Rencontre avec Fabien Dalmasso et Jeronimo Cejudo autour de Lil'Berry- Actus manga
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Manga Rencontre avec Fabien Dalmasso et Jeronimo Cejudo autour de Lil'Berry

Samedi, 14 Mars 2020 à 18h00 - Source :Rubrique Interviews

Cette semaine s’est achevé aux éditions Delcourt/Tonkam, après trois volumes, Lil’Berry, petit shônen d’aventure made in France, scénarisé par l’expérimenté auteur de BD Fabien Dalmasso, et nous ayant permis de découvrir les talents de dessinateur du prometteur Jeronimo Cejudo. Pour marquer la conclusion de l’oeuvre, on vous propose aujourd’hui de découvrir l’assez longue interview que les deux artistes nous ont accordée il y a quelques mois, à l’occasion de Japan Expo !


Pouvez-vous nous expliquer en quelques mots ce qui vous amené vers le milieu artistique de la bande dessinée et du manga ?

Fabien Dalmasso : C'est la faute à Dorothée (rires). En vrai, d'aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours baigné dans la BD, dès mon plus jeune âge, et j'ai toujours aimé dessiner et écrire des histoires depuis que je suis gamin. Et puis en prime, quand on a grandi dans les années 80-90, on a forcément passé du temps avec les émissions de Dorothée, qui ont été les premières grandes heures de l'animation japonaise et du manga en France. BD et japanime : j'ai donc grandi avec le mélange de ces deux cultures. Pendant longtemps, j'ai cru que je ne pourrais pas en faire mon métier, jusqu'au jour où e suis arrivé sur Paris pour faire un peu d'école d'Art. Là, j'ai découvert plusieurs conventions vers les années 1999-2000, et j'ai vu qu'on pouvait éditer qu'on pouvait faire du dessin et à peu près en vivre. J'ai commencé à m'y intéresser plus fortement tout en continuant mes études en parallèle, et ce n'est qu'à l'âge de 27 ans que je me suis lancé.

Jeronimo Cejudo : Bonjour à tous, je suis Jero, dessinateur sur Lil'Berry. Mon intérêt pour le manga a commencé avec Dragon Ball, comme beaucoup. A l'époque, on m'avait offert le tome 35 de Dragon Ball. Oui, le 35 (rires). Et j'avais adoré. J'avais alors 8 ans, et comme tout bon gosse un peu égocentrique je me suis dit « je veux faire pareil ! ». J'ai adoré les dessins d'Akira Toriyama, je les ai tous recopiés, mais à cette époque je n'avais pas l'idée d'en faire un métier quand je serais grand, parce qu'à cet âge-là je ne savais pas du tout qu'on pouvait devenir dessinateur. C'est de fil en aiguille que j'ai découvert ça et que je me suis dit « pourquoi pas ». A la base, la BD (manga compris) n'est pas le média qui me parle le plus, je suis plutôt branché illustrations, dessin pur. Mais j'aime aussi raconter des histoires, donc je me suis dit « pourquoi pas » quand je me suis lancé dans l'aventure Lil'Berry.

   

Jeronimo, comment as-tu appris à dessiner au-delà du fait de recopier les dessins de Toriyama quand tu étais petit ? Est-ce que tu as suivi un parcours spécial ?

JC : Je n'ai fait aucune formation, je suis totalement autodidacte. J'ai pris option arts plastiques au lycée, je ne sais pas si c'est très utile comme option, mais c'était cool, on y apprend beaucoup de choses. Mais après, toutes les études que j'ai faites n'avaient pas de rapport avec la BD ou avec la manière de narrer une histoire, de découper les cases, etc. J'ai vraiment appris tout seul, et petit à petit, avec un réseau d'amis on s'est entraidés, on s'est donné des petits conseils pour essayer de se mettre à niveau.


Du coup, avant d'arriver dans la BD avec Lil'Berry, dans quel domaine étaient tes études ?

JC : J'ai fait une mise à niveau en arts appliqués, où j'ai appris 2-3 choses en plus qui m'ont donné quelques billes pour la BD. Et après, j'ai fait un BTS design produit, donc totalement hors-sujet, hors de l'imaginaire...

FD : Toi aussi Jero, tu as entendu des proches te dire « fais plutôt une formation où il y a un peu de dessin mais au bout de laquelle tu auras un « vrai métier » » ? Mes parents ont essayé sur moi, ça n'a pas marché.

JC : C'est ça. En fait, le prof de design qu'on 'avait auparavant avec certains amis nous a un peu alpagués dans sa branche, car on était devenus plutôt potes avec lui. Je suis tombé dans le piège (rire). Après, j'ai fait plein de petits boulots, jusqu'à avoir l'opportunité de signer Lil'berry.


Justement, comment est né le projet Lil'Berry, et comment sa publication chez Delcourt/Tonkam a-t-elle été initiée ?

JC : Fabien m'a contacté après être tombé par hasard sur un de mes dessins sur un réseau social quelconque. Et en fait, le projet m'a parlé. Je n'ai aucune idée de pourquoi, mais il m'a plu. Beaucoup m'ont envoyé ce genre de messages en me proposant de dessiner leur scénario. Généralement, soit je ne réponds pas, soit je réponds que je suis déjà sur un projet. Mais là, j'ai vu l'opportunité. Et je pense que le fait de voir que Fabien était déjà dans le milieu m'a beaucoup rassuré.


Il n'y a donc pas des éléments précis, dans le scénario, qui t'ont fait dire « banco » ?

JC : Dans le scénario, pas vraiment. Je pense que c'est le personnage de Baie qui m'a vraiment plu. Depuis tout jeune je ne dessinais que des personnages masculins, c'est ce qui me parle le plus. D'ailleurs, pour un autre projet, mon personnage est un mec. Et là, dessiner une fille, c'était cool, c'était un challenge.

  

Elle a d'ailleurs un côté très Dragon Ball...

JC : Ah ça ! (rires) Même si je vous avoue que le côté Dragon Ball ne vient pas de moi. Dragon Ball ce n'est plus mon truc.

FD : Le côté Dragon Ball, c'est moi ! Surtout dans le démarrage de la série, de par le côté naïf de Baie, sa méconnaissance du monde et sa force. Par la suite, dans la manière dont j'ai conçu le scénario, c'est devenu plus indépendant. Mais c'est vrai que Baie au départ est innocente, spontanée...

JC : Elle découvre le monde en même temps que le lecteur, en fait.

FD : Je voulais un personnage sans filtres qui pouvait faire un peu n'importe quoi sans se poser de questions.


Fabien, si je ne dis pas de bêtises Lil'berry est ton premier manga ?

FD : Oui. Il y a peut-être des légendes qui courent, disant que j'aurais peut-être scénarisé des parodies de manga, mais c'était il y a très longtemps ! (rires) En création réelle, Lil'Berry est mon premier manga.


Du coup, est-ce que ça change quelque chose pour toi dans ta manière de concevoir ton scénario ou autre ?

FD : Pas vraiment... et en même temps si, car la pagination n'est pas la même que dans une BD, et la construction du récit en terme de rythme est complètement différente. Personnellement, côté dessins, je n'arrive plus à dessiner ce genre de choses. Par contre, au niveau du scénario, je pense (en tout cas j'espère) arriver à peu près bien à avoir la rythmique propre au format manga, dans ce qu'il faut mettre dans les pages, dans la manière de découper l'action, ce genre de choses, même si après Jero fait aussi un gros boulot sur le storyboard. Je n'ai pas le sentiment qu'il ce soit senti trop étouffé par la manière dont je gérais les choses et le rythme. Bref, je dirais que la différence, elle est dans la continuité narrative. La narration n'est pas la même sur 150 pages de manga que sur 46 pages d'une BD franco-belge. Et puis souvent, je travaille les BD de façon épisodique : il y a un fil de fond sur toute une série, mais chaque volume de BD a son histoire plus autonome. Dans le manga, il  y a aussi le besoin d'aboutir à une conclusion mais le chemin pour y arriver est pour moi moins carré, moins compartimenté. Je me projette beaucoup plus loin dans l'histoire.

  

Lil’Berry est voué à connaître un premier cycle en 3 tomes. C’est probablement un choix qui a été fait pour pouvoir s’arrêter ou non selon le succès de la série, comme ça se fait souvent sur ce genre de projet ?

FD : Voilà, c’est exactement ça.


Du coup, quand on sait comme ça qu’une suite n’est pas forcément sûre, quels sont les principaux enjeux vis-à-vis de l’histoire ?

FD : Voilà qui est pointu ! Il faut raconter suffisamment de choses pour donner envie de lire une suite, mais en même temps suffisamment se concentrer sur l’arc en cours pour que les trames principales de celui-ci soient conclues, pour permettre au lecteur de se dire, une fois arrivé à la fin : « bon, ok, une suite aurait été bien, mais ce n’est pas non plus hyper frustrant car ça ne se finit pas sur un cliffhanger et basta ». Il faut trouver une micro-histoire sur 3 tomes, qui a une pseudo-fin sur sa partie principale. D’ailleurs, c’est déjà un peu ce qu’on a fait sur le tome 1 : celui-ci a sa propre autonomie, sa propre petite histoire de fond avec Potato en premier méchant. Ce premier volume forme un mini-arc en lui-même, on y donne les bases de l’histoire, une première aventure qui fait fonctionner Baie avec un ennemi, un climax de baston, une petite conclusion… puis on va vers la suite de l’aventure. L’arc complet en 3 tomes se base un peu sur ce même schéma.


Question plus classique : comment ont germé en vous le scénario de la série, ses personnages, son univers global ?

FD : A la base, Lil’Berry était un exercice de style. Au départ je voulais dessiner la série moi-même, et je voulais me remettre au format manga, qui est un format que j’adore. Je voulais retrouver la rythmique spécifique de ce format-là, mais pour l’instant ça n’a pas été une grosse réussite. En tout cas, il me fallait un support de scénario, qui a été Dragon Ball dont je voulais reprendre un peu la recette. C’est là-dessus que j’ai conçu la petite histoire de base de Lil’Berry. J’ai décidé de mettre une fille en personnage principal parce que des héros masculins, on en voit tellement partout en shônen… même si en réfléchissant, le fait que ce soit une fille ou un garçon n’aurait pas eu d’incidence décisive sur le scénario. J’ai aussi cherché à me baser sur une forme de légende de manière fragmentée, à l’image de Dragon Ball qui est basé sur la légende du Roi-singe. Par contre, je me suis rendu que si je m’occupais moi-même du dessin ça n’allait vraiment pas le faire, donc c’est resté un peu en plan pendant un moment tout en continuant de mûrir en moi, et ce projet s’est vraiment ré-enclenché en moi quand j’ai découvert les dessins de Jero. Je lui ai proposé de dessiner la série, ça lui a plu, et à partir de là j’ai reconstruit les idées qui avaient mûri en moi pour aboutir au résultat que vous connaissez. En gros, Lil’Berry, c’est une recette construite, déconstruire, reconstruite et augmentée. Derrière, il y a ma volonté non pas de recopier des choses déjà existantes, mais d’essayer de comprendre la mécanique de ce type de récit pour s’en resservir ensuite.

 
 
Est-il arrivé que Jeronimo donne des idées pour le scénario, ou s’est-il vraiment contenté des dessins ?

FD : Il ne fait que ce qu’on lui dit (rires). Non, en vrai, carrément pas !

JC : Au tout début, je n’ai pas été actif sur le scénario, j’ai vraiment laissé couler les choses sur le tome 1 car ça me correspondait très bien. Puis petit à petit, comme j’ai vu que la collaboration avec Fabien marchait vraiment très bien, je me suis dit que ce serait sympa de donner quelques idées, que ça pourrait peut-être donner encore un peu plus de peps à l’histoire et amener de nouvelles choses, car forcément j’ai quand même une vision des choses différentes de Fabien. Par exemple, quand j’aime bien un personnage, je propose qu’on lui offre telle particularité, ou qu’on lui fasse faire telle chose. Je vois avec Fabien s’il veut bien ou pas, on est toujours en discussion. Par exemple, dans le tome 1, Rust a une épée, que j’aurais bien aimé développer…

FD : Mais je n’avais pas prévu d’en faire quelque chose.

JC : Voilà, et du coup ensuite elle disparaît, mais peut-être qu’elle reviendra. Et du coup j’ai proposé d’autres choses par la suite. Dans les tomes 2 et 3 j’ai proposé des choses comme ça. Notamment concernant les personnages, sur leur façon de se battre ou ce qu’ils peuvent faire. Soit c’est accepté soit c’est refusé, mais souvent c’est accepté, donc c’est cool.

FD : Jero se réapproprie les personnages, il s’en fait sa propre vision et c’est normal. Et puis il y a aussi le fait qu’il lise tous les chapitres, évidemment : il me fait toujours ses retours dessus, c’est mon premier lecteur, et comme on n’a pas tout à fait la même culture au niveau du manga, il y a des choses qui vont m’apparaître rigolotes ou bien trouvée, et lui va me mettre en garde car ça a déjà été fait sur d’autres mangas que je ne connaissais pas forcément. Il émet des petites mises en garde, des petits avertissements qui, ensuite, me permettent de mieux me relire. Parfois il y a des choses qui me tiennent à coeur et que je garde telles quelles, mais souvent il apporte des petites choses qui, dans certains moments, me permettent d’éviter des écueil trop exploités. Et puis il y a certains personnages qui devaient être juste en fond, mais qu’il dessine de façon tellement sympa que finalement on les fait revenir, à l’instar des deux frangins Rai et Fuu. Au départ ils devaient juste faire une apparition en tant que chasseurs-cueilleurs, puis finalement ils ont pu avoir un rôle au moment de l’infiltration du château car il me fallait quelqu’un pour permettre à Rust d’entrer, et de fil en aiguille on s’est dit que ce serait sympa qu’ils se prennent d’admiration pour lui et qu’ils deviennent un peu des disciples. En fin de compte, ils se sont totalement greffés à l’histoire, alors que dans ma version d’origine ils n’étaient pas du tout censés être là ! Jero a ce don d’offrir, par ses dessins, des personnalités qui donnent envie d’être gardées.


Et concernant le dessin lui-même, comment ont été élaborés les designs ?

FD : Moi j’en donne le moins possible. Je donne à Jero les gimmicks de caractère et le scénario, puis à partir de là, je pars du principe qu’il faut le laisser libre de s’exprimer et qu’il a assez d’éléments pour construire visuellement les personnages. Je ne lui ai jamais dit que tel personnage devait avoir telle tenue, telle taille ou telle coiffure. Je lui confie juste, grosso modo, le tempérament des personnages, et à partir de là il est libre.

JC : Fabien écrit un script où il décrit vite fait la scène, puis écrit les dialogues des personnages, et il fait ça page par page. A la base on devait bosser case par case, mais moi je déteste cette manière de faire, c’est beaucoup trop carré et je ne peux pas supporter ça. Du coup, après avoir lu le script, c’est storyboard, je découpe tranquillement l’action, si je veux glisser une information d’une page à l’autre je peux le faire tant que c’est toujours bien lisible. Mais sinon, c’est un peu zéro consigne, donc j’y vais au feeling.

  

Parmi le groupe de héros, on a de grands classiques. Baie en jeune héroïne naïve mais spontanée qui découvre le monde, Raust en guerrier un peu mystérieux, Rai et Fuu qui forment le binôme un peu comique... et au milieu il y a Bomba Fatima, plus sérieuse dans le tome 2 mais qui dans le volume 1 alterne entre son corps de vieillarde et sa transformation en belle jeune femme pour essayer d'attirer les mecs. Comment est né ce personnage ?

FD : Ah ! (rires) Elle fait partie de l’exercice de style initial, je voulais m’essayer à ce type de personnage qui est un peu en deux temps, un peu à l’image de Tortue Géniale dans Dragon Ball, mais mixé avec un côté un peu Ranma 1/2 via son changement d’apparence un peu aléatoire. Sauf qu’elle ne sait pas se battre. C’est un personnage qui a une évolution : au début elle est plutôt humoristique, apporte des gags, mais ce serait vite devenu redondant, et de fil en aiguille elle prend un petit peu la place de mentor pouvant donner des conseils, car elle sait des choses sur l’univers et ses légendes. Elle a le savoir que les autres héros n’ont pas, et a donc un gros impact sur le déroulement.

JC : Et puis j’aime bien la dessiner.

FD : Même en vieille elle est cool !

JC : Je pense qu’il y a moyen de bien la développer.

FD : Jero m’a fait des propositions d’évolution de sa personnalité, de ses capacités, de son passif… Par la suite elle va rester, et on veut la faire évoluer.

JC : Elle ne sera pas le seul personnage bidon qui rejoindra l’aventure, j’en suis sûr, il y en aura d’autres des claqués comme ça ! (rires) Moi j’aime bien quand il y a des personnages comme ça, qui sont un peu cassés par rapport à ce qu’ils montrent d’eux au départ. Des personnages qui brisent un peu les stéréotypes de départ, un peu comme dans One Piece avec Franky, Brook ou Usopp. C’est beaucoup plus cool, ils sont plus attachants.


Malgré la reprise de grands classiques du shônen d'aventure, il y a une différence concernant le sexe du personnage principal. Très souvent dans les shônen d'aventure de ce genre ce rôle est occupé par un garçon (Son Goku, Luffy...), mais ici Baie est une fille. Pour aller encore plus loin, Bomba Fatima est une femme alors que généralement ce genre de personnages très attirés par le sexe opposé sont des garçons (Tortue Géniale, Sanji...). Pourquoi ce choix ?

FD : Et pourquoi pas ? En fait il n’y a pas vraiment de raison. Déjà, des mecs comme ça on en voit partout, je ne savais pas quoi raconter de neuf avec, or proposer des personnages féminins dans ce type de rôle permettait d’apporter quelques petites nuances et un peu plus de sensibilité. Les garçons peuvent être sensibles aussi bien sûr, mais pour le coup je trouvais que ça collait bien. Une sorte de feeling, quand le scénario s’est mis en place. Et puis il y a des filles tout aussi fortes que des garçons, d’où Baie. Et y a pas de raison que les filles ne puissent pas partir à l’aventure, y a pas de raison que les petites vieilles ne puissent pas être vicelardes aussi. Enfin voilà, ça s’est fait au gré des envies. J’ai peut-être eu de la chance, car tout à l’heure je parlais justement  avec d’autres auteurs qui se sont vu refuser un projet de shônen avec une héroïne, précisément parce qu’ils proposaient une héroïne et pas un héros. C’est peut-être une force et une différence de Lil’Berry. J’ai quand même vu de temps en temps, en dédicaces, des garçons dire « oh non, le personnage principal est une fille ». Chacun a ses attentes, mais après, il n’y a pas de raison d’interdire d’avoir des héroïnes dans des shônen d’aventure. J’ai voulu que Baie soit une fille, c’en est une, et voila.

JC : En personnage féminin fort, que même les garçons kiffent, il y a Gally de Gunnm, Motoko de Ghost in the Shell…


Mais ce sont des oeuvres catégorisées seinen, pour un public déjà plus adulte, alors que ça semble plus rare dans le shônen.

JC : Dans le shônen, je sais qu’il y en a… Emma de The Promised Neverland ! Il y en a peut-être de plus en plus depuis quelque temps, et tant mieux. Il faut de la diversité.

FD : Et puis dans le global manga/manga français, peut-être qu’il y a encore moins d’obligations d’avoir un garçon en personnage principal de shônen, et donc qu’on peut éviter certains éléments trop codifiés au Japon, donc autant en profiter. Pour toutes ces raisons, je me suis dit que ce serait cool que Baie soit une fille, et je ne voudrais pas que ce soit autrement.

  

Côté pouvoirs, on note une originalité : Baie refuse de frapper les ennemis, car elle ressent elle aussi les coups qu'elle donne, et du coup quand elle combat elle ruse un peu pour éviter de frapper. D'où vient cette idée ?

FD : D’un éditeur chez qui on n’a pas signé (rires). Autant être honnête jusqu’au bout, pour le coup. Ca ne change pas forcément grand-chose au fond de l’histoire, puisque Baie se retrouve dès le départ face à des personnages extrêmement puissants. Donc même si elle est très très forte, ça ne donne pas l’impression d’avoir une héroïne « cheatée », car en face d’elle, et surtout dans le tome 2, il y a des adversaires encore plus balèzes qu’elle. Mais le tome 2 n’était pas présenté au moment de soumettre le projet à des éditeurs, et l’éditrice de la première maison d’édition à qui on a montré le projet avant de signer chez Delcourt/Tonkam nous a fait une remarque : ce serait bien que Baie ait un point faible, un truc qui la handicape, car sinon elle va tout péter. A ce moment-là, elle ne pouvait pas savoir que les ennemis face à Baie seraient tout aussi puissants qu’elle voire encore plus, mais suite à ça on a eu cette idée de malédiction qui oblige un peu de stratégie et de tactiques d’évitement de la part de Baie. Ca a bien servi, puisque ça nous a permis de développer une autre partie de la mythologie en relation avec tout le passif et toute la culture à laquelle Baie est rattachée dans l’histoire. Je ne vais pas en dire plus pour ne pas spoiler, mais en gros, cette petite suggestion de point faible a beaucoup apporté. Donc amie éditrice, si tu lis ces mots, merci pour cette contribution, qui nous a quand même apporté beaucoup, même si ce n’était qu’une suggestion anodine.


Jeronimo, pour une première œuvre tu impressionnes. C'est très dynamique et expressif, il y a beaucoup de mouvements, c'est très bien encré, les designs, les vêtements et les décors sont recherchés et assez riches... Comment avez-vous développé ce style ?

JC : Hé bien, merci ! (rire gêné de Jeronimo) Très franchement, aucune idée. Ca doit être le fait de dessiner tous les jours, je pense. Je ne pense pas avoir eu de recette miracle. Peut-être écouter les conseils, de potes comme de « pas potes ». Essayer de prendre du recul sur son dessin. A mes débuts, mon style était très empreint du style One Piece, mais quand on est jeune on ne le voit pas, on fait fi de ce genre de choses et des commentaires. Et en fait, en essayant de prendre un peu de recul, on s’interroge sur ce qu’on veut faire vraiment. A part ça, je pense que c’est juste en dessinant, dessinant et dessinant encore, tout le temps. Y a pas de secret.


Tu as des exemples de conseils que tu as reçus ?

JC : Les premiers conseils que j’ai chopés, c’est de la part de Reno Lemaire, l’auteur de Dreamland, qui avait vu mes toutes premières pages et qui me disait « bosse l’anatomie, bosse l’anatomie ». Il ne faisait que me dire ça, je suis allé le voir plusieurs fois. Je comprenais que dalle, et je ne comprends toujours rien à l’anatomie, c’est trop tendu pour moi (rire). Mais voilà, juste bosser l’anatomie pour que les dessins soient correct. Et bosser les décors. Je sais que mes décors ne sont pas fous, en tout cas moi je n’aime pas du tout, et je sais que ce sont les décors qui choquent le plus dans une œuvre quand ils ne sont pas maîtrisés.


Du coup, quand tu  dessines, à quoi fais-tu le plus attention ?

JC : Wow, je ne m’attendais pas à ce genre de question. Ben je ne sais pas, parce que mes pages sont dégueulasses : j’y mets des traces de doigts, parfois je fais tomber de l’encre dessus, je fais des petits croquis dans les marges… Sur le tome 1 je l’ai moins fait, mais sur mes originaux des tomes 2 et 3 il y a des dessins partout sur les côtés, je dessine derrière, je fais n’importe quoi. Je fais attention à… à ce qu’elles soient bien scannées (rires). Les finitions, les trames, les scans et les envois à l’éditeur, c’est ce que je vérifie le plus. Concernant l’encrage, j’y vais au feeling, je m’en fous.

  

Pour le concept des designs d'humains et de créatures (comme le serpent axolotl), des vêtements, des décors, quelles sont tes influences ? Par exemple, Baie a un look plutôt chinois, Jio aussi, certains décors ont quelque chose d'assez asiatique avec les lanternes…

JC : Vu que de base, la mythologie chinoise a inspiré l’univers, je me suis dit : pourquoi ne pas puiser aussi dans la culture chinoise pour certains looks ? Cela dit, si à la base je fais de la BD, c’est vraiment pour ne pas faire des choses ancrées dans le monde réel, je préfère les mondes imaginaires, donc j’ai voulu m’inspirer de ce qui se fait en Chine, en Asie côté architecture et habits, tout en essayant d’offrir un côté plus original au tout. Au début de la série c’est très « carré » : les maisons et habits sont très typés asiatiques, etc. mais plus on va avancer, et plus ça va se diversifier… Limite à la fin elle finira dans l’espace (rires). Sinon, les influences, c’est toute la pop culture qui m’entoure et que je bouffe à l’infini.


Dans la pop culture, il y a des oeuvres en particulier ?

JC : One Piece. Eiichiro Oda peut te créer un personnage complètement bariolé de partout mais qui est ultra classe, comme Katakuri ou Baggy le Clown. Mais après, c’est vraiment juste toute la pop culture qui m’entoure.


Il y a certains lieux très travaillés au niveau de leur architecture, en tête le palais du seigneur Potato. Comment imagines-tu ce type de lieu ?

JC : A la base, pour ce palais, j’ai pensé à un gâteau à la patate douce, je ne sais pas pourquoi. Et vu qu’il s’appelle Potato, je me suis dit que ce serait sympa de faire un gâteau entortillé.

FD : Par contre, pour le coup, sur cet endroit en particulier j’ai donné pas mal d’indications sur la configuration du lieu, avec des mines tout autour, ou la présence des tours, car il s’agissait d’éléments importants pour le récit.

JC : C’est en ça que je dis que les décors ce n’est pas du tout mon fort, parce que quand il m’a donné les indications sur le fait que Baie devait aller d’une tour à une autre, j’ai du dessiner un plan en vue aérienne, de dessus donc, pour parvenir à identifier ce que je devais créer et en avoir une vision globale.

  

Dessines-tu tout tout seul, ou as-tu de l'aide voire des assistants ?

JC : J’ai essayé une fois de déléguer des choses à d’anciens élèves à moi, mais en fait je n’y arrivais pas. Même si tous les deux dessinaient super bien et m’ont beaucoup aidé, je n’arrivais plus à considérer les pages comme mon travail et je n’ai pas pu redessiner par dessus. Même s’ils ont juste fait les cases et les bulles et qu’ils ont bien fait leur travail, je n’y arrivais pas. Ca me frustrait de ne pas l’avoir fait moi-même.


Quels outils utilises-tu pour dessiner ?

JC : Une plume et de l’encre, tout simplement. Et un crayon gris dégueulasse qui a du mal à se faire gommer. Quasiment pas de numérique, sauf quand il y a quelques retouches à faire (gommer et refaire par dessus, ajouter des petits détails), où là j’utilise Photoshop. Mais au-delà de ça, le numérique, je n’y comprends rien. Je vais essayer de m’y mettre, mais je trouve ça super difficile. Et je trouve le papier plus authentique.


Je trouve le design de Baie vraiment cool.

JC : Merci ! Je crois qu’à la base j’ai un peu lorgné sur Gally de Gunnm, dans le sens « personnage féminin vraiment fort ». Et après, tous les personnages sont inspirés d’un animal. Pour Baie, c’est un axolotl. En fait, j’aime beaucoup m’inspirer d’animaux pour créer mes personnages, ou alors de trucs un peu méta comme les carte du roi, de la dame… Les saisons aussi, ça peut faire des personnages.


Et pour les autres personnages?

JC : Rust, c’est un macaque (rires). Au départ c’était vraiment un singe, il avait de grosses rouflaquettes horribles que je lui ai finalement faites un peu plus petites, mais il avait vraiment une tronche de singe au départ. Bomba Fatima, c’est une pieuvre, parce que son côté pervers est véhiculé par le trip tentaculaire. Jio, c’est un dragon. Les deux jumeaux, ce sont des scarabées, et tout leur village a des habitants inspirés d’insectes.

  

Qu’est-ce qui te demande le plus de travail quand tu dessines ?

JC : Les décors. Prendre le temps de me poser pour faire les décor, ça me demande beaucoup de boulot, parce que ça me prend la tête. Si je pouvais les faire se battre comme dans Bleach, dans le désert, je le ferais, ce serait plus simple ! D’ailleurs, je pense que c’est pour ça que Tite Kubo a pris cette option : les décors étaient trop chronophages pour lui, même s’il avait des assistants. En tout cas, c’est mon hypothèse, et je serais comme lui. En fait, les décors, j’aimerais les faire à main levée, sans règles, sans devoir me prendre la tête à devoir poser une ligne de perspective. Mais comme je l’ai dit, je sais que quand un décor n’est pas bien posé, ça se voit directement. Pourtant il y a des auteurs qui savent très bien faire les décors à main levée, comme dans The Promised Neverland ou dans les œuvres récentes de Tsutomu Nihei où c’est très épuré, sans règle. Ou idem dans Seven Deadly Sins où c’est aussi à main levée. Et j’aimerais faire ça, pour ne plus me prendre la tête avec une règle. Mais bon, on va dire que ça me donne un peu de rigueur. Et c’est aussi parce qu’on m’avait fait une réflexion sur mes décors il y a très longtemps, pas méchante, mais où on m’avait dit que je devrais utiliser une règle pour poser mes lignes de fuite. Du coup, ça m’a bloqué et je me suis dit que la personne m’ayant dit ça avait peut-être raison. Mais peut-être que ne plus utiliser de règle, j’y viendrai petit à petit.


Du coup, qu’est-ce que tu préfères quand tu dessines ?

JC : C’est vraiment le storyboard, car on voit l’histoire naître, c’est super cool de tout voir en action et mis en scène. Même, à la limite, ça m’ennuie d’ensuite refaire les pages, car je trouve le storyboard plus vivant. Et puis j’adore le character design. Créer des personnages, leur donner une identité, une particularité… J’aime leur apporter un truc qui va les faire ressortir. Je kiffe les jeux de combat, car dedans chaque personnage a une personnalité propre, son character design influe sur sa manière de se battre, et c’est juste dingue. J’adorerais faire ça, mais c’est déjà ce que je tâche de faire avec le manga. J’aime bien donner une dimension chelou à mes personnages, par exemple en faire un tout en courbes avec aussi des cheveux en tourbillons, etc. Un peu comme dans JoJo’s Bizarre Adventure. Tous les personnages de Hirohiko Araki ont une espèce de pattern au niveau graphique, des allures qui leur sont propres, et c’est ce genre de personnages que j’aimerais créer.


Tu es donc fan de JoJo’s Bizarre Adventure ?

JC : Totalement j’adore. Même si c’est parfois très redondant, on passe au-dessus de ça, et puis chaque partie de la saga à son univers unique. Araki est trop fort, c’est un génie.


Tu as une partie préférée dans la saga ?

JC : Pour les personnages, clairement la 5e, Golden Wind. L’équipe est excellente, leur design à chacun est hyper cool. D’ailleurs, Rust est également beaucoup inspiré de Guido Mista, le serpent qui intervient dans le tome 2 de Lil’Berry est inspiré de Buccellati, et à l’origine Baie devait avoir un petit tourbillon inspiré de Giorno. Et pour l’histoire, la 6e, Stone Ocean, dont la fin m’a complètement laissé sur le cul. Il a osé faire ça, c’est dingue. J’arrête pas d’en parler à ceux qui ne l’ont pas encore lue ou qui la découvriront peut-être en anime dans le futur, en leur disant qu’ils ne sont pas prêts, parce que c’est une tuerie. Pourtant c’est rien du tout, c’est simple, mais Araki a osé le faire.

  

A l’avenir, est-ce que ça te plairait de concevoir un manga où tu serais à la fois au scénario et au dessin ?

JC : Oui, je suis en train de bosser dessus. Malgré le fait que j’adore Lil’Berry et que je me suis beaucoup attaché aux personnages, j’aimerais vraiment parvenir à créer une œuvre qui soit entièrement de moi. Je bosse sur une histoire depuis dix ans, mais elle n’a jamais abouti parce que j’avais du mal à écrire, je ne m’en sortais pas avec le scénario, je n’avais pas toutes les clés pour écrire un récit correct qui se tient sur tous les plans. Faire mon petit projet pro tout seul, ce serait la consécration, même si Lil’Berry c’est déjà un peu le cas.


Interview réalisée par Koiwai. Un grand merci à Fabien Dalmasso, à Jeronimo Cejudo, à Solène Ubino des éditions Delcourt/Tonkam pour la mise en place de cette rencontre, et à Japan Expo.
  



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