Critique du volume manga
Publiée le Lundi, 26 Février 2024
Chronique 2 :
Avec le one-shot Vitamine sorti aux éditions Panini en 2005, puis la série en 20 tomes Life parue chez Kurokawa entre 2008 et 2011, Keiko Suenobu est une mangaka qui a su marquer une bonne partie de son lectorat en profondeur, en osant aborder de front, dans un style sans concession, le délicat sujet du harcèlement scolaire. Même s'il faut bien avouer que Life finissait par traîner un en longueur, on ressortait facilement ébranlé par cette lecture coup de poing.
Depuis cette époque, l'autrice restait malheureusement absente dans notre langue, et il aura donc fallu attendre jusqu'à ce mois de février pour la voir enfin de retour dans notre pays, cette fois-ci chez Pika Edition, avec un nouveau shôjo-choc dont elle est si friande: Limit, série achevée en six volumes, qu'elle dessina juste après la fin de Life, entre novembre 2009 et juillet 2011, pour le magazine Bessatsu Friend des éditions Kôdansha (magazine dans lequel elle a proposé la majorité de ses séries dont Vitamine et Life).
L'histoire de Limit débute, une nouvelle fois, au sein d'un lycée, et plus précisément auprès d'une adolescente du nom de Mizuki Konno. Voici déjà un bon moment que la jeune fille a appris que, pour vivre sans soucis en société, mieux vaut suivre le mouvement et mettre de son côté les personnes les plus influentes. C'est bien pour ça qu'elle a tâché d'intégrer le petit groupe d'amies de Sakura, la reine du lycée avec ses excellentes et son joli minois. Cette amitié est-elle sincère ? Mizuki s'en fiche, tant qu'elle reste dans le groupe des filles populaires afin d'éviter les soucis. Après tout, elle sait bien que les inégalités, les jugements de valeur, la favoritisme et les discriminations sont le lot de tous les jours, y compris dans le microcosme scolaire qui représente bien ce qu'est la société dans sa globalité. Alors même quand Sakura et les autres s'amusent à dénigrer et à harceler les filles les moins populaires comme la dénommée Arisa Morishige, Mizuki se contente de suivre le mouvement en se fichant de ce que d'autres pourraient penser d'elle.
Cette situation aurait pu durer ainsi, mais le sort en a décidé autrement: lors d'une sortie scolaire, le car transportant la classe de Mizuki subit un grave accident en pleine nature, et quasiment toutes les vies sont balayées dans une mort violente et sanglante. Seules cinq adolescentes s'en sortent, parmi lesquelles Mizuki et Arisa. Coincées dans une nature hostile, dans une gorge entourée de parois escarpées faisant au moins 100m de haut, et sans le moindre moyen de communication, elles vont devoir tâcher de survivre, en attendant les secours qui risquent de ne pas arriver avant plusieurs jours. Et si la logique voudrait qu'elles s'entraident, le fait est que cette situation réveille les ressentiments liés aux harcèlement au lycée, et que la hiérarchie pourrait totalement basculer dès lors qu'Arisa récupère une faucille, unique arme des environs.
Après un premier chapitre choc, brutal, sanglant et mortel que son habituel dessin expressif et sans concession rend bien impactant, Keiko Suenobu tisse donc un récit de survie en pleine nature qui, en réalité, laisse déjà apparaître les thématiques si chères à la mangaka autour du harcèlement scolaire et de ses conséquences dans une société souvent déshumanisée. Et bien que les ficelles soient un peu grosses (sérieusement, si vous vous y mettez ensemble, la faucille, vous la récupérez sans souci des mains d'Arisa), ça fonctionne pas mal dans le propos.
Pour cela, l'autrice n'hésite pas à faire un peu dans l'excès: Arisa peut certes apparaître très caricaturale avec ses paroles haineuses, ses cartes de tarot et sa conviction que c'est le destin qui a voulu cette situation, mais derrière son comportement confinant presque à la folie on sent bien toute la négativité qu'elle a pu contenir en elle pendant longtemps à force d'être exclue, moquée, brimée par des filles comme Sakura et Mizuki. Quant aux autres survivantes dont on taira volontairement le nom pour ne pas spoiler leur identité, elles se contentent de camper correctement leur rôle pour le moment, entre celle qui est blessée et se contente de suivre par peur, celle qui a la tête sur les épaules et cherche à organiser la survie quitte à passer un peu pour une sans-coeur en pleurant à peine les nombreux morts, et celle qui tombe de son piédestal en étant partagée entre son désespoir d'avoir perdu sa plus chère amie et ses sentiments plus négatifs vis-à-vis de l'amitié factice qu'elle entretenait avec Mizuki. Enfin, il y a Mizuki elle-même, que l'on attendra de voir évoluer avec intérêt, Suenobu ayant ici clairement une bonne idée en prenant pour héroïne une fille qui serait habituellement plutôt vue comme une simple méchante. D'ailleurs, pourquoi Mizuki est-elle devenue ainsi, une fille ne se souciant aucunement des autres et obnubilée par l'idée d'être dans le camp des personnes populaires ? On le découvrira dès ce premier tome, via quelques révélations rapides où se cache, là aussi, l'ombre du harcèlement scolaire, ce harcèlement pouvant décidément hanter les gens pendant des années voire pendant toute une vie.
Lançant vite et bien l'intrigue, ce premier volume pique très facilement la curiosité, car derrière le côté survie Keiko Suenobu installe déjà son sujet de coeur autour du harcèlement et des inégalités de la société avec une certaine force, quand bien même le côté un brin excessif et caricatural de certains personnages pourra ne pas plaire à tout le monde au départ. Heureusement, la mangaka commence déjà efficacement à sonder les nuances de certaines figures en bien comme en moins bien pour faire ressortir avant tout leur humanité dans tout ce qu'elle peut impliquer, et il n'y a donc plus qu'à attendre de voir comment va évoluer ce récit prometteur.
Concernant l'édition française, c'est satisfaisant. A l'extérieur, la jaquette reste fidèle à l'originale nippone, tout en s'offrant un vernis sélectif et un logo-titre soigné. Et à l'intérieur, on a une impression correcte sur un papier souple et peu transparent, une traduction limpide d'Emeline Cablé qui retranscrit particulièrement bien les caractères et émotions des héroïnes, et un travail d'adaptation convaincant de la part de Clair Obscur.
Chronique 1 :
Voilà plus de douze ans que nous n'avons pas eu la chance de pouvoir lire Keiko Suenobu en France. Depuis novembre 2011, période de fin de publication de sa série phare qu'est Life, la mangaka n'a plus été publiée de nouveau. Et, tout aussi important, Life lui-même a fini en rupture de stock, quand bien même la série gardait son succès d'estime et se trouve toujours plus demandée. Aujourd'hui, Kurokawa ne croit pas au succès d'une réimpression, et se contente de proposer l'œuvre au format numérique. Mieux que rien, certes, mais un choix terriblement frustrant et dont on peut douter du bon sens à l'heure où le mouvement de partage du shôjo manga a prouvé son efficacité. Autant dire qu'avec une telle politique, voir Life 2 arriver chez l'éditeur est de l'ordre de l'utopie.
En ce mois de février 2024, ce sont les éditions Pika qui publient de nouveau l'artiste dans nos contrées avec Limit, un manga né en 2009 dans la revue Bessatsu Friend des éditions Kôdansha, et qui est aujourd'hui achevé en 6 tomes. Un récit de survie, pourtant pas si éloigné du discours développe dans Life, comme le montre ce premier volume assez riche.
Lycéenne, Mizuki Konno entretient une philosophie qui forge son quotidien. Dans la vie, il convient de se laisser aller et de suivre le courant afin de ne pas se trouver du mauvais côté. En côtoyant Sakura, la fille la plus populaire de sa classe, elle s'assure un quotidien paisible, et ne prête pas attention à tout ce qui pourrait sortir de cette zone de confort. Des cas de harcèlement dans sa classe, il y en a, mais Mizuki fait le choix de détourner le regard, à l'instar de ses camarades.
Le voyage scolaire qui s'annonce devait être un moment d'évasion pour elle et ses amies. L'excursion tourne au cauchemar quand le chauffeur du car perd connaissance, engendrant un grave accident. Quand elle rouvre les yeux, Mizuki se trouve au milieu d'une scène d'horreur, dans une épave de véhicule où se comptent les cadavres. Fort heureusement, elle n'est pas la seule survivante. À ses côtés, plusieurs autres jeunes filles ont la vie sauve, des camarades qui ne sont pas forcément dans la zone de confort qu'entretenait Mizuki jusqu'ici. Dans une situation aussi hostile, en l'attente des secours, toute la philosophie qu'a entretenue la jeune fille pourrait bien se retourner contre elle...
Avec Life, Keiko Suenobu abordait le harcèlement scolaire dans un ton des plus dramatiques, où l'intensité des événements allait crescendo durant 20 volumes qui ont forgé deux héroïnes dont les lecteurs se souviennent forcément. Force est de constater après lecture que le premier volume de Limit ne nous dépayse par, tant la mangaka parvient à développer un tout nouveau cadre en terrain scolaire, dans un genre certes différent, mais en conservant la thématique du harcèlement, voire en l'amenant encore plus loin.
Mais contrairement à Life, la protagoniste qu'est Mizuki n'est pas une figure totalement blanche, loin de là. Se situant presque du mauvais côté, voire en zone grise, son introduction met en évidence le sujet qui restera omniprésent sur tout cet opus de démarrage : nos choix vis-à-vis de ceux qui nous entourent, dans une société souvent impitoyable. Et force est de constater que ce sont bien les choix de la jeune fille et de ses amies qui pousseront la gravité de la situation vers de tels excès.
Limit est donc une histoire de survie, celle d'un petit groupe de survivantes contraintes de survivre dans un lieu naturel coupé du monde, dans l'attente d'éventuels secours. Le récit réunit forcément plusieurs personnages aux tempéraments différents, aux regards sur le monde variés, et qui se situent sur des cases différentes de l'échiquier social que s'est imaginé l'héroïne. À ses côtés, une camarade plus altruiste qu'elle, et une victime de brimade qui retourne la situation à son avantage, telle une vengeance longuement attendue. Ce postulat de base peut sembler exagéré, notamment quand Arisa Morishige, la concernée par le harcèlement passé, part dans des éclats de rire et s'adonne à de la voyance via les arcanes de tarot. À première vue, difficile de faire plus caricatural. Mais c'est bien ce profil qui permet à l'autrice d'appuyer son propos et de montrer le poids des actions de Mizuki et de sa bande par le passé. À ceci s'ajoute une situation toujours plus intense, vouée à pousser les personnages vers des extrêmes dans un contexte de survie où ils se trouvent désormais en bas de l'échelle sociale. Le trait de l'artiste, très vif et peut-être encore plus dense que sur Life, donne de la vie à cette histoire sous haute tension, rendant notre immersion encore plus aisée. Alors, on est largement tentés de passer outre quelques excès qui servent le propos, tant celui-ci couplé aux enjeux forts nous emportent tout le long de l'ouvrage. On attend désormais de Limit qu'il parvienne à développer davantage son message, apporte quelques rebondissements bien huilés et parvienne à nourrir cette petite galerie de personnages, ce sur encore cinq volumes. Mais pour l'heure, il y a largement de quoi adhérer !
Du côté de l'édition, Pika nous livre une fort belle copie, par son papier solide et sa couverture qui reprend l'esthétique sans fioritures de Keiko Suenobu, tout en la ravissant d'un vernis sélectif léger.
Signée Emeline Cablé, la traduction donne de bonnes choses pour le sérieux du discours de l'œuvre, tout en cernant bien les caractères des personnages. Saluons aussi l'adaptation graphique solide de Clair Obscur.