Poème du Vent et des Arbres (Le) Vol.1 : Critiques

Kaze to Ki no Uta

Critique du volume manga

Publiée le Vendredi, 18 Juillet 2025

A l'instar de Moto Hagio, Keiko Takemiya fait partie de ces mangakas longtemps restées rares ou inédites en France alors qu'elles sont des figures absolument essentielles du manga féminin, en ceci qu'elles ont profité de l'expansion du shôjo manga pour en diversifier les thématiques à partir de la fin des années 1960 et du début des années 1970. Et tandis que les éditions Akata ont heureusement entrepris, depuis quelques années, de mieux faire connaître le travail de Moto Hagio dans notre langue (essentiellement via leur collection Héritages), de leur côté les éditions naBan nous font l'immense plaisir de s'intéresse à la carrière de Takemiya. Ainsi l'éditeur corrigea-t-il, en 2021, une grande injustice du marché français du manga en publiant Destination Terra, première parution française de Takemiya, qui est aussi l'une de ses oeuvres les plus connues. Et en cette année 2025, naBan récidive en s'attaquant cette fois-ci au titre le plus iconique de la mangaka avec "Kaze to Ki no Uta", très fidèlement traduit en "Le Poème du vent et des Arbres" pour sa version française.


Riche de 17 volumes dans sa toute première édition japonaise, cette oeuvre est la deuxième plus longue série de la carrière de l'autrice après "Tenma no Ketsuzoku" (qu'elle dessina dans les années 1990) et ses 24 tomes. Lancé en 1976 dans le Sho-comi des éditions Shôgakukan, avant d'être transféré dans la revue Petit Flower, ce manga a perduré jusqu'en 1984. Fort de son succès à la fois critique et public, il remporta e 1979 le prestigieux Prix du Manga Shôgakukan, et a été adapté en 1987 en une OVA d'une heure nommée "Kaze to Ki no Uta Sanctus - Sei Naru Kana", produite par le studio Triangle Staff, des mains de l'illustre Yoshikazu Yasuhiko, réalisateur, animateur et mangaka lui aussi lié aux éditions naBan puisque ces dernières ont publié plusieurs de ses oeuvres. Ayant considérablement marqué l'Histoire du manga grâce à sa tonalité, à sa virtuosité graphique et surtout à ses nombreuses thématiques qui étaient encore peu présentes dans le manga voire étaient même taboues, Le Poème du Vent et des Arbres a influencé, au fil des décennies suivantes, nombre d'artistes de tous horizons, y compris Dragon Ball, ou encore encore Berserk pour lequel le regretté Kentarô Miura revendiqua plusieurs fois l'impact de cette oeuvre.


C'est donc un gros morceau d'Histoire du manga qui est enfin proposé en France, et pour cela les éditions naBan ont, à leur échelle d'éditeur indépendant, tâché de faire les choses au mieux, en concoctant une édition vouée à compter dix volumes d'environ 300-350 pages chacun, en se basant sur les versions italiennes et espagnoles. Chaque tome est voué à être proposé en format de 130x180mm, à un prix honnête de 13€ par volume. Qui plus est, pour les plus grands fans et les collectionneurs, l'éditeur a entrepris de proposer, parallèlement à l'édition classique, une édition spéciale pour les deux premiers volumes, sortis simultanément en ce mois de juillet. Inspirée du premier tirage de l’édition espagnole, celle-ci propose en plus un fourreau en carton ouvert à l'avant pour donner une sorte d'élégant cadre venant entourer l'illustration de la jaquette. Alors certes, le coût de fabrication d’un fourreau de ce type restant conséquent, encore plus pour une petite maison d’édition et pour un faible tirage comme ici, il faut accepter de payer 2€ de plus (cette édition spéciale coûtant 15€) pour un étui en carton, mais celui-ci est joliment travaillé, et le rendu global est franchement sympathique.


Quant à l'édition en elle-même, il faut avouer qu'elle est qualitative et très satisfaisante, ne serait-ce que pour la conservation des assez nombreuses pages en couleurs et en bichromie (au nombre de 24 dans ce premier opus) et pour la préface de la spécialiste Ariane Even, qui présente avec clarté les grandes lignes du contexte de l'époque pour le shôjo ainsi que les origines de cette oeuvre, pour un long texte de trois pages très important à lire pour quiconque connaîtrait mal tout ceci. Soulignons aussi la beauté des jaquettes qui mettent sobrement en valeur les illustrations de Takemiya, le papier souple et assez opaque, l'impression de bonne facture, le lettrage très propre de Raf, et la traduction de Célia Chinarro qui est limpide, sans la moindre fausse note et fidèle à l'atmosphère de l'oeuvre (surtout dans les élans plus poétiques). Bref, toutes les conditions sont réunies pour bien profiter de cette oeuvre que les éditions naBan ont tâché de chouchouter.


Cette histoire nous immisce en 1880 à Arles, alors que Serge Battour, un adolescent ayant pour parents un vicomte et une gitane (tous deux décédés dans son enfance), s'apprête à intégrer le prestigieux Institut pour garçons Lacombrade. Porté par les bons souvenirs d'enfance que son défunt père y avait, il espère y vivre lui aussi une jeunesse gratifiante, mais doit d'emblée composer avec un camarade de chambre particulier et à des années-lumière de ce que l'on pourrait attendre d'un élève d'une si noble école: Gilbert Cocteau. D'une beauté renversante et captivante, mais sans cesse absent des cours pour plutôt passer d'un homme à un autre, ce garçon aux moeurs a priori très légères suscite les plus folles rumeurs, d'autant que son comportement aurait dû lui valoir l'expulsion s'il ne satisfaisait pas aussi les plus vils désirs de certains membres de la direction. Semblant être l'incarnation de tous les vices, au point d'être qualifié de démon sous un physique d'ange par nombre d'élèves (ce qui ne les empêche pas pour autant, pour certains, de profiter eux aussi de son corps), Gilbert ne manque jamais de provocation... et pourtant, Serge, à son tour pris de fascination puis de passion pour lui, a le sentiment que derrière tout ça se cache en réalité un garçon désespéré et ne semblant même pas faire grand cas de sa propre vie. Pour quelle raison ? Pourquoi Gilbert est-il ainsi ? C'est ce que Serge aimerait découvrir. Intègre et innocent, il souhaiterait non pas découvrir le corps de Gilbert comme tant d'autres garçons le font, mais bel et bien découvrir son coeur. Mais s'approcher de Gilbert pourrait bien finir par mettre à mal sa fameuse innocence et par lui brûler les ailes...


Un cadre occidental quelque peu fantasmé, un institut pour garçons réputé formant tout un microcosme fermé, un garçon blond à la fascinante beauté androgyne... Dès ce premier tome, Le Poème du vent et des Arbres coche nombre de cases de tout un pan de shôjo s'étant beaucoup développé à l'époque (à l'image du Coeur de Thomas de Moto Hagio, précurseur sorti deux ans avant la série de Takemiya et voué à ressortir prochainement en France chez Akata) et ayant abouti aux premières bases d'une catégorie de mangas qui n'a ensuite plus jamais cessé de s'agrandir et de s'enrichir, à savoir le boy's love. Tout comme le Coeur de Thomas, l'emblématique série de Keiko Takemiya fait effectivement partie des oeuvres fondatrices du BL, et rien que pour cela elle justifie déjà sa réputation de manga majeur dans l'Histoire du manga. Mais limiter la série à ce simple constat serait une grosse erreur tant, derrière cela, Takemiya va dynamiter le genre, en tirant partie des origines de Serge et du cadre de l'institut (parfaite représentation miniature de la société avec sa hiérarchie, ses relations, ses rapports humains bénéfiques ou plus houleux...) pour instaurer dès ce premier tome nombre de sujets de société délicats, sulfureux où qui étaient auparavant peu présents dans les mangas. Il sera ici question de relations sexuelles (dès les premières pages, provocantes à souhait et brisant immédiatement le tabou), d'homosexualité et de l'homophobie allant avec, de racisme, de prostitution, de violences sexuelles et plus généralement physiques et psychologiques... la mangaka posant alors, mine de rien, un regard sans fards sur le monde.


Et pourtant, derrière cette part crue, la mangaka développe également, au fil des pages, un sens artistique prononcé dans ses designs, dans la composition de ses planches, et dans la construction ou au contraire la déconstruction de ses cases selon les situations. Mieux, beaucoup de petites idées graphiques viennent nous ravir (des éclats de miroir servant de cases, par exemple), et certains élans lyriques viennent apporter une forme de poésie mélancolique et nostalgique que l'on retrouve aussi, bien sur, dans le titre de la série.


Il résulte de tout ceci une lecture forte, encore impactante de nos jours, bien portée par le très bon travail éditorial de naBan, et dont on lira avec beaucoup d'intérêt la suite, vouée à aller toujours plus loin dans ses développements et dans ses thématiques (y compris les plus taboues). Essentiel et toujours aussi puissant visuellement malgré les décennies qui passent, Le Poème du Vent et des Arbres, sur ce seul premier volume, s'impose déjà comme le morceau d'Histoire du manga que l'on attendait, et comme un indispensable pour quiconque s'intéresse réellement à ce médium.


Critique 1 : L'avis du chroniqueur
Koiwai
17.25 20
Note de la rédaction
Note des lecteurs