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Manga Interview de Yu Pei-Yun, scénariste du Fils de Taiwan

Vendredi, 12 Avril 2024 à 18h00 - Source :Rubrique interviews

En février 2023, les éditions Kana enrichissaient leur collection Made In de la série Le Fils de Taiwan, collaboration entre l'autrice Yu Pei-Yun et le dessinateur Zhou Jian-Xin, pour retranscrire une part de l'histoire contemporaine de Taiwan à travers la vie de Kunlin Tsai, un homme qui a vécu l'occupation japonaise de l'île et les tragiques événements de la Terreur blanche, remettant sans cesse en question l'indépendance du pays. Parmi les particularités de l’œuvre, outre ses attraits documentaires, c'est son orientation artistique, puisque chacun des quatre volumes se consacre à une partie de la vie de l'homme, et que Zhou Jian-Xin opère un changement de style artistique pour chacun des opus.


Le quatrième et dernier ouvrage fut publié dans nos librairies au mois de janvier de cette année. A cette occasion, les éditions Kana ont fait venir Yu Pei-Yun, l'autrice, sur notre sol, pour assurer plusieurs séances de dédicace ainsi qu'une rencontre. De notre côté, nous avons eu l'immense honneur de pouvoir nous entretenir à distance avec l'artiste. Aujourd'hui, nous vous proposons le compte rendu de notre interview.




Vous venez du monde des langues, de la littérature et de la culture. Qu'est-ce qui vous a poussé vers la carrière de scénariste en parallèle à votre métier de professeure ?


Yu Pei-Yun : Dans le cadre de mes programmes de maîtrise et de doctorat, j'enseigne les livres d'images, les bandes dessinées et l'animation, et j'ai étudié la construction de l'intrigue dans les bandes dessinées. Lorsque j'ai rencontré M. Kunlin Tsai, j'ai décidé d'enregistrer son histoire, et j'ai pensé que la bande dessinée était le support le plus approprié, j'ai donc essayé de mener une interview et d'écrire une pièce.




Le Fils de Taiwan parle de la vie de M. Kunlin Tsai que vous avez rencontré en 2016. Qu'est-ce qui vous a le plus chamboulée dans le portrait de cet homme ?


Yu Pei-Yun : Il était humble, gentil et attentionné, sans les airs d'un entrepreneur à la retraite. En même temps, à l'âge de 86 ans, j'ai été touché par son esprit qui consistait à voyager dans le monde entier pour donner des conférences sur l'éducation aux droits de l'homme.





© 2020 Yu Pei-Yun / Zhou Jian-Xin

L'histoire de Taiwan est peu relatée dans nos contrées. Mais les horreurs vécues par le peuple taiwanais et les événements actuels semblent créer un profond engagement chez les auteurs du pays, manhua compris. Est-ce un sentiment que l'on retrouve globalement chez tous les auteurs taiwanais, qu'il s'agisse de manhua, de littérature, de poésie voire de cinéma ?

Yu Pei-Yun : À Taïwan, la bande dessinée est essentiellement un divertissement. Nous devrions donc être considérés comme les premiers à explorer en profondeur la période de la Terreur blanche. Les œuvres littéraires et les films pour adultes, quant à eux, ont déjà abordé des thèmes liés à la période du régime autoritaire.




Dans Le Fils de Taiwan, M. Zhou Jian-Xin a comme parti pris esthétique de changer sa technique à chaque volume, ce qui permet à l’œuvre de toujours se renouveler graphiquement.
 Par quelle facette graphique avez-vous été le plus touchée ?


Yu Pei-Yun : En fait, chaque volume correspond à une époque différente et représente l'état d'esprit de M. Tsai Kunlin à différents moments, et j'aime personnellement beaucoup les quatre tomes. Le premier volume et ses couleurs roses rappellent l’enfance et la naïveté. Le second opus montre la difficulté durant les 10 ans d’emprisonnement avec des couleurs sombres. Le troisième volet dépeint le renouveau avec des couleurs chaudes et solaires. Enfin, le dernier tome utilise beaucoup de collage pour que cela coïncide avec l’époque.

Bien entendu, le style des gravures du deuxième volume, qui est sobre et déprimant avec un sens aigu de la beauté, est également mon préféré.



© 2020 Yu Pei-Yun / Zhou Jian-Xin

Pouvez-vous nous parler de votre rencontre avec M. Zhou Jian-Xin ? Comment votre binôme s'est-il formé ? Et plus globalement, comment se déroulaient vos échanges lors de la conception de la série ?

Yu Pei-Yun : Zhou Jian-Xin était étudiant en doctorat à l'École supérieure de littérature pour enfants. Lorsque Slow Work Press et moi-même avons décidé de commencer à produire cette œuvre, l'éditeur s'est renseigné sur les artistes de bande dessinée appropriés à Taïwan, mais n'a reçu aucune réponse. C'est alors que le rédacteur en chef et moi-même avons eu l'idée de Zhou Jian-Xin, qui était à l'origine un illustrateur, mais dont certaines illustrations pouvaient déjà être considérées comme des prototypes de romans graphiques. J'ai été chargé de l'interviewer, de recueillir des informations et d'écrire le scénario.


Les intrigues sont divisées en chapitres, et chaque fois que je terminais l'un d'eux, Zhou Jian-Xin faisait un croquis, puis le rédacteur en chef, le rédacteur exécutif, Zhou Jian-Xin et moi-même en discutions en ligne. En fonction des résultats de la discussion, Zhou Jian-Xin révisais le croquis, puis faisait une confirmation finale avant de procéder au dessin proprement dit. Comme le rédacteur en chef, moi-même et Zhou Jian-Xin vivons tous dans des endroits différents, nous travaillions en ligne.





© 2020 Yu Pei-Yun / Zhou Jian-Xin

Aborder un contexte politique et la vie d'un individu sous une forme de série semble être un exercice complexe. Quelles difficultés avez-vous rencontrées en adaptant la vie de M. Kunlin Tsai en une histoire de quatre volumes ?

Yu Pei-Yun : Outre les nombreux entretiens, ce sont la collecte, la lecture et la compilation des données ainsi que la production de chronologies qui ont pris beaucoup de temps. La lecture des nombreuses histoires orales et biographies de la période de la Terreur blanche m'a souvent rendue très triste et déprimée. La plus grande difficulté a été de choisir le contenu et les événements. En près de 100 ans de vie, M. Tsai a vécu tant de choses et rencontré tant de personnes, toutes très importantes et merveilleuses, qu'il a dû choisir, et c'est ce qui a été le plus difficile.



© 2020 Yu Pei-Yun / Zhou Jian-Xin

Y a-t-il des moments de la vie de M. Kunlin Tsai que vous avez dû occulter à cause de la restriction des pages ? Ou, à l'inverse, des segments sur lesquels vous vous êtes volontairement attardée malgré les limites du format ?



Yu Pei-Yun : Comme mentionné dans le titre, beaucoup de moments ont dû être supprimés, en particulier parce que le quatrième volume devait traiter de la période de 50 ans allant de 1970 à 2020. Par exemple, lorsque M. Kunlin Tsai s'est rendu au Yuan législatif pour soutenir les étudiants pendant le mouvement des tournesols en 2014, beaucoup d'épisodes passionnants ont dû être enlevés. Dans le volume 4, j'ai ajouté une section spéciale dans laquelle M. Kunlin Tsai et trois autres réfugiés sont allés pleurer Tsai Binghong, un récit qui devrait être considéré comme une mise en valeur délibérée, quel que soit le format. Cet épisode fait le lien entre les volumes 2 et 3, tout en exprimant l'état d'esprit des victimes politiques au fur et à mesure qu'elles vieillissent.



La série Le Fils de Taiwan étant achevée en quatre tomes, quel bilan tirez-vous de la publication ? Aimeriez-vous écrire de nouveau un manhua ? Si oui, quel thème choisiriez-vous


Yu Pei-Yun : Ce fut un voyage fantastique, qui m'a permis de mieux comprendre l'histoire de Taïwan et de mieux cerner un personnage qui mérite d'être un modèle pour moi. Bien que cela ait été très difficile et qu'il y a eu quelques déboires, j'ai beaucoup appris au cours du processus, y compris des compétences en matière d'écriture de scénario. L'œuvre a fait le tour du monde, et pas seulement à Taïwan. Aussi, je suis très heureuse d'avoir réalisé mon souhait initial de transmettre l'histoire de M. Kunlin Tsai à la jeune génération.


J'ai récemment rencontré à Taitung un médecin qui organise des cliniques itinérantes et des soins à domicile. Son équipe se rend en camionnette dans les tribus aborigènes rurales pour fournir des services ambulatoires à la population locale et donner aux personnes âgées la possibilité de recevoir des soins palliatifs à domicile. Leur histoire, et celle de leur confrontation à la mort, m'a touchée. Ce sera mon prochain sujet d'intérêt.



© 2020 Yu Pei-Yun / Zhou Jian-Xin

Dans la préface du premier volume, vous évoquez le style de dessin japonais qui est largement répandu dans le manhua taiwanais. Est-ce quelque chose que vous regrettez ?


Yu Pei-Yun : Cela est lié à l'histoire du développement de la bande dessinée taïwanaise, ainsi qu'au mécanisme du marché. Bien que les lecteurs puissent choisir les livres qu'ils veulent lire, si les créateurs ont le courage de créer leur propre style, je pense que les œuvres pourront être plus diversifiées.


Interview réalisée par Julian B. Remerciements à Yu Pei-Yun pour sa disponibilité et ses réponses, Remerciements tous particulier à Daphné Huang pour la traduction, ainsi qu'à Oscar Deveughele des éditions Kana pour avoir permis l'entretien.

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