visuelle pour raconter ces personnages ?
Shin’ichi Sakamoto : Mon Dracula est très différent du Dracula d'autrefois. Dans mon manga, on ne sait pas quelle forme il a, on sait simplement qu’il peut changer d’apparence à volonté et qu’il ne parle pas. La façon qui me semblait la plus appropriée pour le représenter était le mouvement, dont ces mouvements de danse.

Il me semble que vous avez commencé à utiliser les outils numériques durant la conception d’Ascension. Qu’est-ce qui a motivé cette transition, d’abord dans un côté parcellaire, avant que vous passiez au tout numérique ?
Shin’ichi Sakamoto : La majeure partie des auteurs de manga utilisent aujourd’hui le numérique. La raison pour laquelle je m’y suis mis, c’est la disparition progressive des outils de l’analogue, aussi bien le papier pour les planches que le matériel de dessin tel que l’encre et les plumes. En vérité, cette transition n’a pas été très compliquée. En un jour ou deux, le dessin numérique était déjà acquis. Aujourd’hui, je ne peux plus revenir en arrière, car c’est beaucoup trop pratique.
En revanche, il faut faire attention à ce que le trait numérique ne ressemble pas au trait d’autres auteurs. C’est une tendance qu’on peut ressentir, aussi je veille à ce que mon style garde un côté manuel.
Avec ces outils numériques, pensez-vous obtenir un résultat plus conforme à ce que vous avez en tête par rapport à l’époque où vous utilisiez les outils analogiques ? Trouvez-vous plus de libertés dans l’utilisation de cette technologie ?
Shin’ichi Sakamoto : En réalité, c’est plutôt la cadence qui a changé : on gagne beaucoup de temps quand on dessine en numérique. Pour ce qui est de la beauté du trait, je ne pense pas que le résultat ait beaucoup changé par rapport à l’époque de mon dessin manuel.
Vous êtes très actif sur les réseaux sociaux, vous y montrez de nombreuses étapes de production de votre dessin. N’avez-vous pas peur que la « magie » disparaisse en montrant de cette façon votre travail ? Quelle joie éprouvez-vous à l’idée de partager ces processus créatifs avec le monde entier ?
Shin’ichi Sakamoto : J’ai décidé de montrer ce processus, car je pense que découvrir cet envers du décor fait partie des plaisirs des lecteurs de mangas. Personnellement, ça m’intéresse, et je pense que ça intéresse aussi mes lecteurs. Les réseaux sociaux me sont très importants, car ils me permettent de rester en contact avec mes lecteurs du monde entier. D’autant plus que lorsqu’on est seul face à sa planche, avoir des réactions en direct nous remotive dans notre travail.
À part Dracula, y a-t-il une autre figure du bestiaire fantastique mondial que vous aimeriez dessiner et mettre en scène dans l’une de votre histoire ? Il peut s’agit d’un monstre universel ou une créature plus japonaise comme un yokai.
Shin’ichi Sakamoto : On me pose souvent cette question, mais je ne pense jamais à ce que je ferai après mon manga actuel, tout simplement parce qu’on ne sait jamais de quoi sera fait le futur. Il y a dix ou vingt ans, jamais je n’aurai pensé être là, devant vous. Il est impossible de savoir ce qui va arriver. Je me concentre sur le présent, et j’apprécie ce qui se présente à moi.
La masterclasse s'est achevée sous un tonnerre d'applaudissements pour Shin'ichi Sakamoto,
Retranscription effectuée par Julian B.