Ciné-Asie Critique - Rashomon
Avec sa critique, Rogue Aerith vous propose d'en savoir plus sur Rashomon, grand film du cinéma japonais réalisé en 1950 par Akira Kurosawa, avec à l'affiche le célèbre acteur Toshiro Mifune.
Dans le Japon de l'époque Heian (X°-XI° siècles), une guerre civile fait rage. Pendant un orage violent, réfugiés sous des ruines, un bonze, un bûcheron et un passant s'interrogent sur une histoire tragique. Les discussions vont être l'occasion d'évoquer l'affaire passée devant le tribunal selon quatre points de vue différents : celui du bonze, celui du bûcheron, celui du brigand, celui du fantôme du défunt ressuscité par un chaman pour l'occasion. Quatre versions, quatre vérités. Et beaucoup de questions.
« Hélas, si on ne peut plus croire personne, ce monde est un enfer ».
Rashomon est un film japonais réalisé par Akira Kurosawa en 1950, d'après deux nouvelles de Ryunosuke Akutagawa. Pour ce film, Kurosawa reçoit le Lion d'Or à la Mostra de Venise en 1952 et l'Oscar du meilleur film étranger. Rashomon est un film fondamental pour trois raisons : d'une part, son écho et son message universel permettent d'introduire le cinéma nippon en Occident ; d'autre part, il fait office de classique parmi les classiques tant il est maîtrisé ; enfin, après le succès du film au niveau international, le cinéma japonais se lancera massivement dans la production de films dans le genre « jidai-geki » (histoire médiévale du Japon). Son rôle dans l'Histoire du cinéma, parce qu'il braque tous les regards des cinéphiles sur le Japon à une époque où la critique occidentale ne jure que par le cinéma occidental, comme ses qualités intrinsèques, en font par conséquent un film à ne manquer sous aucun prétexte.
Tout part d'un scénario d'une simplicité presque insolente, puisque Kurosawa a su en tirer la quintessence, et une richesse insoupçonnée. Ou comment voir que le minimalisme ouvre les meilleures perspectives là où un réalisateur de talent passe. Trois personnages se trouvent dans un temple en ruines pendant que les éléments se déchaînent, tout près d'un grand portique donnant sur la forêt (la « Rashomon »). Là, ils évoquent une affaire qui les détruit de l'intérieur, qu'ils ne comprennent pas, alors même que deux d'entre eux viennent à peine de sortir du tribunal. Le parti-pris narratif, qui peut apparaître extrêmement moderne – si bien que le film n'a que peu vieilli – est de présenter quatre versions d'une même scène dramatique selon chaque témoin, le récit se faisant par flash-backs, avec retour dans le temple en ruines après chacun d'eux. Le principal intérêt de Rashomon est là : le film sonne comme un Cluedo baignant dans un Japon détruit, où chaque version diffère. La force du récit est de ne pas s'encombrer d'une multitude de personnages. Kurosawa se concentre sur l'essentiel, évacue tout dialogue superficiel. Il ne montre par exemple pas le juge lorsque les personnages évoquent leur histoire devant le tribunal. Le procédé est habile, proche du théâtre : ce sont les personnages eux-mêmes qui répètent les propos d'un juge invisible. Comme si celui-ci était en fait le spectateur, les personnages étant placés face à la caméra.
Mais au fait, quelle est cette fameuse affaire suscitant autant d'interrogations ? Ce qui semble certain, c'est qu'un célèbre bandit des grands chemins, Tajomaru, se soit épris d'une femme accompagnée par son mari, qu'il aurait rencontrés par hasard. Ce qui l'est beaucoup moins : Tajomaru aurait violé la femme, puis assassiné le mari, avant que la première ne s'enfuie. Les versions ne concordent pas. Le bûcheron ayant découvert le corps du mari est terrifié. Le bonze songeur. Le passant ne semble pas blanc comme neige. La femme est en pleurs, mais est-elle vraiment sincère ? Le bandit est fier et moqueur... mais là encore, les apparences sont peut-être trompeuses. Le fantôme du défunt mari, ressuscité via un rituel à l'esthétique horrifiante, donnant lieu à une séquence onirique impressionnante et faisant prendre au film une dimension mystique pendant quelques minutes, est en colère. Le suspense patent lancent maintes réflexions sur la vérité, son sens, sa valeur. Mais bien au-delà, les questionnements sur la vérité sont transcendés pour aboutir à ceux sur la justice, l'honnêteté et la bonté de l'Homme, toutes mises à mal ici.
La formule narrative utilisée par Kurosawa ici fait qu'il est tout à fait impossible de savoir qui dit la vérité, quel segment, quelle scène, quels propos, correspondent à ce qui s’est réellement passé. Maintes fois copiée depuis, notamment par des films récents (l'excellent « Hero » de Zhang Yimou et le génial « Joint Security Area » de Park Chan-Wook), cette formule donne à Rashomon une modernité incroyable. Il est d'autant plus incroyable de constater que le réalisateur fera preuve de la même innovation et modernité sur Les Sept samouraïs quelques mois seulement après Rashomon ! Enchaîner les chefs d'oeuvre, voilà qui est rare.
Contrairement aux films qui l'ont copié, Rashomon n'a aucune intention de donner les clefs de l’énigme : les ambiguïtés subsisteront, LA vérité n'éclatera pas, puisque précisément, selon Kurosawa, on l'a bien compris, il n'y a pas de vérité absolue et unique. Comme dit précédemment, les questions sur la vérité laissent place à celles sur na nature humaine, Kurosawa terminant sa fable sur un message puissant et universel. Le constat apparaît d'abord pessimiste et nihiliste, mais un retournement de situation des derniers instants provoque un humanisme pur. La fin magnifique, déclaration de foi en l'humanité après l'avoir maltraitée pendant tout le film, est là encore tout sauf prétentieuse, d'une simplicité affolante, évitant toute forme de mièvrerie, puissante et imposante. Ceci nous rappelle que Kurosawa est un cinéaste excellent pour finir ses films, comme Kubrick et Coppola après lui : la marque des grands. N'oublions pas d'ailleurs que la symbolique est forte pendant tout le film, notamment avec un climat dantesque fait de pluies diluviennes et de coups de tonnerres, métaphore de la tourmente sévissant dans les esprits des personnages incapables de résoudre l’affaire.
Du côté esthétique, Kurosawa signait aussi une performance inégalée, bien aidé par son directeur de la photographie Kazuo Miyagawa. Se déroulant en grande partie dans la forêt, chaque nuance de lumière s’insinuant entre les feuilles des arbres a été saisie, et des choix osés ont été faits, comme filmer directement le soleil. Le montage est de même de très grande qualité, le film comptant plus de plans que la majorité des films de l’époque, ce qui permet une fluidité et un dynamisme faisant que Rashomon a très peu vieilli. Oh, bien sûr, il y a bien quelques séquences qui étaient vues par le passé comme des performances techniques et qui sont aujourd'hui désuètes (comme au début, le long travelling où le bûcheron traverse la forêt avant de trouver le corps), mais sinon, Rashomon peut être regardé en 2013 comme on boit du petit lait, sachant qu'on ne s'ennuie jamais grâce à la modernité du film et son format court (1 heure 20).
Toutefois, la maestria narrative et technique ne saurait dissimuler deux petits défauts très subjectifs. Le premier est une incohérence s'agissant de la psychologie du personnage de Tajomaru lors d'un des segments, avec un changement de caractère très radical, le brigand étant bien téméraire pour le viol, bien moins pour l'affrontement qui fait suite. Le deuxième, ce sont les scènes de sanglots de la femme, un peu longuettes, donc un peu lourdes.
Rashomon est dominé par un casting impérial, avec les meilleurs acteurs nippons de l’époque, dont
Machiko Kyo (actrice principale des Contes de la lune vague après la pluie de Mizoguchi) en femme manipulatrice et mystérieuse, et Toshiro Mifune qui ne cesse de cabotiner en jouant le brigand Tajomaru.
Rashomon est moins une histoire de vérité, ou de femme qui les rend tous fous, qu'une superbe fable sur l'égoïsme, où les mensonges servent les intérêts individuels. Mais les mensonges peuvent être combattus par chacun, ce que montre Kurosawa, terminant en hymne pour la confiance en autrui. Tragiquement beau et humaniste.
Dans le Japon de l'époque Heian (X°-XI° siècles), une guerre civile fait rage. Pendant un orage violent, réfugiés sous des ruines, un bonze, un bûcheron et un passant s'interrogent sur une histoire tragique. Les discussions vont être l'occasion d'évoquer l'affaire passée devant le tribunal selon quatre points de vue différents : celui du bonze, celui du bûcheron, celui du brigand, celui du fantôme du défunt ressuscité par un chaman pour l'occasion. Quatre versions, quatre vérités. Et beaucoup de questions.
« Hélas, si on ne peut plus croire personne, ce monde est un enfer ».
Rashomon est un film japonais réalisé par Akira Kurosawa en 1950, d'après deux nouvelles de Ryunosuke Akutagawa. Pour ce film, Kurosawa reçoit le Lion d'Or à la Mostra de Venise en 1952 et l'Oscar du meilleur film étranger. Rashomon est un film fondamental pour trois raisons : d'une part, son écho et son message universel permettent d'introduire le cinéma nippon en Occident ; d'autre part, il fait office de classique parmi les classiques tant il est maîtrisé ; enfin, après le succès du film au niveau international, le cinéma japonais se lancera massivement dans la production de films dans le genre « jidai-geki » (histoire médiévale du Japon). Son rôle dans l'Histoire du cinéma, parce qu'il braque tous les regards des cinéphiles sur le Japon à une époque où la critique occidentale ne jure que par le cinéma occidental, comme ses qualités intrinsèques, en font par conséquent un film à ne manquer sous aucun prétexte.
Tout part d'un scénario d'une simplicité presque insolente, puisque Kurosawa a su en tirer la quintessence, et une richesse insoupçonnée. Ou comment voir que le minimalisme ouvre les meilleures perspectives là où un réalisateur de talent passe. Trois personnages se trouvent dans un temple en ruines pendant que les éléments se déchaînent, tout près d'un grand portique donnant sur la forêt (la « Rashomon »). Là, ils évoquent une affaire qui les détruit de l'intérieur, qu'ils ne comprennent pas, alors même que deux d'entre eux viennent à peine de sortir du tribunal. Le parti-pris narratif, qui peut apparaître extrêmement moderne – si bien que le film n'a que peu vieilli – est de présenter quatre versions d'une même scène dramatique selon chaque témoin, le récit se faisant par flash-backs, avec retour dans le temple en ruines après chacun d'eux. Le principal intérêt de Rashomon est là : le film sonne comme un Cluedo baignant dans un Japon détruit, où chaque version diffère. La force du récit est de ne pas s'encombrer d'une multitude de personnages. Kurosawa se concentre sur l'essentiel, évacue tout dialogue superficiel. Il ne montre par exemple pas le juge lorsque les personnages évoquent leur histoire devant le tribunal. Le procédé est habile, proche du théâtre : ce sont les personnages eux-mêmes qui répètent les propos d'un juge invisible. Comme si celui-ci était en fait le spectateur, les personnages étant placés face à la caméra.
Mais au fait, quelle est cette fameuse affaire suscitant autant d'interrogations ? Ce qui semble certain, c'est qu'un célèbre bandit des grands chemins, Tajomaru, se soit épris d'une femme accompagnée par son mari, qu'il aurait rencontrés par hasard. Ce qui l'est beaucoup moins : Tajomaru aurait violé la femme, puis assassiné le mari, avant que la première ne s'enfuie. Les versions ne concordent pas. Le bûcheron ayant découvert le corps du mari est terrifié. Le bonze songeur. Le passant ne semble pas blanc comme neige. La femme est en pleurs, mais est-elle vraiment sincère ? Le bandit est fier et moqueur... mais là encore, les apparences sont peut-être trompeuses. Le fantôme du défunt mari, ressuscité via un rituel à l'esthétique horrifiante, donnant lieu à une séquence onirique impressionnante et faisant prendre au film une dimension mystique pendant quelques minutes, est en colère. Le suspense patent lancent maintes réflexions sur la vérité, son sens, sa valeur. Mais bien au-delà, les questionnements sur la vérité sont transcendés pour aboutir à ceux sur la justice, l'honnêteté et la bonté de l'Homme, toutes mises à mal ici.
La formule narrative utilisée par Kurosawa ici fait qu'il est tout à fait impossible de savoir qui dit la vérité, quel segment, quelle scène, quels propos, correspondent à ce qui s’est réellement passé. Maintes fois copiée depuis, notamment par des films récents (l'excellent « Hero » de Zhang Yimou et le génial « Joint Security Area » de Park Chan-Wook), cette formule donne à Rashomon une modernité incroyable. Il est d'autant plus incroyable de constater que le réalisateur fera preuve de la même innovation et modernité sur Les Sept samouraïs quelques mois seulement après Rashomon ! Enchaîner les chefs d'oeuvre, voilà qui est rare.
Contrairement aux films qui l'ont copié, Rashomon n'a aucune intention de donner les clefs de l’énigme : les ambiguïtés subsisteront, LA vérité n'éclatera pas, puisque précisément, selon Kurosawa, on l'a bien compris, il n'y a pas de vérité absolue et unique. Comme dit précédemment, les questions sur la vérité laissent place à celles sur na nature humaine, Kurosawa terminant sa fable sur un message puissant et universel. Le constat apparaît d'abord pessimiste et nihiliste, mais un retournement de situation des derniers instants provoque un humanisme pur. La fin magnifique, déclaration de foi en l'humanité après l'avoir maltraitée pendant tout le film, est là encore tout sauf prétentieuse, d'une simplicité affolante, évitant toute forme de mièvrerie, puissante et imposante. Ceci nous rappelle que Kurosawa est un cinéaste excellent pour finir ses films, comme Kubrick et Coppola après lui : la marque des grands. N'oublions pas d'ailleurs que la symbolique est forte pendant tout le film, notamment avec un climat dantesque fait de pluies diluviennes et de coups de tonnerres, métaphore de la tourmente sévissant dans les esprits des personnages incapables de résoudre l’affaire.
Du côté esthétique, Kurosawa signait aussi une performance inégalée, bien aidé par son directeur de la photographie Kazuo Miyagawa. Se déroulant en grande partie dans la forêt, chaque nuance de lumière s’insinuant entre les feuilles des arbres a été saisie, et des choix osés ont été faits, comme filmer directement le soleil. Le montage est de même de très grande qualité, le film comptant plus de plans que la majorité des films de l’époque, ce qui permet une fluidité et un dynamisme faisant que Rashomon a très peu vieilli. Oh, bien sûr, il y a bien quelques séquences qui étaient vues par le passé comme des performances techniques et qui sont aujourd'hui désuètes (comme au début, le long travelling où le bûcheron traverse la forêt avant de trouver le corps), mais sinon, Rashomon peut être regardé en 2013 comme on boit du petit lait, sachant qu'on ne s'ennuie jamais grâce à la modernité du film et son format court (1 heure 20).
Toutefois, la maestria narrative et technique ne saurait dissimuler deux petits défauts très subjectifs. Le premier est une incohérence s'agissant de la psychologie du personnage de Tajomaru lors d'un des segments, avec un changement de caractère très radical, le brigand étant bien téméraire pour le viol, bien moins pour l'affrontement qui fait suite. Le deuxième, ce sont les scènes de sanglots de la femme, un peu longuettes, donc un peu lourdes.
Rashomon est dominé par un casting impérial, avec les meilleurs acteurs nippons de l’époque, dont
Machiko Kyo (actrice principale des Contes de la lune vague après la pluie de Mizoguchi) en femme manipulatrice et mystérieuse, et Toshiro Mifune qui ne cesse de cabotiner en jouant le brigand Tajomaru.
Rashomon est moins une histoire de vérité, ou de femme qui les rend tous fous, qu'une superbe fable sur l'égoïsme, où les mensonges servent les intérêts individuels. Mais les mensonges peuvent être combattus par chacun, ce que montre Kurosawa, terminant en hymne pour la confiance en autrui. Tragiquement beau et humaniste.
De kokitolous [2243 Pts], le 31 Juillet 2013 à 17h30
Va vraiment falloir que je le vois un jour, ce film!
De JohnDoe [599 Pts], le 31 Juillet 2013 à 09h39
Une nouvelle belle critique, merci !
De NoWhereMan, le 30 Juillet 2013 à 17h52
Un des nombreux chef d'oeuvres de celui qui est pour moi le plus grand réalisateur de tous les temps (à égalité avec Fritz Lang).
De Abdel [52 Pts], le 30 Juillet 2013 à 17h43
Merci pour la critique.
Certainement, l’un des meilleurs de Kurosawa dans lequel l’anti-manichéisme est omniprésent. Il a pris le parti de laisser chaque spectateur être le "juge" de cette affaire (d’où la caméra fixe lors des témoignages).
D’accord avec le second défaut énoncé : la femme du samouraï est insupportable dans ses sanglots interminables.
Mention toute particulière à Toshiro Mifune qui maitrise l'art de se gratter comme personne et Takashi Shimura (au second plan) qui joue toujours à merveille.
De jojo81 [7325 Pts], le 30 Juillet 2013 à 15h48
S'il n'y a qu'un film de Kurosawa à voir, c'est bien celui-là.