URASAWA Naoki - Actualité manga

URASAWA Naoki 浦沢直樹

Interview de l'auteur

Publiée le Mardi, 30 Janvier 2018

A l'occasion du festival d'Angoulême qui a eu lieu le weekend dernier, Naoki Urasawa était présent pour présenter l'exposition qui lui était dédiée. En plus de séances de dédicaces et d'une masterclass, le célèbre mangaka a également tenu une conférence publique le dimanche en début d'après-midi. Affichant très vite salle comble, celle-ci était animée par Romain Brethes du journal Le Point. La conférence, qui a duré un peu moins d'1h30, commença par une longue interview de l'auteur orchestrée par l'animateur-journaliste.


Quel type d'enfant étiez-vous dans votre jeunesse, dans le Japon des années 60 ? Est-ce que vous ressembliez à Kenji de 20th Century Boys ? Ou alors à un autre enfant de cette série ?

Naoki Urasawa : Depuis l'enfance j'ai toujours été d'un naturel ironique, du coup j'avais du mal à m'intégrer dans des groupes d'enfants, je prenais pas mal ma distance quand ils s'amusaient entre eux.

  Galerie de personnages de 20th Century Boys.

Vous souvenez-vous à quel moment l'enfant que vous étiez a découvert son premier manga ?

C'était à l'âge de 4-5 ans. A l'époque mes parents étaient séparés provisoirement, j'ai alors vécu chez mes grands-parents paternels, et dans cette maison il y avait deux albums de manga : Astro Boy et Le Roi Léo d'Osamu Tezuka.


Qu'est-ce que ça a suscité chez vous comme émotion ? Est-ce encore perceptible aujourd'hui ?

Je me demande comment j'ai ressenti ça à l'époque. La diffusion de la série animée d'Astro Boy était déjà commencée et j'avais donc l'impression que tous les mangas et séries animées étaient faits par Tezuka. En fait, ce n'est même pas comme si ces deux mangas m'avaient particulièrement séduit, c'est juste qu'à mes yeux tout était fait par Tezuka, et mon intérêt était évident.


Est-ce que l'époque à laquelle vous avez commencé à dessiner coïncide avec votre découverte de ces mangas ?

Tout naturellement, je me suis rendu compte qu'il y avait d'autres albums de Tezuka, et j'ai commencé par copier ses dessins. Je signais même « Osamu Tezuka ».

Kenji et Kanna, deux figures essentielles et charismatiques de 20th Century Boys.

Vous avez été professeur de manga à l'université.

Oui, pendant 8 ans.


Vous êtes-vous appuyé sur ces souvenirs pour enseigner le manga ? A quoi correspondaient ces enseignements ?

Je parlais aux étudiant de l'Histoire du manga, mais surtout de ma vision de celle-ci. C'est quelque chose de très important. Je suis né en 1960, et l'année auparavant les deux grands magazines de manga hebdomadaires, Shônen Magazine et Shônen Sunday, ont été lancés. Avant 1959, il y avait des livres de manga de prêt ou des magazines mensuels, le rythme était donc plus lent, et ça correspond peut-être au rythme de la BD européenne d'aujourd'hui. A partir de l'époque où je suis né, les rythmes de publication ont donc complètement changé, et il y a deux grandes maisons d'édition, Kôdansha et Shôgakukan, qui ont eu la même idée en même temps. Bon, évidemment, derrière ils se sont bien entendus sur le projet, il y a eu un accord. Le rythme de travail était tel que ni les mangakas ni les éditeurs étaient partants, mais les dirigeants de ces 2 grandes maisons d'édition voulaient absolument y parvenir, et se disaient que si ça ne marchait pas ils suffirait de revenir aux mensuels. C'est à partir de là qu'il y a eu une surproduction au rythme que vous connaissez aujourd'hui. C'est sûr que pour les mangakas c'était très dur, mais finalement il était impossible de revenir en arrière, et on a alors commencé à sous-produire les mangas.


Pourquoi c'est important pour vous de transmettre cette histoire sur la production même du manga ?

Ce rythme a commencé exactement quand je suis né, et les mangakas japonais vivent à un rythme extrêmement dur. Si on veut rester artiste et travailler tranquillement, à son rythme, on ne peut pas rester dans ce système. Pour les futurs mangakas, c'est important de savoir d'où vient ce problème.

Les Histoires courtes de Naoki Urasawa ont posé plusieurs bases de son style.

S'agissait-il simplement de cours d'Histoire du manga ?

Dans mes cours j'enseignais tout simplement pour les futurs mangakas. Je ne donnais pas de cours de critiques de manga, mais des cours sur les techniques pour qu'ils puissent dessiner. Je les formais. Mais je parle de l'Histoire du manga dans le premier cours de l'année, pour dire aux étudiants que ça va être très difficile mais que c'est pareil pour tous.


Quand vous avez débuté, est-ce que vous avez bénéficié aussi de conseils ou de cours de ce type ? Comment s'est faite votre formation ?

Je suis autodidacte, j'observais des dessins dans des magazines, j'ai appris par moi-même.


Dans le guide sorti récemment en France chez Panini, il y a un passage où vous dites qu'il y avait quand même des responsables éditoriaux qui vous donnaient des conseils, et parmi eux il y en a un qui vous a appris à éviter les fins trop heureuses. Pouvez-vous revenir là-dessus ?

C'était de qui ?


Un responsable éditorial de Shôgakukan. C'est dans l'interview du guide (rires). Il est dit qu'il ne faut pas faire des fins trop heureuses, sinon le lecteur est satisfait et se désintéresse de la série.

Je me demande s'il y a vraiment ce passage-là dans la version française du livre, auquel cas c'est une erreur (rires). Parce que quand j'ai fait un manga à l'âge de 8 ans, je faisais déjà une histoire qui ne se finissait pas du tout de manière heureuse. C'est plutôt moi qui dit aux éditeurs qu'il ne faut pas faire des histoires qui se finissent bien.

Le guide, sorti chez Panini en novembre dernier.

Ah, il faudra noter...

Je vais vous raconter une anecdote. A 8 ans j'ai vu un film français, Le Trou, et juste avant de venir à Angoulême j'ai revu ce film que je n'avais pas regardé depuis très longtemps. Il m'avait beaucoup marqué quand j'étais petit, ça restait un film de cœur. Et en le revoyant ce fut la surprise totale, car c'était exactement comme dans mes souvenirs. Chaque image qui me restait était identique. C'est d'ailleurs une histoire qui finit très mal. Mais chaque cadre, chaque plan m'a rappelé que c'est ce que je voulais faire, et à ce moment-là j'ai bien compris que finalement la source de ma création venait de ce film. Si j'ai appris à ne pas faire de fins heureuses, c'est grâce au cinéma français (rires).


Ca c'est une très bonne nouvelle ! Il y a aussi le film Le Salaire de la Peur dont vous parlez dans le guide.

Je pense qu'à 8 ans il y avait une sorte de rétrospective sur les films français, et que plusieurs films ont été diffusés à la télévision. C'est sûrement comme ça que j'ai découvert les films français.


Pour en revenir à l'enseignement, est-ce que vous apprenez aussi à concevoir des intrigues, à construire une histoire ?

Ce que j'enseignais, c'était aussi les dessins, mais je disais aux étudiants que ce serait intéressant qu'ils suivent des cours de théâtre.


Pourquoi ?

Dans les mangas on exprime vraiment les choses à travers les expressions du visage, les gestes... donc finalement les personnages de manga sont équivalents à des acteurs. Quand on parle de manga on tend à imaginer des dessins tout simples, un peu comme des smileys, mais finalement il faut vraiment montrer l'émotion avec beaucoup plus d'expressions et de détails. Même quand un personnage rit, il y a 100 façons de rire. Il faut faire jouer les personnages. J'ai une émission TV qui s'appelle Manben, où j'interviewe d'autres mangakas et où ils sont filmés en train de dessiner. Moi je n'aime pas du tout qu'une caméra me filme, car j'imite moi-même l'expression du visage du dessin que je suis en train de faire.

Sorti au Japon en 2008, et en France en 2010 chez Panini, l'artbook de Naoki Urasawa se nomme lui aussi Manben.

Justement, dans l'exposition qui vous est dédiée, on voit une multitude de croquis de personnages. A quel moment vous savez que vous êtes arrivé au bon personnage quand vous le dessinez ?

En réalité, quand l'histoire commence les personnages ne sont pas encore totalement faits, Quand je fais des mangas je me sens comme un réalisateur de cinéma, et les personnages sont pour moi des acteurs. Peut-être que dans les 2-3 premiers tomes je vais leur dire qu'ils jouent très mal, au bout du 4ème ils comment à comprendre le jeu d'acteur, et c'est là que je sens que les personnages sont enfin créés. Pour monter l'exposition, j'ai beaucoup discuté avec Stéphane Beaujean, le directeur artistique du festival d'Angoulême, et lui voulait présenter les premiers chapitres de mes œuvres car il avait peur que l'expo spoile. Mais moi je n'étais pas d'accord, car c'est vraiment en milieu ou fin de série que je sens que l'univers est créé et qu'on voit tous les avantage des séries.


Toujours dans le guide sorti chez Panini, vous déclaré n'avoir de sympathie pour aucun de vos personnages.

C'est le mot « sympathie » qui est utilisé ?


Oui. Ca peut vouloir dire beaucoup de choses...

Je trouve que les personnages qui ne m'obéissent pas rendent l'histoire « intéressante ». Ceux qui sont trop dociles rendent l'histoire ennuyeuse. Ce sont surtout ceux qui vivent un peu comme ils veulent, qui ne font pas attention aux autres, qui rendent la narration intéressante. Par exemple, je veux que l'histoire aille d'un point à un autre, alors qu'un personnage ne veut surtout pas que j'aille directement dans cette voie et qui fait un grand détour. C'est lui qui rend intéressante l'histoire. C'est sûr que ce genre de personnages ne sont absolument pas obéissants, mais agir ainsi est plus fort qu'eux et je trouve qu'ils enrichissent la narration. Dans mes mangas, très souvent, le nombre de personnages est très importants, et il y a ceux qui affirment leur personnalité ou qui sont parfois capricieux. C'est pour ça que mes mangas sont souvent longs.

Les jumeaux de Monster.

Donc vous aimez les personnages indociles ?

C'est ça.


Est-ce que ça explique que parfois l'histoire que vous avez préparée se modifie en cours de route ?

Oui. Une histoire qui avance comme prévu n'est pas très intéressante.


Quand vous avez ces plans, avec longueur et développements complexes, savez-vous exactement où vous voulez aller et quel est le point d'arrivée ?

Si je ne vois pas moi-même la fin, je ne commence pas la série. L'écriture, c'est comme le voyage : je m'avance vers la destination, mais au fil du voyage je grandis et fais des progrès avec les personnages. Il faut évoquer une particularité du manga japonais : ils sont prépubliés dans des magazines souvent hebdomadaires, et une fois que le chapitre est paru je ne peux plus revenir en arrière. Parfois, quand je les revois, je me dis « oh, zut ». Parfois, quand je revois 10 chapitres avant, des personnages disent des choses comme ils le voulaient à l'époque et qui sont contradictoires avec ce que je comptais faire. Donc c'est sûr que dès le départ je fixe la destination, mais au cours de l'itinéraire il y a plein de péripéties et de changements, ça m'arrive assez souvent. Tout ça c'est à cause de ces personnages capricieux, mais je suis obligé de voyager avec eux.


Il y a un aspect de vos œuvres qui revient constamment et qui nous parle aussi à nous, lecteurs occidentaux : le caractère hybride, métissé de certains de vos personnages. Dans Master Keaton, le héros a un père japonais et une mère anglaise. Kevin Yamagata, le dessinateur de Billy Bat, est un américain d'origine japonaise... Pourquoi ce choix sur des personnages à cheval entre cultures occidentale et japonaise ?

La raison est très simple : moi j'aimerais bien faire des histoires qui se déroulent en France avec des personnages français, mais les éditeurs ne sont pas d'accord. Moi je fais des mangas d'abord destinés au public japonais, et pour qu'il s'identifient aux personnages je dois leur donner un lien avec le Japon. En même temps, peut-être que moi-même, qui suis Japonais, je me mets dans le contexte. Par exemple, si je fais un manga qui se passe en France, j'imagine que je me promène sur une route française, que je mange des plats français, et très souvent j'ai envie de mettre quelques gouttes de sauce soja. Je comprendrais mieux des personnages d'origine japonaise, parce que je ne sais pas comment les Français penseraient sur cette même route.

Taichi Hiraga-Keaton, personnage principal de Master Keaton.

Dans Monster, le cadre est celui de l'Allemagne réunifiée, c'est peu de temps après la chute du Mur de Berlin puisque la série commence en 1994. Qu'est-ce qui vous a intéressé en situant l'histoire dans l'Allemagne contemporaine, tout en revenant dans le passé de l'ex Allemagne de l'Est, en RDA ?

La naissance de l'histoire de Monster est très intéressante. Déjà c'était à l'époque où j'étais en train de finir Master Keaton, et M. Takashi Nagasaki, mon éditeur d'avant devenu ensuite mon co-scénariste, est revenu vers moi. Il ne se chargeait plus de moi à un moment, puis est revenu s'occuper de moi. Il m'a demandé ce que j'allais faire après Master Keaton. A ce moment-là, je lui ai dit que je voulais faire quelque chose comme la série TV américaine Le Fugitif. Il était entièrement d'accord avec moi, et on s'est dit qu'on allait se retrouver une semaine plus tard avec nos idées, mais le personnage principal du Fugitif étant médecin on voulait choisir un autre métier. Au bout d'une semaine, finalement, on était curieusement tous les deux d'accord pour dire que décidément, il fallait que le héros soit médecin. Il n'y avait que ce métier qui pouvait lui correspondre. Le Fugitif était l'histoire de quelqu'un qui s'évade. Pour moi aucun autre métier ne pouvait correspondre à mon héros, et on voulait vraiment garder ce métier. C'est pour ça qu'on a laissé tomber l'idée d'une histoire où quelqu'un s'évade. M. Nagasaki m'a alors demande ce que je voulais, faire, et j'ai eu l'idée d'une histoire un peu comme celle de Frankenstein. C'est là que l'idée d'Astro Boy m'est revenue : dans cette série le docteur Tenma a créé un robot qui est bon, mais s'il y a une erreur il pourrait créer un robot un peu comme Frankenstein. J'ai eu l'idée de raconter l'histoire du Docteur Tenma qui a fini par créer un robot mauvais. Ca, c'est un peu l'histoire de Frankenstein. Mais dans Monster, le monstre est créé par un médecin, mais finalement ce médecin est poursuivi par ce monstre et le monstre est lui aussi poursuivi par le médecin. La relation de poursuite est ce qui m'a intéressé. Quand on a eu cette idée, on a presque crié de joie, car finalement c'est devenu une histoire un peu comme celle du Fugitif. A partir delà, j'ai eu plein d'idées, et finalement l'histoire est devenue très riche, comme celle que vous connaissez.

Tenma et Johann, le médecin et le "monstre" de Monster.

C'est intéressant, car la série s'appelle Monster, et finalement des monstres à l'état pur, des individus purement mauvais, il n'y en a quasiment pas dans votre univers.

C'est vrai que le monstre de Frankenstein a été créé par les humains, est né malgré lui et a été détesté par tous malgré lui. Quand j'ai utilisé le nom Monster, j'ai pensé à cette idée-là.


Même quand on regarde 20th Century Boys ou Pluto, « Ami » et Pluto sont des personnages qui pourraient représenter le grand méchant de l'histoire, mais ils ne sont pas que ça.

Dans 20th Century Boys il y a plusieurs thèmes, mais l'un des thèmes peut-être cachés est une question qui m'intéressait beaucoup : à quel moment les êtres humains basculent vers le mal ? Aucun enfant n'essaie de devenir mauvais, tous adorent les héros. Alors quand est-ce que tout pourrait bien basculer ? Quand on parle de mal, il y a plusieurs sortes de mal. Par exemple, quand quelqu'un est considéré comme mauvais ce sont les autres qui le voient ainsi, lui fait des choses qui lui paraissent juste. Il n'essaie même pas d'être méchant. Je me demandais d'où vient le mal.

"Ami", figure du mal dans 20th Century Boys.

Là on parle de choses très sérieuses, et justement, dans le guide, vous dites que vous en avez un peu marre d'être vu comme un auteur sérieux qui ne traite que de sujets graves...

C'est vrai. Le « man » du mot « manga » veut dire « choses rigolotes », et moi je me considère mangaka comme ça, comme quelqu'un qui a un côté très drôle. Je voudrais transmettre avant tout aux lecteurs le rire, le sourire et le bonheur. D'ailleurs, je pense qu'il y a vraiment beaucoup de liens entre les mots « humour » et « humain », c'est à dire que quand on parle de l'humour on imagine des choses qui font rire, et quand on observe les humains finalement ça nous fait rire. Les détails de chaque acte humain me fait rire. Beaucoup considèrent Monster, 20th Century Boys et Billy Bat comme des séries très sérieuses, mais pour moi il y a beaucoup d'humour dedans, et quand je dessine ces pages il y a beaucoup de moments où les personnages me font rire.


Vous travaillez sur une nouvelle série actuellement, Mujirushi. Pourriez-vous en parler un peu ?

Je vais vous raconter la genèse du projet. Un jour, le musée du Louvre est venu vers moi en me disant qu'il considère la BD comme le 9ème Art et qu'il travaille beaucoup pour la diffusion de la bande dessinée. Il m'a proposé de faire une œuvre ayant pour motif le musée. C'était il y a 3 ans, à l'époque je travaillais sur Billy Bat, donc j'ai expliqué que je n'avais pas le temps pour l'instant. Le Louvre était d'accord pour attendre que je termine Billy Bat. Et donc, quand j'ai fini cette série, j'ai commencé à entreprendre ce projet. Pendant ces 3 années, j'observais ce que les autres auteurs participant à cette collection (Jirô Taniguchi, Taiyô Matsumoto, Nicolas de Crécy...) faisaient, je regardais leurs albums, et j'ai constaté qu'ils ont fait ce que je voulais concevoir à peu près. Je n'avais plus du tout d'idées, et finalement il y a à peu près un an, en hiver le Louvre m'a proposé de venir à paris faire des repérages. Mais je me suis dit qu'en ce moment il faisait froid, que c'était loin... J'avais la flemme d'aller en France. J'ai donc essayé de trouver le moyen de faire cette œuvre sans faire de voyage de repérage en France (rires). Je discutais avec quelques personnes, et je leur ai dit « tiens, lui, il n'est pas allé en France ». Là, ils m'ont demandé de qui je parlais, et j'ai répondu que c'est le personnage d'Iyami du manga Osomatsu-kun. Iyami, c'est quelqu'un qui a priori connaît très bien la France et la culture française alors qu'il n'y est jamais allé. Je me suis dit qu'en reprenant ce personnage je pourrais peut-être faire cette œuvre sans aller en France.

Planche couleur des débuts de Mujirushi.

Précisons qu'Iyami est une sorte d'Arsène Lupin. Un escroc de haut vol... C'est à peu près ça ?

A l'époque d'Osamu Tezuka, plusieurs mangakas vivaient dans le même bâtiment. Parmi ces disciples de Tezuka, il y en avait un nommé Fujio Akatsuka. Il est connu pour ses mangas très comiques. Il a fait le manga Osomatsu-kun, l'histoire d'enfants sextuplés. Dans cette série il y a beaucoup de personnages secondaires dont Iyami. Il porte des vêtement déchirés, ne donne pas l'image de quelqu'un de riche, mais ne parle que de la France. Il dit qu'il vient de rentrer de la France, et quand il parle de la France en japonais il dit « O Furansu », « O » étant un mot qu'on ajoute souvent pour la politesse et qui fait très snob. Ce personnage  très louche a été extrêmement populaire dans les années 1960 au Japon. Il est aussi très connu par sa pose et son geste très drôles, c'était très à la mode vers 1965-66, et sa personnalité était tellement connue au Japon que tous les enfants l'imitaient quand ils étaient pris en photo, et que même dans un film de Godzilla ce dernier l'imite (rires). Même quand les Beatles sont venus au Japon, John Lennon l'a imité. Il était populaire à ce point-là. Quand j'ai eu l'idée de la prendre comme personnage principal, j'ai commencé à avoir plein d'idées. Et c'est après ça que je me suis décidé à aller au Louvre pour un voyage préparatoire.

A gauche l'Iyami original d'Akatsuka, à droite sa reprise par Urasawa.

Après un peu plus d'une heure, et sous une salve d'applaudissements, la parole fut laissée au public pour que celui-ci puisse poser ses questions au maître.


Pouvez-vous nous parler un peu plus de Pluto ? Du fait de reprendre des personnages déjà existants ?

Je ne fais pas beaucoup de distinction entre nouveaux personnages et personnages existant déjà. Je ne commence jamais par penser à utiliser un personnage déjà existant. C'est plutôt l'inverse : j'ai une idée d'une histoire intéressante, et peut-être que pour ça tel personnage déjà existant convient. Pour moi cette différence importe peu.


Vous avez commencé votre carrière au début des années 1980, vous citez souvent Osamu Tezuka comme référence, on dit ,aussi de vous que vous êtes le fils spirituel de Tezuka parce que vous avez fait Pluto. Avez-vous eu l'occasion de rencontrer Tezuka ou ses anciens collaborateurs ?

J'ai rencontré des collaborateur de Tezuka, notamment d'anciens assistants qui par la suite sont devenus de grands mangakas. D'ailleurs j'ai entendu une anecdote très intéressant de l'une de ses assistante, Kei Ishizaka. C'était souvent les assistants qui coloraient les dessins de Tezuka, et comme indication Tezuka donnait la liste des numéros pour chaque couleur. Chaque numéro correspondait à une couleur, et quand les assistants respectaient vraiment à la lettre ces consigne, le dessin couleur devenait vraiment comme du Tezuka.

Astro revisité par Urasawa dans Pluto.

Quel est le meilleur manga actuel pour vous ?

En manga actuel ? (Naoki Urasawa réfléchit quelques secondes) Il y a un mangaka pour qui j'ai un énorme respect, mais je pense qu'il est inconnu en France : il s'agit de Man Gatarô, il fait des mangas comiques extraordinaires (ndlr, Man Gatarô a été publié à une reprise en France, en 2013 par les éditions Imho, avec le génial Heartful Company). Sinon, quand je regarde les illustrations et dessins de Nicolas de Crécy, ça me rend très heureux.


Parmi toutes les séries que vous avez créées, y en a-t-il une dont vous êtes plus fier ou où vous avez pris plus de plaisir à travailler ?

Ma série préférée et ma dernière série, Mujirushi. Je voudrais toujours pouvoir dire que ma dernière série est la meilleure, et que la prochaine sera mon chef d'oeuvre.

Miyuki Umino, l'héroïne du manga Happy!, et ses proches.

Aujourd'hui, êtes-vous toujours influencé par des cinéastes ?

Les films m'inspirent beaucoup encore aujourd'hui. Je dessine des mangas depuis l'âge de 5 ans, donc désormais je connais ça bien. En revanche, pour le cinéma, je n'en ai jamais fait, et j'aimerais bien peut-être réaliser un film un jour. En tout cas, j'essaie de voir beaucoup de films. Mais il y a quand même une différence entre le manga et le cinéma, c'est que dans le manga on peut toujours commencer avec un papier et un stylo, ça ne coûte rien et du coup il n'y a pas énormément de pression, alors que dans le cinéma on parle beaucoup de budget, ça coûte très cher et je ne voudrais surtout pas avoir cette pression-là.


Tout à l'heure vous disiez que l'humour est un peu caché dans vos œuvres et que vous voyez des choses drôles dans les comportements humains. Chez les Français, quelles sont les petites choses drôles qui vous font rire ou sourire ?

Très honnêtement, tous les Français que je croise me font rire toute la journée (rires). Quand je regarde leur façon de marcher, quand ils font des grimaces, quand ils font de grand débats... Chaque fois que je vois des Français qui n'arrêtent pas de parler, je me demande de quoi ils parlent.

Une poignée des nombreux personnages de Billy Bat.

Dans les éditions deluxe de vos mangas, vous profitez souvent de l'occasion pour redessiner certaines cases, notamment dans les premiers tomes. Est-ce un moyen de retourner certaines scènes ? Comment décidez-vous des casses à redessiner ? Pourquoi ne le faites-vous pas pour des chapitres entiers ?

Comme je l'ai dit tout à l'heure, moi je me sens comme un réalisateur de cinéma, et mes personnages sont des acteurs. C'est vrai que très souvent, dans les premiers chapitres les acteurs jouent très mal, et quand c'est le cas je profite des rééditions deluxe pour corriger certains d'entre eux. Une fois l'édition corrigée, il y a souvent des tweets de fans se demandant de quel droit l'auteur change des dessins.


Vous avez parlé tout à l'heure de votre inspiration pour la création de l'histoire de Monster. Quelle a été l'inspiration pour Billy Bat ?

Le point de départ est la question que je me posais sur des personnages qui peuvent être reconnus par le monde entiers. Evidemment je ne nommerai pas ces personnages, mais il y en a qu'on reconnaît tous dans tous les pays. Il suffit de voir sa silhouette pour savoir de quel personnage il s'agit. On le trouve partout dans le monde, même dans la forêt amazonienne ou sur les sacs de dames marchant sur les Champs Elysées, donc il y a comme ça des icônes extrêmement célèbres. Je me suis demandé d'où viennent ces personnages et qui les a créés. Je me dis parfois que ce n'est peut-être pas un humain qui a créé ce personnage, qu'il vient peut-être d'une autre planète, ou que c'est Dieu qui nous l'envoie. Je réfléchissais à toutes ces possibilités sur la naissance de ces icônes reconnaissables partout dans le monde.

Billy Bat.

Combien de temps mettez-vous pour dessiner tout un chapitre ? Combien de chapitres d'avance avez-vous par rapport à la prépublication ?

Il y a une grande différence dans la manière de travailler entre la France et le Japon, et que vous ne devez probablement pas croire. Quand on travaille pour un magazine hebdomadaire, il faut faire un chapitre par semaine, et un chapitre représente 18 pages. Si on raconte ça aux auteurs de BD européenne, ils sont ahuris. On est tous humains, dont parfois on n'arrive pas à respecter la date de rendu. Imaginons qu'il faut rendre les planches un jeudi, on prend du retard, ça passe à vendredi, mais même vendredi on n'y arrive pas et c'est le weekend, alors on rend les planches le lundi... Ce sont des choses qui peuvent arriver. Si je rend les planches à l'éditeur le lundi,  ça veut dire que trois jours après je dois déjà rendre les planches du chapitre suivant. Donc les mangakas japonais vivent tous à ce rythme-là.


Après un peu moins d'1h30, la conférence s'acheva sous une salve d'applaudissements. Naoki Urasawa l'acheva en annonçant brièvement que Mujirushi pourra être lu en France avant la fin de l'année (une information confirmée par l'éditeur Futuropolis).

Compte-rendu écrit par Koiwai. Mise en ligne le 30/01/2018.