Critique du volume manga
Publiée le Jeudi, 11 Mai 2023
Artiste emblématique du catalogue d'IMHO depuis plus d'une dizaine d'années, l'illustre Shintaro Kago, maître de l'eroguro entre autres, revient enfin chez l'éditeur en ce mois de mai, un peu plus de deux ans après l'excellent La grande invasion mongole, avec l'ouvrage Villes et infrastructure. Paru au Japon en avril 2021 aux éditions Seirin Kogeisha, ce recueil d'environ 160 pages est le troisième et dernier représentant d'un triptyque dont les deux premiers ouvrages furent Une collision accidentelle sur le chemin de l'école peut-elle donner lieu à un baiser ? (sorti au Japon en 2012 et en France chez IMHO en janvier 2014) et Ibutsu Konnyû (publié au Japon en 2015 et prévu en France, lui aussi, chez IMHO).
Dans cet ouvrage, Kago nous propose de découvrir plus d'une trentaine de petites scènes qui, pour la plupart, furent initialement prépubliées dans les pages du célèbre magazine underground culte AX. Quasiment toutes ces brèves histoires ne durent que quatre pages, mais cela peut tout de même aller d'une seule petite page à douze pages, sans oublier un chapitre proposant des yonkoma (strips verticaux en 4 cases) indépendants sur quelques pages.
Le programme est donc forcément vaste pour ces récits ou l'auteur, sans cesse, démontre une nouvelle fois toute son imagination, en mettant en scène des situations généralement décalées et ubuesques: un homme profitant de la naïveté d'une nouvelle hôtesse de l'air, les délires complotistes d'adolescents vis-à-vis des minijupes, un bouton pas comme les autres, des suicides adolescents élevés au rang d'épreuves artistiques, un club sexy très particulier, le charme des vêtements féminins détourné en arme de guerre, des gens contraints de suivre les rails (littéralement), un championnat des personnes les plus effacées, une réinterprétation spéciale de La Petite Sirène, les problèmes de transit d'une fillette, une fille découvrant au petit matin que son corps s'est changé en puzzle, une ville qui a pris des mesures très radicales pour éviter l'immigration clandestine, la découverte du drôle de métier d'impassteur pour lutter contre les vols, une femme qui retrouve un peu trop de choses dans les canalisations de ses WC, et on en passe un paquet.
Certaines de ces brèves scènes ne sont qu'un prétexte pour que le mangaka s'adonne à diverses expérimentations graphiques, par exemple en jouant sur les cadres urbains ou sur des déformations/changements/mutilations corporelles dont il a toujours eu le secret. Mais dans d'autres, l'artiste a la bonne idée de partir de diverses choses qui font notre civilisation, tantôt assez anecdotiques tantôt plus graves, ce qui lui permet régulièrement de mettre le doigt sur certains aspects voire certaines dérives de nos sociétés humaines modernes sur un ton décalé et donc railleur: le suicide, la sexualité (et les élans pervers qui vont avec) sous plusieurs formes, la mode, l'apparence, les brimades, le fait de suivre le moule, les difficultés de s'imposer dans une société étouffante, le don de faire du commerce avec tout et n'importe quoi, l'immigration, les conflits à petite ou grande échelle, l'alimentation, les crimes, etc.
Si le grotesque est omniprésent, comme dans toutes les oeuvres de Kago, la façon dont l'artiste le dépeint visuellement s'avère ici excellente, tant elle jouit d'une belle diversité nous montrant finalement, en un seul ouvrage, tout ce dont le mangaka est capable. Ainsi, si plusieurs élans de gore pourront gentiment soulever de dégoût les fans, d'autres récit jouent vraiment plus sur les expériences visuelles déjà évoquées plus haut en se focalisant davantage sur l'absurdité, en faisant volontiers sourire avec une pointe de cynisme.
Ce recueil est donc de très bonne facture, comme très souvent avec Kago. Entre l'imagination débridée de l'auteur et son gros travail visuel, il a notamment le mérite d'être très diversifié, et ainsi de brasser une vaste palette de ce dont ce grand artiste est capable. Qui plus est, le tout est servi dans une édition qui, si elle pourra peut-être sembler un peu chère pour certains (18€ pour 160 pages), s'avère excellente en tous points grâce à son grand format, à sa très bonne qualité de papier et d'impression, à ses quatre premières pages faites d'illustrations en couleurs, à son lettrage très propre, et à son impeccable traduction signée Aurélien Estager (déjà traducteur des autres travaux de Kago parus chez IMHO, et connaissant donc très bien l'univers unique de cet artiste).