Critique du volume manga
Publiée le Vendredi, 07 Octobre 2016
Critique 2
Quel est le point commun entre un jeune lycéen avide de vivre des choses extraordinaires, son meilleur ami libre, insouciant et passant son temps à draguer dans la rue, une ado à lunettes aussi mignonne que réservée, une stalker qui squatte chez ses cibles, un gars amoureux d'une fille très... particulière, une grande soeur beaucoup trop possessive, un inquiétant informateur ayant une vision particulière des humains, un type vêtu d'une tenue de barman qui balance des poubelles sur les autres, un vendeur de sushis afro-russe, une entreprise pharmaceutique douteuse, un médecin de l'ombre, une motarde sans tête qui trace sa route dans les rues sur sa bécane sans phares, et une mystérieuse organisation aux membres anonymes ? Hé bien, ils sont tous des acteurs de la vie diurne et nocturne à Ikebukuro. Quand Mikado Ryûgamine, notre premier cas de figure, arrive dans la capitale depuis sa campagne afin d'y vivre ses années lycéennes, il ne se doute pas encore que les événements extraordinaires qu'il souhaite tant, il va en vivre beaucoup plus que prévu. Et entre le quotidien, les légendes urbaines qui deviennent réalité, les mystères, les conflits de gangs et les autres dangers, sa vie à Ikebukuro ne fait que commencer...
Peut-être que le nom de Durarara!! vous dit déjà quelque chose (si ce n'est pas le cas, allez rattraper cette lacune !), surtout via son adaptation animée dont la première saison est disponible en DVD chez Dybex, et dont la deuxième saison a été diffusée sur Wakanim. Mais à l'origine, Durarara!!, c'est un light novel qui a connu un succès retentissant au Japon à partir du début de sa publication en 2004. Signée Ryohgo Narita, un auteur dont le premier succès fut Baccano! (lui aussi adapté en un excellent animé), et illustrée par Suzuhito Yasuda qui officiait déjà sur DanMachi, cette série de romans s'est achevée après 13 tomes, mais a aussi connu plusieurs spin-off. Après le très sympathique DanMachi, c'est donc cette oeuvre que les éditions Ofelbe ont choisie en tant que 2ème titre de leur collection LN - Light Novel, et premier titre se déroulant dans un univers résolument moderne.
Comment résumer le premier tome de Durarara!! en quelques lignes ? A vrai dire, c'est quasiment impossible. Car comme vous l'avez peut-être deviné en lisant les premières lignes de cette chronique, et à l'instar de Baccano!, l'oeuvre se présente en quelque sorte comme un puzzle, une toile d'araignée tissant ses embranchements petit à petit, un manga choral nous invitant à suivre parallèlement pléthore de personnages amenés au bout d'un moment à se croiser plus ou moins fortement autour d'affaires liées de près ou de loin. Et des affaires, il y en a déjà un paquet qui se dévoilent, s'approfondissent ou tout simplement s'esquissent. Que se passe-t-il exactement dans l'étrange prologue, voyant une jeune stalker connaître chez l'élu de son coeur une... euh, désillusion cruelle ? Dans quoi donc trempe cet informateur dont, apparemment, il ne faut surtout pas s'approcher ? Qui se cache derrière les Dollars, gang composé d'anonymes, qui s'est créé sur le net mais dont le nom est utilisé par certains pour commettre des actions parfois répréhensibles dans la réalité ? Il ne s'agit là que d'une toute petite poignée d'interrogations, qui trouvent déjà plus ou moins des éléments de réponse. Néanmoins, l'affaire qui est réellement au coeur de ce premier opus est celle de la motarde sans tête, Celty Sturluson, recherchant désespérément sa tête depuis 20 ans. Une recherche qui, sur ce premier tome, dessine un premier arc complet tout en lançant d'innombrables possibilités de développement concernant elle-même, mais aussi les autres personnages.
Et parlons-en un peu plus, de ces personnages, tant ils sont l'une des immenses réussites de l'oeuvre, de par leurs caractères bien différents, mais ayant tous une dose barrée plus ou moins forte. Celty en tête, forcément, de par sa nature de dullahan, fée issue du folklore irlandais et recherchant sa tête. Mais les autres ne sont pas en reste, entre la stalker (dont nous taisons le nom volontairement dans cette chronique) aussi sincère qu'encombrante, Seiji Yagiri mû par un amour bien atteint, Namie qui s'avère obnubilée par son petit frère, Simon qui détone en tant qu'afro de 2m... On ne va pas tous les passer en revue, car ils ont tous leur façon d'être et leurs petits secrets à découvrir durant la lecture, mais signalons tout de même que s'il y a un autre personnage qui perce les pages dans ce premier tome hormis Celty, c'est bien Izaya Orihara, informateur ayant une vision de la vie et des êtres humains très particulière, qui s'amuse en observant les autres de façon aussi détachée qu'effrayante, ou en créant chez eux divers sentiments parfois contrastés. Une sorte d'électron totalement libre, nourrissant notamment une relation très agressive avec Shizuo Heiwajima, notre jeteur de poubelles en tenue de barman.
De ces différents caractères, il résulte également des atmosphères bien différentes : l'oeuvre mêle de façon étonnante le réalisme, le surnaturel, l'angoisse et bien d'autres choses, sans oublier un fond comique de par l'aspect barré éclatant, le tout dans un cadre urbain contemporain sur lequel il convient de revenir. Car ici, on peut dire que le quartier d'Ikebukurô est un personnage à part entière. Ryohgo Narita n'a pas choisi ce quartier par hasard : Durarara!! par notamment de son désir de mettre en avant la vision qu'il a de ce quartier qu'il adore. Et s'il précise bien qu'il ne faut pas voir ses descriptions du quartier comme la réalité, mais plutôt comme l'image que lui en a, on y adore tout de même l'énorme travail d'immersion qu'il y a effectué. Cela passe par l'évocation régulière de nombreux éléments faisant le charme de ce quartier, comme sa forte fréquentation (par exemple, au début Mikado a du mal à se glisser parmi la foule), ses nombreux lieux de commerce et de restauration (le boutique de sushis où travaille Simon n'en est qu'un exemple), ses publicités (des panneaux géants avec des dessins typés manga, par exemple), ses éclairages, son vacarme (notamment via les véhicules)... On ressent constamment, à la lecture, un lieu qui ne s'arrête jamais de vivre, où une multitude d'individus se croisent et s'entrechoquent parfois. A cela, Narita ajoute des points de repère, des références à des lieux existant bien (la Sunshine 60, le parc ouest, le cimetière de Zôshigaya, les boutiques comme Junkudo, Animate), et des clins d'oeil à d'autres oeuvres populaires (Kamen Rider, Ikebukuro West Gate Park, plusieurs vieux films...), pour un résultat on ne peut plus immersif et riche.
Oeuvre barrée et moderne, Durarara!! reste également une lecture étonnamment contemporaine dans l'abord et filigranes de certaines thématiques de société. On pense notamment à la religion, ou aux suicides collectifs qui restent une actualité, dont nous avons une certaine vision à travers les réflexions d'Izaya. Mais on pense surtout à l'idée, plutôt nouvelle en 2004, des Dollars, groupe d'internautes anonymes agissant régulièrement dans la vraie vie, et qui rappelle par certains aspects les Anonymous alors même qu'en 2004 ce collectif venait à peine de se créer. Il est d'ailleurs bluffant de voir à quel point l'oeuvre de Narita reste très moderne concernant l'utilisation d'internet, sachant que ce tome 1 a été écrit il y a 12 ans, à une époque où ce moyen de communication sans cesse en évolution était encore en période d'expansion.
Dans une oeuvre se construisant comme un puzzle, comme une toile où les embranchements se font petit à petit, et où il faut parfois attendre plusieurs changements de focus sur les personnages et plusieurs dizaines de pages avant d'avoir un début de réponse à un des nombreux points mystérieux, le piège était de finir par s'embourber, de se perdre en cours de route. Or, l'écriture de Narita évite totalement cela, avec brio. En effet, le romancier garde un style simple, jamais pompeux, qui en plus de rendre parfaitement l'immersion dans Ikebukurô ainsi que les changements d'ambiance, sait parfaitement dégager les éléments essentiels, si bien que le lecteur les boîte tout naturellement les uns aux autres quand de nouveaux éléments de réponse apparaissent. On change donc constamment,de points de vue avec une grande clarté, car l'auteur profite de chacun de ses personnages pour apporter de nouvelles pierres à son édifice, et ne s'éloigne jamais de sa trame directrice finement ciselée. Par ailleurs, en dehors du prologue, l'auteur a la bonne idée d'offrir une narration externe qui permet de se focaliser sur les différents personnages avec la même égalité, tout en poussant plus ou moins fortement ce que l'on découvre d'eux (par exemple, quand on se concentre sur Mikado, on pourra voir plus facilement son ressenti et ses pensées que quand on suit un Izaya qui reste plus mystérieux là-dessus). Mais cela n'empêche pas le romancier de se permettre quelques savoureux écarts de style, par exemple quand il nous invite à suivre les discussions sur salon privé de trois internautes (dont nous serons évidemment amenés à découvrir l'identité). Couplée à la diversité des ambiances, ces quelques variations de style finissent d'empêcher tout sentiment de lassitude à la lecture.
Une fois que l'on a accepté de se plonger, de s'immerger dans le génial délire de Ryohgo Narita, ce premier tome de Durarara!! s'avère donc être un très grand plaisir de lecture, à la fois riche et jouissif, porté par une palette de personnages tous uniques et passionnants, par une vision d'Ikebukurô captivante, et par son enchevêtrement limpide de nombreuses trames.
Qui plus est, Suzuhito Yasuda ponctue l'oeuvre d'illustrations réussies, collant bien au déroulement de l'histoire et offrant notamment de belles utilisations du noir.
Quant à l'édition proposée par Ofelbe, elle est dans les standards de qualité imposés avec DanMachi : un papier et une couverture souple avec rabats rendant la prise en mains facile et agréable, un dépliant couleur en début de tome qui donne d'emblée une idée de l'aspect choral de l'oeuvre, et une excellente traduction de Nicolas Gouraud qui sait faire ressortir fidèlement toutes les qualités du style original de Narita.
Critique 1
En France, nous avons d’abord connu Durarara !! pour son adaptation animée qui comptait 25 épisodes en 2010, avant de reprendre entre 2015 et 2016 pour trois nouvelles saisons qui ont apporté 36 épisodes supplémentaires. Mais à l’origine, la série est un light-novel que nous devons à Ryôgo Narita, l’illustrateur Suzuhito Yasuda étant en charge des illustrations. L’écrivain n’est pas un parfait inconnu des francophones puisque son autre light-novel à succès, Baccano !, jouit d’une petite popularité par son adaptation animée. On l’aura compris, ce sont donc bien les anime qui ont fait connaître les univers de l’auteur, si bien qu’on désespérait de voir les romans d’origine atteindre nos contrées. Mais avec l’émergence des light-novel chez nous grâce aux éditions Ofelbe, il devenait possible d’espérer et l’attente des fans s’est vue récompensée par l’annonce de Durarara !! dans sa version originale au sein de la collection LN – Light Novel de l’éditeur, vouée à recueillir les œuvres atypiques de la littérature jeunesse nippone qu’il serait difficile de suggérer aux habitués des écrits occidentaux.
Pour l’heure, c’est donc bien la première série en treize volumes qu’Ofelbe nous présente tandis que sa suite, Durarara !! SH, ne comprend que quelques tomes pour l’heure, au Japon.
Dans la ville de Tokyo, Ikebukuro fait office de quartier dépaysant où l’impossible devient souvent réel. Les légendes urbaines se multiplient, les gangs de Yakuzas sévissent, des trafics se font dans l’ombre et des individus tous plus déjantés et dangereux les uns que les autres font irruptions aux quatre coins des lieux. Mikado Ryûgamine emménage à Ikebukuro dans l’espoir de vivre une vie pleine d’exaltation. D’abord égaré, il peut heureusement compter sur le soutien de son ami d’enfance Masaomi Kida pour jouer le rôle du guide touristique. Rapidement, le nouveau Tokyoïte va apprendre quelles merveilles et menaces caractérisent le quartier, notamment lorsqu’une motarde sans tête sillonne les environs pour retrouver la partie supérieure de son corps…
Durarara !! est une œuvre atypique, loin des titres de fantasy que les éditions Ofelbe ont pu proposer jusqu’à présent. Récit d’aventure et de mésaventures se déroulant dans un Tokyo urbain, l’œuvre de Ryôgo Narita par de l’envie de l’auteur de créer un récit à l’allure déjantée en se basant sur son amour pour Ikebukuro… tout en ajoutant un bon degré de folie dans tout ce qu’il dépeint ! Durarara !!, dans sa forme, pourrait se résumer par le destin croisé d’une poignée de personnages, tous présentés à tour de rôle en sein de ce premier tome, ayant une incidence sur le déroulement des événements. Comme l’écrivain l’a fait pour Baccano !, la série présente fonctionne selon le principe de la toile d’araignée consistant à réunir différentes intrigues sur un seul point, sachant que toutes semblaient si éloignées au départ. On pourrait facilement penser qu’une telle recette, sur un volume d’un peu moins de 300 pages, pourrait égarer son lecteur, mais il n’en est rien : la fluidité de l’écrivain pour mettre sur papier ses personnages et leurs mésaventures est de mise sans compter que l’auteur ne se perd jamais dans des intrigues facultatives, toutes jouant le jeu de traiter un scénario qui démarre dès le chapitre d’introduction.
Alors, ce premier volume nous présente à lui seul un arc narratif complet autour de la tête égarée de Celty, une première intrigue qui s’appuie sur le quotidien de différents personnages clefs de l’univers. Toutefois, afin de permettre à son lecteur de trouver un point de repère, Ryôgo Narita place le récit sous le point de vue majeur de Mikado Ryûgamine, adolescent un peu paumé comme pourrait l’être celui qui se lance dans la lecture de Durarara !!, un protagoniste qui découvre ainsi les personnages et les folies de cet Ikebukuro fictif en même temps que le lecteur. Le fait de placer un héros ordinaire trouve ainsi une justification et permet au récit de faire briller sa troupe de personnages hors du commun, au cœur d’une intrigue emplie de mystères qui captive ainsi de la première à la dernière page.
Et si la recette de Durarara !! fonctionne si bien, c’est parce que la série prouve, sur ce premier tome, qu’elle possède une aura forte, que ce soit par ses figures principales ou tout simplement sa tonalité résultant d’une manière de dépeindre le quartier de Tokyo de la manière la plus barrée qui soit. Non pas que le récit soit toujours placé sous le signe de l’humour, au contraire, mais les mécaniques de l’univers si extraordinaires sont contées comme des faits tellement banals qu’il est difficile de ne pas entrer dans le délire de l’auteur. Qu’à cela ne tienne, Durarara !! n’est pas seulement une série loufoque, ses discours devenant même sérieux à différents instants. Cela n’exclut pas non plus le développement de personnages, Celty et Mikado en tête dans ce premier opus, tout en sachant que le grand nombre de figures fortes donne à l’œuvre dans son ensemble un potentiel dingue pour se renouveler et s’enrichir à tous les instants. On peut alors voir en ce premier pavé une introduction totalement efficace : le ton est donné, les personnages sont plantés, et le lecteur meurt d’impatience de découvrir les autres richesses de l’univers dans les prochains tomes, devant alors prendre son mal en patience à l’idée de lire la suite. Pour les férus d’animation, la solution alternative des différentes saisons de l’anime est là…
Fort de sa volonté d’écrire du light-novel, qui reste donc un roman ado, Ryôgo Narita dépeint ici un style littéraire simple, mais efficace, sans grande richesse de syntaxe de prime abord. Pourtant, toute la force de l’écrivain est bien d’arriver à rester clair et concis tout en jonglant entre les intrigues et les points de vue, ne s’écartant jamais de la ligne directrice du scénario et mettant en relief l’aspect délirant d’Ikebukuro et de certains personnages, mieux mis en valeur que d’autres sur ce premier arc. C’est donc volontairement que l’auteur reste simple et épuré dans son écriture, une preuve de talent étant donné la formule de son histoire et la dimension de sa série.
De son côté, Ofelbe livre une édition tout à fait exemplaire. Le papier mât pour la couverture donne un certain relief à l’ouvrage, la traduction de Nicolas Gouraud est exemplaire et s’adapte au style de l’écrivain, la fabrication du livre étant elle aussi peaufinée et propose, notamment, quelques pages couleur pour lancer les hostilités de la lecture.
Pour quiconque se lancerait dans Durarara !! après avoir lu les différents light-novel proposés par Ofelbe, la série de Ryôgo Narita fait figure d’OVNI. L’univers se place dans un Japon urbain avec une dose de fiction dans son interprétation, les personnages sont volontairement décalés et le schéma en toile d’araignée pourrait rebuter avant lecture. Mais ce serait sous-estimer l’auteur de la série qui fait preuve d’une maîtrise remarquable pour sa saga littéraire, permettant à ce premier opus d’être aussi déroutant que captivant. Il serait ainsi dommage de bouder l’œuvre pour quelques a priori, sans oublier que du succès de Durarara !! dépendra, peut-être, la sortie d’une autre pépite du format du light-novel qui porte le doux nom de Baccano !...