Retour sur la masterclass d'Inio Asano à Angoulême - partie 2/2- Actus manga
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Manga Retour sur la masterclass d'Inio Asano à Angoulême - partie 2/2

Samedi, 05 Juin 2021 à 14h00

Après une première partie le weekend dernier (lire la news), voici la deuxième partie de notre retour sur la Masterclass d’Inio Asano à Angoulême. Une deuxième partie qui commença par une série de questions posées à l’artiste par l’animateur de l’événement.


Vous avez désormais plus de 20 ans de carrière à votre actif. Êtes-vous devenu l’auteur de manga que vous rêviez d’être ?

Inio Asano : De base, je n’avais pas d’idée précise sur le type d’auteur que je voulais devenir, ni sur l’objectif que je voulais atteindre, donc quand on me demande ça, concrètement je ne sais pas. Par contre, concernant le niveau de technicité et de détails dans mes planches, je suis très satisfait de ce à quoi je suis parvenu.

Pour tous les mangas que j’ai dessinés jusqu’ici, je suis satisfait et je suis fier de les avoir présentés à mes lecteurs. Mais en vrai, si je dois émettre un regret, je dirais que j’aurais voulu que tous ces mangas se vendent 10 fois plus, pour prendre ma retraite plus tôt (rires).


Vous avez parlé des problématiques économiques précédemment. Quel regard portez-vous sur l’industrie actuelle du manga ? Et quelle est votre opinion sur les fans japonais de mangas aujourd’hui ?

C’est une excellente question parce que, justement, je me faisais la réflexion que, ces 10-15 dernières années, la façon de consommer du manga a beaucoup changer. Ca a tendance à devenir un produit de consommation plus qu’autre chose.

Par exemple, pour le scénario, aujourd’hui au lieu de chercher une interprétation personnelle d’une histoire ou d’une œuvre, les lecteurs ont plus tendance à avoir un avis commun qu’ils vont partager avec ceux qui sont d’accord avec eux. J’ai fortement le sentiment que c’est l’arrivée des réseaux sociaux qui a modifié ce rapport du lectorat aux œuvres.

Mes mangas à moi, ce ne sont pas le type de manga qu’on va partager avec les autres en disant « ouaiiis c’est trop bien », mais plutôt des mangas que l’on va garder dans son coeur, de par les émotions plus personnelles qu’ils font ressentir. Et du coup, je vois de moins en moins, sur les réseaux sociaux, des avis et commentaires sur mes œuvres.

Les personnages aimés de tous, ce sont des personnages dont les qualités peuvent être affirmées ouvertement. Alors que mes personnages, ce sont un peu des lies de la société, alors je comprends tout à fait qu’on n’ait pas envie de dire sur les réseaux sociaux qu’on les adore.

Quand je dis ça on a l’impression que je critique les mangas plus « mainstream », mais ce n’est pas le cas. Ces mangas-là correspondent à la société actuelle, et c’est normal qu’il y ait de changements comme ça. Les demandes des lecteurs changent selon l’époque, c’est normal. Moi je suis un peu de la vieille école, je ne suis pas dans ce mood-là, mais j’ai conscience que ces changements sont là. Et qu’il faut que je m’y adapte.



Et comment vivez-vous cette adaptation ?

Je fais cette adaptation au quotidien en créant des oeuvres de styles différents. D’un côté il y a mes oeuvres personnelles dans lesquelles je déverse mes sentiments, mais ils ne se vendent pas. Alors à côté je fais des séries qui vont me permettre de vivre, car ils vont être un peu plus dans le style qui se vend aujourd’hui. Ca me va comme ça, car je peux à la fois continuer de vivre du manga, et continuer de proposer des récits qui me correspondent plus.


Un des grands motifs de votre œuvre est la fin du monde, ou la fin d’un monde. Y a-t-il une explication pour cette obsession ? Le fait de vivre au Japon est-il une cause ?

En vérité ce n’est pas très conscient, et c’est suite à votre question que je m’en rends compte.

Quand j’étais gosse le Japon était en train de tomber dans la crise économique, et j’ai vu de mes propres yeux cette évolution. Le pays, plein d ‘orgueil par rapport à sa croissance, a soudainement perdu confiance. Avoir vécu ça en temps réel a sûrement construit ma façon de penser.

Par exemple, dans les années 1990, quand j’avais 15 ans, la série Evangelion a commencé. Or, comment voulez-vous qu’on évolue de façon saine en voyant cet anime ? (rires)



Et la catastrophe de Fukushima, plus récente, a-t-elle eu un impact sur votre œuvre ?

Oui. Par exemple, le titre de Dead Dead Demon’s DeDeDeDe Destruction est totalement influencé par cet événement. De quelle façon ? En fait, au moment de la catastrophe, sur le net j’ai vu des Japonais élever la voix pour dire les choses telles qu’elles le pensaient, et pour la première fois j’ai pu voir ce que les japonais pensaient vraiment. J’ai alors vu une façon de se comporter sur les réseaux sociaux qui est devenue différente de leur part. Alors qu’avant j’étais simple observateur de tout ceci, j’ai trouvé ce changement très intéressant, et j’ai eu envie de faire un manga qui parlerait de ce changement qui était en train de s’opérer.

Au lieu de faire un manga traitant des problèmes soulevés par cette catastrophe et d’aborder les cas les plus pessimistes, j’ai vu des personnes qui arrivaient à rester optimistes et drôles, et quand j’ai vu ça je me suis dit que c’était vraiment beau, et j’ai voulu en montrer dans mon manga.


Concernant l’équilibre entre œuvres personnelles et commerciales, qu’est-ce qui vous a donné envie de vous épancher là-dessus dans votre one-shot Errance, où vous vous racontez de manière frontale, ce qui est surprenant ?

Errance a été réalisé pendant la publication de DDDD, comme une sorte de pause. DDDD est une série dans laquelle je n’introduis absolument pas d’émotions personnelles. C’est une série qui observe la société de façon objective. Mais au bout d’un moment, j’avais une accumulation de ressentis, de vécus plus personnels, et à un moment il a fallu que j’extériorise tout ça. C’est comme ça que j’ai dessiné Errance. J’ai dessiné sans aucune hésitation mes hontes, mes pensées, les choses que j’ai pu vivre et faire pendant cette période-là. Ca m’a permis de tourner la page sur tout ça, de digérer certains événements très difficiles de ma vie privée,  même si ça a aussi détruit pas mal mes relations sociales.



Concernant les réseaux sociaux, est-ce que quand Errance a été publié au Japon vous avez regardé des avis de vos lecteurs et fans ?

Concernant Errance, j’ai pu constater que, de base, il n’y a que les gens qui aiment mon œuvre qui l’on lu, donc je n’ai vu que des réactions positives. J’ai l’impression que c’est l’oeuvre la plus appréciée de toute ma carrière. Mais ce qui est drôle, c’est que des lecteurs qui appréciaient des séries comme Solanin et Bonne nuit Punpun n’ont montré aucune réaction. Et des gens qui n’aimaient pas mon travail et qui le critiquaient ont donné des retours super positifs sur Errance. En guise d’exemple, je peux citer Shôhei Manabe, l’auteur d’Ushijima, qui d’habitude ne fait aucun commentaire ni aucune félicitation sur mes œuvres, et qui pour Errance a fait une critique dithyrambique. C’était très surprenant.


Parlons maintenant de la série qui est sûrement la plus crue de votre carrière : La fille de la plage, qui aborde le sexe de façon frontale mais aussi très triste. Quels étaient vos objectifs et vos envies avec ce titre, et quel regard portez-vous dessus aujourd’hui ?

Dans mes œuvres jusque-là, les scènes sexuelles apparaissaient comme un élément de la vie quotidienne, et rien de plus. Et pour moi d’ailleurs, ça fait partie du quotidien, ça n’a rien de particulier. Mais je me disais qu’un jour j’aimerais faire un manga mettant ce sujet en son centre. J’ai alors réalisé ce manga.

Les deux personnages principaux sont des adolescents qui vivent en campagne, qui sont encore des enfants en processus de développement, et qui sont un peu perdus. Je me suis demandé ce qui arriverait si le seul moyen d’exprimer ses émotions, c’était par les relations sexuelles. C’est en partant de ce concept que j’ai imaginé l’histoire, pour essayer de développer ma propre analyse sur comment réagiraient des adolescents dans ce contexte-là, et sur comment ils réagiraient face à ce qu’ils pensent être une histoire d’amour.



A l’époque de Bonne nuit Punpun, dans une interview, vous aviez déclaré être très pressé de passer à la série suivante. Sauf qu’après, vous avez déclaré être moins dans l’urgence et un peu plus paresseux. Est-ce que vous pouvez expliquer ça ?

Oui, pour l’instant je suis devenu quelqu’un de très paresseux (rires).

Jusqu’à Punpun, plus ou moins, ma vie était presque à 100 % occupée par les mangas, et à cause de ça certaines amitiés ont été perdues. Moi je pensais que c’était normal qu’un mangaka soit solitaire, et que cette solitude était source de créativité. Puis je me suis rendu compte que ce n’était possible que si en face des lecteurs lisaient mes créations. Or, à un moment je suis arrivé dans une situation où, en face de moi, je n’avais plus assez de lecteurs pour vivre à 100 % pour le manga. Il fallait que je me tourne vers d’autres choses, pour pouvoir continuer à créer et à exister.

Comme vous le savez peut-être, j’ai été marié une première fois. Cette femme-là ne m’empêchait pas de travailler à 100 % dans le manga. Ensuite j’ai divorcé, récemment je me suis remarié, et cette fois ma femme est quelqu’un qui demande énormément d’attention, et je dois tout le temps être là pour elle. C’est la première fois que ça m’arrive, d’avoir quelqu’un qui cherche et demande mon attention, que je sois là pour elle. Et du coup, j’ai découvert que c’est quelque chose qui me donne du bonheur. C’est la première fois que je me sens nécessaire pour quelqu’un. (ndlr, pour l’anecdote, la nouvelle épouse d’Inio Asano n’est autre que la mangaka Akane Torikai).

Pour être tout à fait honnête, actuellement je suis dans une situation où je me dis « purée, c’est pas du tout le moment de dessiner des mangas en fait » (rires).


Comment vous est venue l’idée du manga dans le manga, pour DDDD ? Et que souhaitiez-vous dire avec cette mise en abyme via le personnage d’Isobeyan ?

La raison de la présence de ce personnage est dévoilée vers le tome 8 ou 9. C’est enfin à ce moment-là qu’on découvre pourquoi il est là. Pour les connaisseur,s il est évident que ce personnage est une parodie d’un autre personnage extrêmement populaire au Japon, et que tous les Japonais connaissent. Moi je me suis demandé ce qui se passerait si ce personnage existait dans la vraie vie, et c’est ça que j’ai voulu représenter Isobeyan.



Vous évoquiez tout à l’heure l’auteur Shôhei Manabe. Quelle relation avez-vous avec toute cette scène manga ? Un mook est justement sorti au Japon en 2019 sur vous, et on y trouvait des illustrations de Shôhei Manabe, Hideo Yamamoto, Kengo Hanazawa, Keigo Shinzo, Taiyô Matsumoto, etc... Y a-t-il là une sorte de groupe, de famille artistique de mangakas ?

Moi je suis considéré comme un auteur de seinen, je suis publié dans un magazine catégorisé seinen. Dans ce segment-là j’ai quelques connaissances et amis. Mais comme je suis quelqu’un qui ne sort pas souvent, je ne les vois pas beaucoup.

Shôhei Manabe, Hideo Yamamoto, Taiyô Matsumoto sont trois auteurs en particulier que je respecte beaucoup. Avoir pu recevoir une illustration de leur part, ça a été un immense honneur pour moi.

Dans le cas de Keigo Shinzo, c’est un auteur plus jeune que moi, mais c’est un des rares auteurs de la jeune génération qui est dans notre lignée. Je le trouve très intéressant. Là aussi, j’ai été très heureux de recevoir une illustration de sa part.

Concernant Kengo Hanazawa, c’est un auteur qui n’a pas tout à fait mon âge, mais qui a débuté plus ou moins en même temps que moi, alors je me sens assez proche de lui. C’est quelqu’un de très talentueux en tant que mangaka, mais comme il a un sérieux problème de personnalité je n’admettrai nulle part ailleurs que je reconnais son talent (rires). Je suppute qu’il a réalisé une illustration pour moi à contrecoeur, et je pense qu’il n’a dessiné que le personnage et a refilé les décors à ses assistants qu’il a dû taper, ce que je trouve inadmissible (rires).


Tandis qu’une salve d’applaudissements se fit entendre, l’heure fut venue de laisser la place aux questions-réponses du public.


Avez-vous déjà imaginé la possibilité d’adaptations animées de vos œuvres ?

De base je ne pense pas trop à ça. Evidemment, quand ça se fait c’est très chouette, mais j’ai l’impression que quand c’est adapté en audiovisuel c’est cette adaptation qui devient le support fini, tandis que le manga est relégué au rang de simple support de base. Ce n’est pas à ça que je veux que mes œuvres aboutissent. Moi je me dis que je veux créer des mangas tellement parfaits qu’ils n’ont pas besoin d’adaptations audiovisuelles.



Récemment vous faites beaucoup de 3D et vous intéressez au numérique. Avez-vous potentiellement eu des idées de jeux vidéos, ou d’animations créées par vous-même ?

Evidemment j’ai de l’intérêt pour le jeu vidéo et l’animation, mais je sais que si je me mets à ça je vais m’endetter indéfiniment (rires). D’ailleurs, par le passé il y a eu des auteurs qui se sont mis à ça, et qui se sont retrouvés à crouler sous les dettes.


Vous avez dit que vos créations de scénarios viennent de moments d’inspiration. Est-ce que lors de ces moments d’inspiration, vous faites les scénarios d’une traite puis vous dessinez, ou alors au fur et à mesure que vous dessinez votre œuvre vous continuez vos scénarios ?

Les scénarios que je crée sont effectivement souvent des reflets éphémères d’un moment, alors je prends des notes de ce que j’ai pensé. Mais je n’utilise pas tout de suite ces notes et je les relis bien après. Si bien que parfois, je ne comprends plus rien aux notes que j’avais notées (rires). J’essaie alors de me remettre dans l’état d’esprit de l’époque à laquelle j’avais écrit ces notes, pour voir si j’arrive à créer une histoire à partir de ça.

Quand on écrit un scénario, ce qui est important, c’est de ne pas trop donner d’importance aux émotions fugaces d’un moment, pour ne pas s’égarer et toujours réussir à se comprendre.


Comment faites-vous pour donner des émotions si crues et si vraies dans vos œuvres ?

Ca m’arrive souvent qu’on me dise que les lecteurs étaient déprimés ou se retrouvaient dans une crise existentielle après avoir lu mes mangas, mais je ne le fais pas intentionnellement. Mais j’introduis dans mes mangas mes émotions, mes pensées, mes états d’esprit du moment. Si mes lecteurs sont déprimés, c’est alors sûrement parce que leur mental n’était pas assez fort (rires).



Je trouve vos mangas à la fois typiquement japonais dans l’ensemble, et universels dans les émotions des personnages. Quel est votre rapport par rapport à d’autres pays que le Japon ? Imaginez-vous un jour créer un manga qui se passerait dans un autre pays que le Japon, réel ou fictif ?

Quand j’étais jeune, forcément je n’avais pas du tout le regard tourné vers l’étranger, je pensais essentiellement au Japon. Mais avec l’évolution et l’expansion de ces fameux réseaux sociaux que je déteste tant, on a pu voir que même s’il y a des sensibilités différentes selon les pays, il y a quand même des émotions communes aux personnes du monde entier, des ressentis qui peuvent se retrouver.

Et on peut constater aussi qu’il peut exister une personnalité du net bien différente de celle de la vie réelle, et moi j’ai le sentiment que ces personnalités du net sont très similaires d’un pays à l’autre.

J’en suis arrivé à la conclusion que selon le pays où on est né et le contexte dans lequel on a grandi, ça va changer notre personnalité, mais que le fondement de l’homme est le même partout.

Aujourd’hui, quand je crée un manga, je ne pense plus forcément que je parle du Japon et aux Japonais. Donc, ce n’est pas impossible qu’un jour je dessine un manga qui se passe ailleurs. Mais pour ça, j’ai personnellement besoin de passer beaucoup de temps dans cet autre endroit, pour le connaître par coeur. Alors si je devais dessiner un manga sur la France, j’espère que vous m’inviterez gentiment.


C’est sur cette ultime réponse que la rencontre s’acheva, évidemment sous un nouveau tonnerre d’applaudissements.


Compte-rendu effectué par Koiwai.
 

commentaires

peachgirll

De peachgirll [7826 Pts], le 29 Juin 2021 à 22h01

Super interview, merci !

wARRiba

De wARRiba, le 10 Juin 2021 à 20h34

Merci pour ce compte-rendu de qualité ^^

LucidatorMeister

De LucidatorMeister, le 06 Juin 2021 à 11h17

Top d'avoir pris le temps de retranscrire tout ce qui a été dit en texte !

Bravo à l'équipe !

nolhane

De nolhane [6594 Pts], le 06 Juin 2021 à 03h09

Merci pour ce passionnant retour qui est très intéressant à lire!

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