Manga Interview de Narumi Shigematsu (Babel, Running Girl, A nos fleurs éternelles)
Avec son parcours éloigné des sentiers battus et ses mangas aux thématiques à la fois variées et peu communes, Narumi Shigematsu, en seulement 4 mangas créés à ce jour, s’est installée comme une figure intéressante dans le monde du manga. Ayant un rapport privilégié avec notre pays, elle était présente en France en février dernier. Et c’est à cette occasion que nous avons fait le déplacement dans les locaux parisiens d’Albin Michel, la maison-mère des éditions Akata depuis 2022, afin de lui poser nos questions. A l’occasion de la parution française du tome 4 de son manga Babel cette semaine, nous vous proposons aujourd’hui de découvrir notre interview de cette artiste bavarde et passionnante, avec qui nous aurions sans doute pu discuter pendant des heures !
Narumi Shigematsu, merci d’avoir accepté cette interview ! Votre parcours, avant d'en arriver au travail de mangaka, est assez atypique, parce que l'on sait qu'au départ, vous ne vous destiniez pas directement au manga. Vous étiez passionnée par la reliure de livre, et êtes même venue en France suivre des études dans ce domaine. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette époque ? Et sur votre relation avec notre pays ?
Narumi Shigematsu : A l’origine j’avais surtout un intérêt pour l’objet-livre et notamment la reliure. Or, la manière dont la reliure est faite est très différente entre le Japon et l’Europe, et j’étais vraiment très intriguée par les procédés européens. Je me suis renseignée sur internet pour savoir où on pouvait étudier la reliure européenne en Europe, et j’ai trouvé deux écoles : l’une en Angleterre et l’autre en France. J’ai regardé les étagères chez moi, et j’ai vu que j’avais plus de livres d’auteurs français, donc j’ai choisi la France !
Je ne connaissais alors pas du tout la langue française à cette époque. J’ai cherché sur le site internet de l’école le formulaire d’inscription, je l’ai rempli et l’ai envoyé. Mais vu que je ne parlais pas du tout français, je n’avais pas vu qu’il y avait un test d’entrée. Lorsque j’ai reçu l’information pour passer ce test, avec une date précise en France, j’ai fait l’aller-retour en avion juste pour ça. Sur place, vue ma non-connaissance de la langue française, j’avais uniquement retenu une phrase : « Est-ce que je peux utiliser ce dictionnaire pendant le test écrit ? ». En utilisant ce petit dictionnaire japonais-français j’ai pu passer le test.
Il y avait aussi un test manuel demandant de créer une partie d’un livre, puis un entretien oral avec 4 personnes (le directeur de l’école et 3 professeurs). Pendant cet entretien j’ai vraiment beaucoup insisté sur le fait que je voulais venir étudier dans cette école, et ils ont beaucoup rigolé ! (rires)
Quand, exactement, avez-vous eu le déclic, l'envie de dessiner du manga ? Est-ce que cela vous trottait quand même depuis longtemps en tête ?
A l’origine, ce que je voulais faire, c’était transmettre au Japon cette culture de la reliure que j’avais apprise, car c’est une culture qui n’existait pas dans mon pays. Quelqu’un m’a dit d’essayer de me rapprocher d’un éditeur pour écrire un livre sur le sujet. Je suis allée voir les éditions Shogakukan, mais je n’avais pas forcément prévu de faire mon livre sous la forme d’un manga. Ca aurait pu m’aller aussi si ça avait été aussi un roman ou un essai, tant que je pouvais écrire mon livre. Mais il s’avère qu’à cette époque-là, le magazine de prépublication de manga Ikki recherchait des jeunes auteurs pour lancer leur carrière, et on m’a alors dirigée vers ce magazine en me disant qu’écrire mon livre sous la forme d’un manga serait très bien, car je pourrais y développer un contexte, des choses supplémentaires que j’ai vécues en France… C’est comme ça que j’ai été amenée à débuter dans le manga.
C’est ce qui a abouti, en 2010, à votre premier manga : Shiroi Hon no Monogatari, prévu prochainement en France chez Akata. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette œuvre en elle-même ? Quelle part de votre expérience personnelle autour de la reliure y a-t-il dans ce manga ?
Un manga n’est pas un livre d’explications, d’éducation. Donc le premier point était de créer des personnages. Le premier que j’ai fait est celui de cet enfant qui a perdu son père. Et un peu à la manière de Running Girl, tout le reste du manga a été créé autour de ce personnage principal, pour voir comment il fait pour aller au-delà des épreuves et aller de l’avant. Plutôt que d’expliquer techniquement le métier de relieur, l’idée de ce manga est de transmettre l’esprit de ce métier, d’en montrer les étapes, tout en faisant grandir le héros. Au début, celui-ci est dans un monde fermé où il a perdu son père, puis de rencontre en rencontre son univers s’épaissit. C’est une évolution de couche en couche, que j’ai voulue ainsi pour symboliser la façon similaire dont on construit un livre.
La vie, c’est aussi un peu comme un livre. On tourne les pages comme des étapes, pour avoir toujours plus d’histoires.
De ce fait, comment avez-vous appris à dessiner du manga ? Avez-vous suivi un parcours particulier pour ça ? Des œuvres ou auteurs vous ont-ils influencée ?
J’ai vraiment procédé de la même manière que pour apprendre la langue française : sur le tas ! Bien sûr, je lisais déjà des mangas, donc je savais ce que c’était. Je me suis demandé comment je voulais dessiner les choses pour bien mettre en avant mon sujet de la reliure, et c’est en essayant, en testant, que j’ai trouvé.
Votre deuxième manga, Babel, lui aussi initialement publié dans le magazine Ikki, est un récit de science-fiction nous plongeant dans le futur auprès d'un réparateur de livres numériques, qui plus est dans un Paris futuriste. On y découvre Bibliotheca, une superstructure de l'information réunissant dans son réseau textes, informations, films, bandes sonores, données émotionnelles... ce qui en fait une véritable cité virtuelle, construite autour d'ouvrages numériques, accessible de n'importe où n'importe quand et aux ressources inépuisables. Comment avez-vous imaginé cet univers futuriste, qui n'est peut-être pas si éloigné que ça de ce qui nous attend à l'avenir ?
Les origines de Babel sont, elles aussi, liées à ce que j’ai appris en France sur l’histoire de la reliure et sur ce métier. Dans mon cursus scolaire, j’ai aussi appris des choses sur l’histoire du livre : les livres faits à la main, la révolution de l’imprimerie, la révolution du numérique… En plus de ça, je me posais déjà des questions sur ce qu’allait devenir le format livre dans le futur. Un autre point important concerne l’époque où l’on recopiait les livres à la main : il pouvait y avoir des erreurs en recopiant, et d’erreur en erreur ça faisait naître de nouvelles choses. J’ai voulu réunir ces différentes choses dans Babel avec une interrogation au centre : s’il y avait ce genre d’erreurs, de décalage dans le numérique, à quoi ça aboutirait dans un avenir lointain ?
Le magazine Ikki a été stoppé en 2014, or Babel s'est achevé en 2015. Du coup, comment s'est passée la publication de la fin de Babel ? Y a-t-il eu des complications ?
Le magazine avait certes disparu, mais ses responsables éditoriaux travaillaient encore pour Shogakukan sur leurs auteurs et leurs mangas. Donc même sans le magazine, il y avait moyen de finir la publication. J’ai donc dessiné toute la dernière ligne droite de Babel pour une publication directement en volume broché.
L'Ikki était un magazine qui avait une très belle réputation. Quel avis avez-vous sur celui-ci ?
C’était un magazine vraiment intéressant, car il laissait sa chance à un paquet de mangakas à la patte très personnelle et à des histoires sortant de l’ordinaire, et ses responsables éditoriaux avaient à coeur de faire découvrir des auteurs plus ou moins atypiques.
Suite à l’arrêt du magazine Ikki, vous êtes ensuite passée dans le magazine Be Love des éditions Kôdansha. Avec un manga abordant un sujet pointu : A nos fleurs éternelles (Hana Koi Shounen), qui a une part historique, avec aussi du drame et de la romance aux accents boy's love, et qui nous plonge dans la jeunesse d'une figure méconnue par chez nous, à savoir Zeami, le créateur du théâtre nô. Pourquoi ce sujet et cette personnalité en particulier ?
De manière générale, je m’intéresse beaucoup aux mélanges de l’humain et de la technologie. Quelque part, c’est aussi le cas dans Running Girl, d’ailleurs. Et si l’on réfléchit sur Zeami, sur le théâtre no, sur ce qu’il a voulu créer avec ce théâtre, on se dit qu’il a voulu trouver comment faire pour rendre réel ce que l’on imagine. Ca signifie aussi aller au-delà du genre, puisque l’on peut incarner, en tant qu’homme, des personnages féminins. Ce qui m’intéressait donc, c’était ce double aspect : vouloir mélanger le réel et l’imaginaire, mais aussi le masculin et le féminin. A mes yeux, c’est une forme de technologie, d’innovation, surtout pour cette époque.
Et comment s’est passée la transition entre le magazine Ikki et le magazine Be Love, ce dernier étant plus orienté pour un public féminin ?
A l’époque, le rédacteur en chef du magazine Be Love s’appelait Iwama, et il était un grand lecteur du magazine Ikki. Alors dès la disparition de ce magazine, il m’a contactée afin de savoir si je serais intéressée pour rejoindre le Be Love, j’ai répondu oui, et notre rencontre s’est très bien passée. Le monde de l’édition de manga au Japon est finalement assez petit, beaucoup de gens se connaissent.
J’ai dû beaucoup adapter mon style à ce nouveau magazine. Un manga comme Babel, par exemple, n’aurait jamais pu être publié dans le Be Love sous la forme visuelle que je lui ai donnée. Cependant, pour chacune de mes œuvres, je veux toujours adapter mon style au contenu de l’histoire, donc ça ne m’a pas posé de problème.
Enchaînons sur votre dernière série en date, Running Girl. On connaît bien la part de documentation pour cette série car celle-ci est indiquée à la fin des tomes. En revanche, quels ont été les challenges pour bien mettre en images ce récit, en particulier la jambe prothétique de l’héroïne Rin ?
J’ai effectivement dû effectuer beaucoup de documentation. Dans le manga, il n’y a pas que les dessins qui comptent : il y a les onomatopée, l’ambiance, les émotions, les sensations… Pour bien rendre tout ça, au-delà du dessin pur, j’ai dû me renseigner, aller voir des spécialistes, courir avec des personnes handicapées. Parmi les choses m’ayant marquée, il y a le bruit de la lame sur le sol quand une personne handicapée court, ce bruit n’étant pas du tout le même que le bruit d’une personne ayant ses deux jambes. C’est ce genre de petites sensations que j’avais à coeur de bien retranscrire dans mon manga.
Ah, et vu que je ne suis pas très sportive, ils étaient tous beaucoup plus rapides que moi (rires).
Des mangas parlant de handicap, il y en a eu plusieurs en France, abordant des handicaps parfois directement visibles car physiques, ou parfois invisibles au premier abord (comme la surdité) : le vôtre, Perfect World, A sign of affection, Real, A Silent Voice... mais comparativement à la masse de mangas publiés, il ne semble pas forcément y en avoir tant que ça. Alors de votre point de vue, quelle place semble être accordée aux personnes handicapées au Japon, de manière générale ?
Je pense qu’au Japon, de manière générale, la majorité des personnes n’ont vraiment pas conscience de ce que c’est d’être handicapé. Il y a un avis global qui doit être du style « olala, qu’est-ce que ça doit être dur, les pauvres » qui est très réducteur. Bien sûr, au moment où je dessinais Running Girl, il y avait les jeux Olympiques et Paralympiques, mais ça reste quelque chose qui semble très loin des gens valides.
Un des intérêts et des avantages du manga, c’est justement que, grâce à la facilité d’accès de ce format, on peut y décrire d’autres choses que la difficulté pure d’être en situation de handicap. On peut y montrer tous les autres aspects de la vie des personnes handicapées sans les réduire à leur handicap : ce qui peut les passionner, des événements positifs… Je pense que le manga peut être un très bon outil pour rendre le handicap plus proche des gens qui le méconnaissent, qui n’y sont pas sensibilisés ou qui n’ont personne d’handicapé dans leur entourage.
Après tant de sujets et de genres variés en seulement 4 mangas, qu'aimeriez-vous aborder à l'avenir, que ce soit dans un manga ou via un autre support ?
Actuellement, je suis dans une phase de réflexions sur ce que j’aimerais dessiner. En tout cas, je voudrais aborder des sujets qui m’intéressent : l’histoire, la technologie, et le changement.
Interview réalisée par Koiwai. Un grand merci à Narumi Shigematsu, ainsi qu’aux éditions Albin Michel et Akata, et plus particulièrement à Bruno Pham pour la traduction ainsi qu’à Cindy Harimanana pour l’organisation de la rencontre.
Redécouvrez également notre dossier sur Running Girl !
De nolhane [7012 Pts], le 23 Septembre 2023 à 00h25
Merci pour cette passionnante interview! :)
De mangakarachel [392 Pts], le 05 Septembre 2023 à 12h45
Une très belle interview riche en contenu pour une autrice qui mérite plus de visibilité 😊 Merci à toute l'équipe qui a permis une telle chose !