Critique du volume manga
Publiée le Mercredi, 27 Mars 2013
Il y a des jours comme ça, où l'on repense avec émoi aux séries des années 80. Où l'on se souvient des intrigues simples, tenant en une quarantaine de minutes, des protagonistes sans fêlures, immédiatement attachant, et suffisamment attractifs pour faire reposer sur eux tout un concept, tout un ensemble de codes,.... Taichi Hiraga Keaton, né d'un père japonais et d'une mère anglaise, est un pur produit de cette époque bénie, à l'instar d'un Mac Gyver ou d'un Magnum. Ce professeur d'archéologie un brin tête en l'air et ne paie pas de mine au premier abord. Et pourtant, derrière le diplômé d'Oxford se cache un ancien instructeur des SAS, qui délaisse bien souvent ses cours afin d'enquêter pour le compte de la Lloyd's, célèbre compagnie d'assurance. Et voilà notre héros partant aux quatre coins du monde, pour résoudre de nombreux mystères, dévoiler quelques souvenirs et révéler certains secrets de famille... Tous ses efforts valaient bien que la série porte son nom, celui du Master Keaton !
Master Keaton était encore il y a quelques semaines l'un des derniers trésors enfouis de la bibliographie de Naoki Urasawa. Si la France a découvert cet immense auteur au travers de Monster, elle s'est plus récemment intéressée à ses œuvres antérieures, notamment via Happy!. Mais Master Keaton est de son côté resté dans l'ombre, même si les fans pouvaient se contenter par son adaptation animée disponible chez IDP.
Pour comprendre les raisons de cette longue absence, il faut remonter en 1988. A l'origine de la série, Naoki Urasawa n'était crédité qu'en tant que dessinateur sur la série, le scénario étant réalisé par Hajime Kimura, co-auteur de Golgo 13, se cachant sous le nom de plume de Hokusei Katsushika (une référence à Katsushika Hokusai, peintre du XIXe siècle et inventeur du mot "manga"). Suite au décès de Kimura en décembre 2004, Naoki Urasawa déclara qu'il avait du prendre le relais au scénario en cours de route, du fait d'une mésentente avec ce dernier. Cela entraina un conflit de droit, provoquant l'arrêt de publication de la série à partir de 2005. Six années plus tard, ce problème se résorba, et aboutit au lancement d'une résurrection pour Keaton : tout d'abord une réédition en format Deluxe en douze tomes, format sur lequel se repose la présente édition française; puis, à partir de mars 2012, une suite vit le jour dans le Big Comic Original : Master Keaton Remaster. Mais il est encore bien trop tôt pour en parler.... Revenons au présent volume.
Tandis que nous connaissons surtout Naoki Urasawa pour ses thrillers, revenir à ses fondamentaux a toujours de quoi surprendre. Ce fut notamment le cas avec Happy! et son registre de comédie sportive légère. Ici, le contraste n'est pas tant dans le fond que dans la forme, plus particulièrement dans le découpage de l'histoire. A l'instar d'un City Hunter, Master Keaton est un récit épisodique. On y suit différentes petites histoires, aux longueurs inégales, et n'ayant pour seul point commun que notre enquêteur débonnaire. Le suspens "Urasawien", reposant sur des cliffhangers haletant, n'a donc aucune raison d'être ici, et il faudra appréhender cette série de manière bien différente, dans une narration alternant face d'exposition, d'approfondissement et de résolution dans un rythme presque machinal. Aussi, l'intérêt de ces différentes aventures pourra nous sembler bien inégal, et si l'on aura envie de passer rapidement certains chapitres, d'autres nous laisseront une frustrante impression de trop-peu.
S'il est encore en début de carrière à l'heure de la publication de cette série, Naoki Urasawa présente déjà un farouche talent pour croquer des personnages uniques à la chaîne, au gré des ambiances, des caractères et des univers. Jeunes femmes désorientées, scientifiques aigris, soldats taciturnes ou grand-mères acariâtres,... les rencontres sont nombreuses et chacune se voit sublimée par le caractère empathique de notre héros. En effet, si son CV est digne des plus grandes figures de fiction, Keaton cache bien son jeu et n'en reste pas moins très humble. Mais si cet homme a tout faire, passionné d'archéologie, révèle ses qualités d'écoute et de réflexion lors de ses aventures, il en devient tout aussi maladroit lorsqu'il s'agit de composer avec sa propre famille ! Une famille qui sera déjà mise en avant dans ce premier opus, avec son père très volage et insouciant, et sa fille beaucoup plus sérieuse et responsable. Leurs retrouvailles seront d'ailleurs l'occasion d'un chapitre beaucoup plus calme, orienté "tranche-de-vie", et apportant un relief humaniste à l'œuvre...
C'est à l'occasion de la venue de l'auteur à Japan Expo, en 2012, que Kana aura annoncé l'arrivée de Master Keaton Deluxe en France. Après quelques mois d'attente, nos inquiétudes auront été vite balayées. Malgré un prix pouvant paraitre un peu onéreux (mais bien raisonnable si l'on relativise la nouvelle pagination), cette édition est semblable en tous points à son homologue nippone, jusque dans les dorures de sa couvertures. L'éditeur nous a déjà prouvé par le passé qu'il savait proposer des deluxe honorables, et confirme encore cette impression, avec papier et encrage de qualité, sans oublier les pages couleurs. La traduction est tout aussi parfaite, malgré le colossal travail de documentation qu'aura du fournir Thibaud Desbief. Il ne manquerait plus qu'un petit guide en fin d'ouvrage pour arriver à la perfection !
A noter également qu'à l'instar de Happy et de Monster, Naoki Urasawa aura retravaillé certaines planches, mais les retouches sont ici beaucoup plus discrètes. Après tout, l'écart graphique entre les production actuelles de l'auteur et les planches de Master Keaton est immanquable, et trop de réajustement n'auraient contribué qu'à dénaturer l'œuvre. Graphiquement, on ressent encore en effet l'influence de Katsuhiro Otomo sur le jeune Naoki, et la mise en scène est encore bien timide. On notera notamment une certaine lourdeur lors des passages explicatifs ou didactiques, la série fourmillant de références historiques.
Master Keaton, c'est l'histoire d'une rencontre. Rencontre entre deux époques, deux fragments de vie d'un même artiste, dont la conception narrative et graphique a bien évolué. Rencontre entre un héros aussi solide qu'attachant et une foule de protagonistes d'un jour, pour des intrigues fugaces mais très riches. Mais aussi, rencontre entre une œuvre hors du temps et un lectorat dont les ambitions ont bien changé. La narration, le découpage des histoires et leur intérêt très inégal pourra désorienter les lecteurs avides d'une intrigue au long cours. Aussi, les imperfections et autres erreurs de jeunesses seront sans doute plus proéminentes. Cependant, on se laisse attendrir sans résister face au charisme de Keaton, un héros comme on en fait plus, et comme on aimerait en revoir plus souvent !