Fleurs Rouges (les) - Actualité manga
Fleurs Rouges (les) - Manga

Fleurs Rouges (les) : Critiques

Akai Hana

Critique du volume manga

Publiée le Lundi, 13 Septembre 2021

Nom mythique du manga, Yoshiharu Tsuge est resté indisponible en France depuis bien trop d’années. Après une publication que l’on pourrait presque qualifier de miraculeuse de L’homme sans talent chez les éditions Ego comme X en 2004 et une brève apparition dans le magazine Bang! de Casterman avec Divagation, l’auteur avait disparu de nos radars. Et ce n’était pas faute de la volonté de nos éditeurs de le publier puisque Cornelius, par exemple, y travaillait depuis près de 10 ans. Une intégrale de l’auteur a vu le jour au Japon, et il a commencé à être de nouveau publié en Occident. En Italie, en Espagne, aux Etats-Unis, mais aussi en France, forcément, où divers éditeurs se sont courtoisement disputés les droits. Ainsi, une nouvelle édition de L’homme sans talent est parue en novembre 2018 chez Atrabile, suivie d’une anthologie des nouvelles de Yoshiharu Tsuge chez Cornelius. Celle-ci débute en février 2019 avec Les fleurs rouges, contenant douze nouvelles que l’auteur a publié entre mars 1967 et juin 1968.

Si on attribue à cet artiste légendaire la paternité de la bande dessinée du moi (ou watakushi manga), du récit de voyages et de la mise en scène des rêves, résumer Yoshiharu Tsuge en ces trois éléments serait tout de même réducteur tant sa carrière est faite de surréalisme, de fuites, d’angoisses, de naturalisme, de rupture, de pauvreté, de perversions, de non-sens, de poésie et tellement d’autres richesses. Avec ce premier recueil, on en découvre la partie qui l’a mené vers les chemins tortueux de la notoriété.

Dans de nombreux récits du recueil, l’auteur raconte ses voyages, avec un avatar qui lui ressemble, et surtout avec une narration à la première personne, une révolution dans le monde du manga et même de la bande dessinée dans son ensemble qu’il a initié dans le recueil Le marais. On parle alors de watakushi manga, que l’on pourrait traduire par bande dessinée du moi et qui est différent de l’autobiographie dans la mesure où l’auteur ne raconte pas sa vie mais se sert de ce qu’il a vécu pour construire un récit. Un mouvement artistique venant de la littérature, dont le représentant le plus célèbre est Osamu Dazai avec La déchéance d’un homme, récit qui a été adapté en différents mangas par des auteurs aussi géniaux que Junji Ito et Usamura Furuya (sous le titre de Je ne suis pas un homme). Yoshiharu Tsuge nous amène donc dans les coins reculés de son pays à travers ses récits de voyages, comme s’il cherchait un Japon en train de disparaître. Il nous conduit dans de petites auberges, des lieux simples et pauvres dans lesquels il se complaît et nous présente ses rencontres, des personnages s’éloignant des normes qui dictent les grandes villes.

La plus belle de ses histoires est sans nul doute celle qui donne son nom au recueil, Les fleurs rouges. Un homme allant pêcher découvre une bâtisse de bois vendant du thé, des bonbons et des sandales au milieu de nulle part, tenue par une jeune fille se reposant sous la chaleur de l’été et le bruit des cigales, n’arrivant plus à compter ses sous tant elle est tiraillée par ses règles et ennuyée par un jeune garçon du coin. Pendant que le petit garçon montre des lieux de pêche au voyageur, des fleurs rouges s’écoulent le long de la rivière, symbolisant le sang des règles de la jeune fille en train de se rincer plus haut dans l’eau. Une métaphore délicate, et même poétique, qui renvoie à la carrière de l’auteur qui, comme l’adolescente, est en pleine mutation. En témoigne la nouvelle précédente, intitulée Paysage de bord de mer et qui navigue constamment entre la romance et le cauchemar. Mettant en scène une rencontre entre deux adultes en bord de mer, cette histoire d’un amour naissant se révèle inquiétante grâce à ses décors. Les personnages font face à un gouffre oppressant avant d’être confrontés à l’ombre terrifiante d’un immense bateau, puis de nager dans une mer noire, obscurcie par la tempête. Ce sentiment d’amour qui devrait être beau et joyeux devient alors une source d’angoisse, tranchant radicalement avec les romances habituelles.

Ce goût pour le récit cauchemardesque et intime, mais aussi pour la métaphore, on le retrouve dans la nouvelle nommée La salamandre. Une histoire qui a beaucoup influencé Hideshi Hino, un auteur spécialisé dans l’horreur, et si vous lisez un jour L’enfant insecte, vous en comprendrez les raisons tant les représentations des égouts sont similaires. Surprenant par sa narration à la première personne, ce récit nous montre une salamandre s’étant habituée à vivre dans les égouts malgré les déchets et les cadavres d’animaux qui s’y trouvent. On y observe aussi le symbole de l’œil que l’on retrouve représenté de la même manière dans une case iconique de La vis, le chef-d'œuvre de l’auteur qui sera publié plus d’une année plus tard, témoignant le confort de Yoshiharu Tsuge dans ce monde sale et angoissant, source de son inspiration. La salamandre, comme l’auteur, est seule mais libre et chaque jour vient une nouvelle découverte qui l’amusera. Le parallèle avec l’artiste est donc évident, il se dévoile totalement dans cette nouvelle dans laquelle on se retrouve face au mode de vie et de pensée d’un homme aussi génial qu’insaisissable, adulé que simple. Ce qui ressemblait en premier lieu à une histoire horrifique se mue alors en quête philosophique.

Plus que jamais, Yoshiharu Tsuge s’impose comme un auteur à part, même au sein du magazine expérimental Garo. Se décrivant à l’intérieur de la dernière nouvelle du livre comme un auteur n’ayant pas le choix de continuer à dessiner du manga, il y représente ses voyages et ses angoisses, tranche avec les codes visuels et narratifs établis et invente une nouvelle forme de manga qui influencera jusqu’aux générations actuelles comme en témoigne Errance d’Inio Asano, l’un des mangas les plus importants de ces dernières années. Il est un auteur à la fois à part et incontournable du neuvième art, et ce premier volet de l’anthologie lui étant consacré est une aubaine que l’on se doit de découvrir pour peu que l’on s’intéresse à l’histoire du média. D’autant plus que l’édition de Cornelius lui rend honneur, avec un grand format et du papier de qualité. L’ouvrage est traduit par un spécialiste du gekiga, Léopold Dahan, qui revient en outre sur chaque nouvelle dans une postface essentielle pour qui découvrirait cet auteur si atypique qu’il peut désarçonner.
  

Critique 1 : L'avis du chroniqueur
jojo81
18 20
Note de la rédaction
Note des lecteurs