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Manga Découvrez notre interview de la mangaka John Tarachine (Ocean Rush, La Sorcière de château aux chardons, Goodnight, I love You...)

Vendredi, 11 Octobre 2024 à 18h00 - Source :Rubrique interviews

C’est un euphémisme de dire que John Tarachine est devenue, en quelques années et en trois œuvres, une mangaka emblématique du catalogue des éditions Akata. Découverte en France avec beaucoup de plaisir et d'émotion en 2018-2019 via sa très belle série Goodnight, I Love You…, elle était ensuite revenue avec La Sorcière du château aux chardons, avant de percer avec sa dernière œuvre en date : Ocean Rush, un beau succès mérité. En plus d'être régulièrement en bonne place dans les tops vente nippons (au point qu'en une petite semaine après la publication du premier tome, celui-ci tombait déjà en rupture de stock et devait être réimprimé en urgence), cette série a été remarquée pour différents récompenses en ayant été élue Meilleur manga féminin de l’année 2022 du classement annuel « Kono Manga ga sugoi », en ayant été finaliste du Grand Prix Manga du magazine anan 2022, et en ayant été nommée au prestigieux Prix Culturel Osamu Tezuka 2023.

Alors, pour marquer encore un peu plus leur dixième anniversaire après la venue de Moto Hagio au FIBD d’Angoulême en tout début d’année, et pour souligner de belle manière leur première participation à la Foire du livre de Bruxelles en avril dernier, les éditions Akata nous ont fait le grand plaisir de faire venir l’autrice dans la capitale belge. Ce fut l’occasion pour nous d’aller à la rencontre de cette artiste très ouverte sur le monde et ayant beaucoup de choses à dire, à l’occasion d’une longue et passionnante interview que nous vous proposons de découvrir aujourd’hui, à l’occasion de la récente sortie française du tome 6 d’Ocean Rush !



Dans Goodnight, I Love You… on suit Ozora, un étudiant japonais qui, pour répondre aux dernières volontés de sa mère décédée, s’envole pour l’Angleterre avec une lourde tâche : annoncer à ses anciens amis londoniens la mort de cette dernière. À l’occasion de ce voyage forcé en Europe, il découvrira beaucoup de choses, à commencer par le secret de son frère, parti vivre en France il y a quelques années. Réalisant alors qu’il ignorait tout du passé de sa propre famille, Ozora débute une quête identitaire, de pays en pays, de rencontre en rencontre. Ce road trip bienveillant aborde des thématiques fortes comme le deuil, la réconciliation familiale, et les voyages nous ouvrant aux autres pour ensuite mieux se retrouver soi-même.

Dans La Sorcière du château aux chardons, Marie Blackwood, surnommée “la sorcière noire d’Albion“, vit à Édimbourg où elle tient une petite boutique de magie. Héritière d’une puissante famille orthodoxe, elle est aussi et surtout une femme solitaire. Mais quand l’église lui impose de devenir la tutrice du « sang de la juste indignation », adolescent aux origines obscures, un nouveau quotidien s’ouvre à elle… Sera-t-elle capable de lui enseigner la magie, et surtout, de contenir toute sa puissance ? On suit alors le quotidien de deux exclus de la société qui vont devoir cohabiter et apprendre à se faire confiance, dans un univers teinté de magie et de nostalgie.

Enfin, Ocean Rush nous immisce auprès d’Umiko, une veuve de 65 ans dont le mari est décédé depuis deux ans. Depuis, la vieille dame prend le quotidien comme il vient, sans trop se poser de question. Mais un jour, ses pas la portent dans une salle de cinéma. Elle y rencontre Kai, qui fréquente la faculté d’arts, en section cinéma. De fil en aiguille et au fur et à mesure de leurs discussions, Umiko réalise une chose : ce qu’elle désire en réalité, c’est devenir réalisatrice de films, Mais à son âge avancé, est-ce bien raisonnable d’envisager une nouvelle carrière ? Dans ce chef d’oeuvre, John Tarachine raconte une histoire d’amitié intergénérationnelle, offre un hommage au septième art, et émeut grâce à l’humanité de ses personnages.


© John Tarachine / KADOKAWA CORPORATION


John Tarachine, bonjour et merci d’avoir accepté cette interview. A l'origine, qu'est-ce qui vous a attirée vers le monde du manga, et quel parcours avez-vous suivi pour devenir mangaka ?

John Tarachine : Quand j’étais en deuxième année de lycée je m’amusais à dessiner, notamment des clips musicaux que j’adaptais sous forme de manga, mais c’était uniquement pour mon plaisir. Ensuite je me suis éloignée de ça, j’ai arrêté de dessiner pendant quelques années.

Puis vers ma vingtaine je me suis rendue compte que j’avais envie de raconter des histoires, et que le manga était une forme avec laquelle j’étais assez à l’aise pour ça.


Du coup, vous êtes autodidacte ?

Oui, je pense que je le suis plus ou moins. En tout cas, je n’ai pas fait d’études de manga. Mais je pense que c’est le cas de beaucoup d’auteurs de la génération actuelle.


Parmi vos mangakas préférés, en conférence la veille vous citiez Moyoco Anno, Ebine Yamaji et Rumiko Takahashi. Que des femmes, d'ailleurs. Qu'est-ce qui vous attire dans leur travail respectif ? En particulier dans le cas d'Ebine Yamaji, qui est peut-être un peu plus méconnue en France et que personnellement j'adore au plus haut point…

Rumiko Takahashi est une autrice que j’aimais beaucoup quand j’étais à l’école primaire, mais même si elle m’a beaucoup marquée je me suis éloignée de son travail en grandissant.

En revanche, Ebine Yamaji est une mangaka que j’ai découverte quand j’avais 14 ans, avec son one-shot Love my Life (autrefois publié en France chez feu les éditions Asuka, ndlr) qui a été un peu ma porte d’entrée dans la culture homosexuelle. C’est une histoire d’amour entre femmes qui m’a beaucoup intéressée, grâce à la manière qu’a cette autrice de décrire avec beaucoup d’attention la façon dont on peut faire son coming out quand on est homosexuel, quelles sont les pensées qui peuvent nous traverser, et à quels problèmes on peut être confronté. J’avais vraiment l’impression de voir des êtres humains vivants et crédibles. C’est également la première fois, en lisant un manga, que j’ai eu l’impression qu’on montrait une variété de points de vue, et pas uniquement celui d’un seul personnage ou de l’auteur. Ce qui m’a aussi marquée, c’est sa manière d’établir des pauses dans sa narration, d’écrire les monologues, de choisir les mots. C’est quelqu’un dont j’apprécie toujours beaucoup le travail aujourd’hui, et dont je continue de relire régulièrement les œuvres avec beaucoup de plaisir.


© John Tarachine / KADOKAWA CORPORATION


En France on vous a d'abord découverte avec votre première série longue : Goodnight, I Love You..., une série qui, dès 2015, a été prépubliée dans le magazine Comic IT, une revue lancée justement cette année-là avec la volonté de s'affranchir des habituelles catégorisations shôjo/seinen/shônen, tout en s'orientant pour des femmes adultes voulant lire des choses différentes. Ma question sera double : comment est né ce projet de manga, et qu'est-ce qui vous a attirée vers cette revue en particulier ?

C’est la rédaction de ce magazine qui m’a contactée en prévision de son lancement.

L’éditeur qui s’occupait de moi à l’époque m’a interrogée sur ce que j’aimais faire, sur ma vie, sur mes expériences. C’est là que je lui ai parlé de mon attrait pour les voyages, que ça l’a intéressé, et que j’ai eu l’idée de raconter l’histoire d’un jeune japonais qui découvre ce que c’est de voyager à l’étranger. Puis pour apporter plus de dynamisme et de profondeur à l’histoire, j’ai eu l’envie de le faire grandir et évoluer au fil de la série, alors je lui ai inventé des problèmes et des questionnements. En même temps, je voulais que son voyage soit rempli de découvertes, mais sans donner l’impression que voyager est une solution-miracle pour se découvrir, car ça fait partie de quelque chose de plus vaste.

Le lancement de la série s’est très bien passé, j’étais régulièrement en contact avec l’éditeur, les storyboards convenaient très souvent.


Justement, dans cette première série qui se déroule dans plusieurs pays d'Europe, on ressent tout de suite votre goût pour les voyages. En quoi voyager vous passionne et vous semble essentiel ?

Je ne sais plus où j’ai entendu dire que pour les gens qui travaillaient dans des domaines artistiques et créatifs, c’étaient surtout les 25 premières années de la vie qui nourrissaient leur inspiration et qui posaient les bases de ce qu’allait être leur travail. Moi, au début de la vingtaine, je suis souvent allée en voyage à l’étranger, mais quand j’ai dépassé l’âge fatidique des 25 ans je me suis rendue compte que cette croyance n’est pas du tout fondée. Le voyage continue vraiment à m’enrichir.

Ce qui m’intéressait, notamment, c’était de revenir au Japon après ces voyages, en posant un regard neuf sur mon pays. Egalement, j’ai l’impression que lorsque je me lançais dans un voyage et que je me fixais des objectifs sans forcément savoir si j’arriverais à les atteindre, il y avait une sorte de sentiment d’accomplissement. Et ça a aussi renforcé mon impression d’avoir un lieu vers lequel toujours rentrer, que ce soit ma maison ou mon pays de manière plus vaste. Le fait de partir nous fait prendre conscience de la valeur de ce que l’on considère comme notre chez-nous.


© by John TARACHINE / Coamix


D'ailleurs, entre cette série qui voit Ozora traverser plusieurs pays d'Europe, et La Sorcière du Château aux Chardons qui se déroule entre l'Ecosse, l'Angleterre et la France, vous semblez avoir un rapport particulier avec notre continent…

Ca vient aussi du fait que ma sœur aînée a habité en Allemagne et aux Pays-Bas, et que je suis allée la voir plusieurs fois. Je profitais de ces occasions pour voyager aux alentours et pour découvrir un peu l’Europe.


Parlons désormais de La Sorcière du Château aux Chardons, série de fantasy avec des sorcières qui, si on en croit votre postface, est née sur une idée de votre responsable éditorial. Du coup, quelle est la genèse exacte de ce projet, et aviez-vous dessus des contraintes particulières ?

A l’origine, la revue pour laquelle j’ai écrit cette série était plutôt conçue comme un magazine seinen. J’ai passé un an et demi à travailler sur ce projet avant le début de la publication. La demande principale de mon responsable éditorial était de raconter l’histoire d’une femme forte. Au début je lui ai proposé une histoire autour des quartiers de plaisirs à l’époque Edo, j’ai passé des mois à concevoir des storyboards dans cette optique, et il a tout rejeté en bloc. J’étais assez perturbée, car j’avais consacré énormément d’efforts et de temps pour l’élaboration de ce projet.

Alors ensuite, on a un peu changé notre fusil d’épaule, on a réfléchi à un projet qui pourrait lui plaire et aussi plaire au rédacteur en chef. Dans le même temps, le magazine a un peu changé d’orientation en se destinant plutôt à un public féminin. On a donc essayé de trouver une manière d’accrocher ce lectorat en gardant le motif de la femme forte.

Mon éditeur a proposé que ce soit un récit de fantasy, mais personnellement je ne suis pas fan d’histoires de fantasy trop composites et piochant leurs influences un peu partout sans réelle cohérence. J’ai alors affirmé que je voulais dessiner quelque chose qui soit ancré dans la réalité, et c’est pour ça que j’ai choisi de situer l’histoire à Edimbourg.


© by John TARACHINE / Coamix


La série met en scène deux personnages principaux assez isolés : Marie est évitée par nombre de gens à cause des rumeurs sur elle et de son statut de sorcière, Théo est traité comme un paria simplement à cause de son don qu'il n'a pas choisi... Pourquoi ce choix ? Qu'est-ce qui vous intéresse dans ce type de personnages sur qui les gens ont des préjugés et qui se retrouvent alors marginalisés ?

Il me fallait un élément faisant le lien entre ces deux personnages qui sont quand même très différents et isolés.

Marie est un peu ostracisée par sa communauté, et se retrouve du jour au lendemain à recueillir un adolescent avec qui elle n’a aucun lien de parenté. Pour que leur relation fonctionne, il fallait qu’ils partagent une sorte de blessure commune, qu’ils aient tous les deux une expérience de vie un peu douloureuse et à-même de les réunir.


Abordons désormais Ocean Rush. Comment a germé en vous l'idée de cette histoire mêlant amitié intergénérationnelle, deuxième jeunesse d'une veuve soixantenaire et amour du cinéma ?

Pour le personnage d’Umiko, c’est mon éditrice qui a suggéré que je raconte l’histoire d’une femme plus âgée, et c’est ensuite moi qui me suis arrêtée sur l’âge de 65 ans. Puis j’ai imaginé le personnage de Kai comme un contrepoint de celui d’Umiko. Ils sont un peu comme les personnages de ma précédente série : ils ont en commun une sorte de crise personnelle, ont chacun leurs problèmes assez profonds qui les déstabilisent et qui les conduisent à s’entraider. Par ailleurs, ils ont chacun(e) des caractéristiques qui ne sont visibles que par l’autre, des spécificités qu’eux seuls remarquent chez l’autre. Ils sont complémentaires, en quelque sorte.

En ce qui concerne la deuxième jeunesse d’Umiko, je me suis aperçue que dans mon cas et dans celui de pas mal de gens de manière générale, plus on accumule de l’expérience et plus notre vision des choses et du monde à tendance à se figer, si bien qu’il est de plus en plus difficile d’élargir nos horizons. Nos valeurs morales se solidifient comme ça, et l’on reste un peu agrippés à nos convictions, en remettant de moins en moins de choses en cause. Ce qui m’intéressait avec Umiko, c’était de montrer quelqu’un de très ouvert. Je pense que,quand on est très ouvert comme elle, il est possible, même à 65 ans, de vivre une deuxième jeunesse.

Enfin, j’ai moi-même fait des études de cinéma, et ce qui m’intéressait dans le fait que mon personnage principal étudie le cinéma, c’est que pour moi l’acte créateur est toujours quelque chose d’un peu douloureux, car il implique de très souvent se remettre en question pour regarder le monde tel qu’il est. Il faut sortir de sa zone de confort, pour regarder comment les gens agissent et réfléchissent. En tout cas, quand on s’adresse à un public et qu’on essaye de vivre de son travail d’artiste, si on veut susciter des réactions et communiquer des choses au public il faut aussi comprendre ce qui peut toucher ce public.


© by John TARACHINE / Akita Shoten


Que ce soit Ozora dans Goodnight, I Love You... ou Umiko dans Ocean Rush, on a là des personnages qui, même s'ils ont des âges différents, sont confrontés au deuil (sa mère pour Ozora, son mari pour Umiko) et apprennent à surpasser cette douleur, notamment en s'ouvrant aux autres (autres nationalité pour Ozora, et autres tranches d'âge pour Umiko) au-delà des différences culturelles liées à la nationalité ou à l'âge, voire en agissant de façon impulsive alors qu'ils n'auraient jamais fait ça auparavant. En quoi ce sujet-là vous touche-t-il et vous semble-t-il important ?

Tout simplement, c’est ce besoin de s’ouvrir aux autres, cette envie de ne pas être enfermé sur soi-même, qui est à mes yeux la recette du bonheur. C’est comme ça que je pense que l’on peut être heureux dans sa vie. Finalement, ces personnages d’Ozora et d’Umiko sont en partie des doubles de moi-même.


Comme son nom le laisse deviner d’emblée, Ocean Rush est parsemé de belles métaphores autour de l'océan. Comment vous est venue cette idée, et pourquoi le choix de l'océan en particulier ?

Cette image de la mer est celle qui me vient à l’esprit quand je suis face à ma page blanche et que je dois écrire mes storyboards, car c’est un moment un peu intimidant. Il y a l’inspiration à trouver, la réflexion sur le découpage et les autres éléments, la date-limite de rendu à respecter, l’angoisse à l’idée de savoir si l’on va réussir ou non à raconter les choses comme on le veut et à bien véhiculer sa pensée…

Dans ces moments-là, j’ai un peu l’impression d’être larguée en mer sur un petit bateau, sans rames et sans plan. C’est pour ça que j’ai souhaité reprendre cette image, dans un manga qui parle justement de la création artistique.


© by John TARACHINE / Akita Shoten


Parallèlement à vos œuvres « grand public », vous réalisez aussi des mangas boy's love sous le pseudonyme de John Taratsumi. Qu'est-ce qui vous attire dans ce registre ? Et que pouvez-vous faire dans le BL que vous ne pouvez pas proposer dans vos œuvres non-BL ?

J’aimais bien dessiner des mangas boy’s love à titre professionnel, mais aujourd’hui les tendances font que les éditeurs demandent de plus en plus de scènes de sexe, or personnellement ce n’est pas ce que j’aime dessiner dans ce genre. Du coup, en ce moment je n’ai pas trop de commandes de BL.

Mais à la base, j’aime beaucoup lire des boy’s love, parce que j’ai l’impression que ce sont des histoires d’amour pur où l’on peut se sentir dans un espace sécurisé, où il y a moins de rapports de genre entre hommes et femmes, où il y a une espèce de pied d’égalité sur lequel sont les personnages. C’est quelque chose qui m’apaise.

Quant à ce que l’on peut faire uniquement dans le BL, en tout cas en ce qui me concerne, c’est d’abord de dessiner des expressions faciales qui pourraient être un peu gênantes si quelqu’un regardait par-dessus mon épaule. C’est un genre dans lequel la sensualité et la sexualité sont très importantes, donc il y a des scènes qui demandent de créer une certaine atmosphère que je n’ai pas l’occasion de mettre en place dans mes séries non-BL.


Interview menée par Koiwai. Un grand merci à John Tarachine, à Aurélien Estager pour sa qualité d’interprète, et à Bruno Pham des éditions Akata pour la mise en place de cette rencontre !

commentaires

Takoyaki PonPon

De Takoyaki PonPon, le 24 Octobre 2024 à 16h47

Merci merci pour cette très belle interview :) !!

Vander : je n'ai toujours pas eu l'occasion d'acheter Goodbye I love you... j'ai trouvé mon prochain investissement ! 😊

Shei

De Shei [366 Pts], le 14 Octobre 2024 à 10h43

Superbe interview merci !

Vander

De Vander, le 11 Octobre 2024 à 22h31

Questions pertinentes et réponses passionnantes. Étant liégeois je regrette de l'avoir ratée pour sa venue en Belgique ! Lisez Océan Rush et Goodbye I love you ce sont des très belles séries.

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