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Manga Rencontre avec Samantha Bailly et Miya autour d'Alchimia

Samedi, 07 Mars 2020 à 17h00 - Source :Rubrique interviews

Samantha Bailly et Miya sont deux artistes au parcours distincts. Nous connaissons la première pour différents types d’œuvres, et notamment des albums jeunesse parus aux éditions nobi nobi !. Quant à Miya, nous avions eu l'occasion de la découvrir avec Vis à Vis, une tranche de vie en trois tomes parue aux éditions Pika dans les années 2000, avant d'être rééditée il y a quelques années.

Amies de longue date, toutes deux se sont associées pour un nouveau manga : Alchimia. Lancé en 2016, celui-ci a pris fin en ce début d'année 2020. L'occasion idéale pour elles de participer au Festival International de la Bande-Dessinée d'Angoulême, et nous de les rencontrer au cours d'une interview, afin de revenir sur cette série courte mais particulièrement dense.



Dans les bonus du premier tome d'Alchimia, vous parlez de votre rencontre et de vos collaborations. Pouvez-vous développer à ce sujet ? Comment est né Alchimia précisément ?


Samantha Bailly : Avec Miya, nous nous connaissons depuis qu'on est très jeune, une rencontre née dans le fanzinat et sur des forums. J'écrivais des romans, et Miya les illustrait. Très tôt, nous avons eu envie de travailler ensemble. D'ailleurs, le premier projet que Miya a proposé à Pika, juste avant Vis à Vis en 2005, était une adaptation de mes romans. Puis, le temps a passé, et Vis à Vis est sorti. Nous avions toujours fortement envie de travailler ensemble. Pika a montré son envie de retravailler avec Miya, l'occasion pour nous de proposer un projet commun.

Miya avait envie de quitter le monde contemporain pour dessiner un manga de fantasy, et m'a demandé de proposer une histoire. A partir de là, nous avons commencé à échanger, et Alchimia est né.

Miya : Le premier projet de manga que nous avions proposé s'appelait Souvenirs perdus. Mais ça ne s'est pas fait, et Samantha a sorti cette histoire en roman. Mais je restais attachée à cette intrigue. Je voulais dessiner un univers qui n'est pas le même, mais qui gardait cet état d'esprit. Je savais que Samantha avait toutes les armes pour créer un monde qui m'emballerait et me porterait. C'est exactement ce qui s'est passé : Plus que me porter, il m'a enrichie. (rires)


Samantha, tu écris des œuvres de médiums différents : des albums jeunesse, des romans, et du manga. L'exercice d'écriture est-il si différent selon le médium ?


Samantha Bailly : Oui, ça n'a rien à voir. Je dirais même que ce sont des métiers différents. On reste dans la technique de l'écriture, mais ce ne sont pas les mêmes mécanismes qui entrent en jeu. Le roman, par exemple, est un exercice d'introspection permanent. Tu n'as pas d'autre moyen de narration que le roman ou la nouvelle pour atteindre si profondément la psyché des personnages. Nous sommes dans leur tête en permanence. Tandis que dans le manga, la bande-dessinée et même l'audiovisuel, nous sommes dans un autre espace, celui de la narration par ce qu'on voit. Le rôle du scénariste, c'est de donner les outils au dessinateur ou à la dessinatrice pour retranscrire ce que pensent les personnages. C'est très intéressant car, par exemple, je vais dire à Miya que Saë éprouve de la tristesse, mais ce n'est pas quelque chose qui prendra quatre cases : ça sera résumé en un regard, alors que ça aurait pu prendre deux pages dans un roman.

Miya : Ceci dit, en manga, il y a quand même plus de bulles de pensée que dans la bande-dessinée classique. Je pense que c'est ce qui m'a touchée, quand j'ai commencé à lire du manga lorsque j'étais ado : La pensée du personnage reste très présente, et elle se lie aux sentiments. C'est l'équilibre entre la BD et le roman, on est à la fois sur l'image, mais aussi dans le cœur des personnages.

Samantha Bailly : Oui, et c'est très expressif, ne serait-ce par le style de dessin, les regards etc. Le manga est expressif par essence. Cela donne un terrain de jeu vraiment très intéressant.

Miya, as-tu pu faire tiens l'univers de Samantha assez facilement, sur le plan visuel ? Y a-t-il eu beaucoup de croquis préparatoires ?


Miya : Oui, il y a eu beaucoup de ces croquis. Ce qui m'est venu tout de suite, c'est L'Atelier. Le bateau est très présent dans la série, et c'est pour moi un personnage à part entière qui donne toute l'âme d'Alchimia. C'est lui qui mène les alchimistes itinérants, et représente le cœur de la série.

Du côté des personnages, seul Idan est venu très rapidement. Les autres ont dû être retravaillés. Il y a eu une première version où ils paraissaient trop jeunes, et une autre ou, au contraire, ils étaient trop murs. C'est une réflexion qui s'est faite avec l'éditeur. La troisième version fut la finale, il y a donc eu beaucoup de recherche sur les personnages. A travers les mots de Samantha, je me suis d'abord fait le manga dans ma tête. Le travail préparatoire ne se fait pas uniquement au bout du crayon, il se fait tout le temps, y compris le soir en m'endormant. Je vivais petit à petit le monde d'Alchimia, et j'ai aujourd'hui l'impression que c'est le mien alors que c'est celui de Samantha.

Samantha Bailly : Il devient les deux, le tiens et le mien. (rires)


Alchimia parle d'une guerre entre deux pays aux cultures et aux modes de pensée très différents. Ça renvoie à notre propre réalité, et même à notre actualité... Samantha, dans quelle mesure as-tu puisé dans notre Histoire pour écrire la série ?

Samantha Bailly : Je pense qu'il n'y a pas besoin de remonter très loin. Le monde dans lequel on vit est encore pétri par des idéologies qui posent des questions par rapport à notre compréhension mutuelle. Ce qui m'intéressait avec les alchimistes, dont le rôle est central, c'est qu'ils sont perçus comme ayant une fonction salvatrice dans l'une des deux sociétés. Ils ont des rôles très forts à Alchimia, que ce soit dans la transmission de la mémoire, dans la régulation des émotions, ou dans la transformation des matériaux. De l'autre côté, Ifen est très écologiste quand on y réfléchit. Il y a un respect de la nature extrêmement fort, et le pays considère l'alchimie comme contre nature, et comme une force potentiellement dangereuse. Il y a une part de vérité dans les deux perceptions, mais je trouvais intéressant de voir comment les alchimistes percevaient ça, et comment ils devenaient traqués par leurs différences, au point de devenir l'objet de toutes les persécutions.

D'un point de vue métaphorique, les alchimistes sont les artistes de notre société. Leurs rôles sont purement artistiques, que ce soit d'acquérir des histoires pour les transmettre, avoir des influences sur la pyché et les émotions... C'était une manière d'explorer cette dimension de manière plus poétique avec Alchimia.

L'alchimie, telle qu'elle est représentée dans la série, est particulièrement onirique. Samantha, d'où t'est venue cette idée ? Et de ton côté, Miya, as-tu rencontré des difficultés sur la représentation graphique de l'alchimie ?


Miya : Oui, ça a forcément demandé une réflexion. Ce que j'aime dans l'univers de Samantha, c'est que la magie est présente mais très subtile. Ce n'est pas de la grosse fantasy. Elle m'a envoyé tout un panel de photos qui l'inspirent, et j'ai senti dans ces images un certain raffinement dans ces petites touches de magie. Je suis partie de cette réflexion, et j'ai senti de la poésie derrière. C'est comme ça que, petit à petit, la représentation graphique de l'alchimie est venue.

Il y a aussi la question des plaies qui s'illuminent, lorsque l'alchimie est utilisée. Cette caractéristique étant bien décrite dans le scénario. Aussi, pour Ethiel notamment, l'alchimie est associée à un mot. Il y a eu tout un questionnement sur la manière d'intégrer la bulle, et faire ressentir la magie.

Samantha Bailly : Pour ma part, j'avais déjà écrit une nouvelle sur le laboratoire d'un alchimiste. Il y a eu tout un mélange avec la volonté de Miya, qui voulait revenir à de la fantasy. J'y réfléchissais, et j'ai commencé une exploration visuelle. Je lui ai notamment envoyé des illustrations de bateaux, sans trop savoir quoi en faire. Les deux se sont combinés pour donner ce concept d'alchimistes itinérants. Il y a eu ensuite une autre strat, celle de développer les différents courants de l'alchimie.

Souvent, le processus de création mélange beaucoup de choses, et n'est jamais linéaire. Des idées s'entrechoquent, puis il y a un travail de réflexion et de construction qui peut prendre des jours et des jours. Dans Alchimia, j'ouvrais un document Word pour écrire le fonctionnement de cette magie, afin de la décortiquer. C'est intéressant, car c'est un mélange de plein d'influences qui donnera un concept, puis une histoire.


Alchimia est une série aux messages très humains. On y trouve les notions de pardon, de tolérance, de respect de son prochain... Dans quelle mesure ces thèmes sont, pour vous, importants à traiter dans une œuvre ?


Miya : A mes yeux, nous sommes aussi là pour transmettre ce qui sont nos valeurs propres. Je sais que je suis une artiste, donc sensible et humaine, il me semble. Si on peut faire rêver, c'est déjà une bonne chose, car les gens ont besoin de rêver aujourd'hui. Mais si on peut aussi être utile dans quelque chose d'autre, l’œuvre gagne une plus-value.

Sur le plan scénaristique comme sur le plan graphique, quelles ont été les grandes difficultés dans la conception d'Alchimia ?

Samantha Bailly : Pour le côté scénaristique, c'est la densité de l'histoire. C'était difficile de faire tenir toute cette consistance dans seulement trois tomes. Il a fallu synthétiser beaucoup d'éléments, mais on ne voulait pas donner une trilogie superficielle. Sans parler de faire passer des messages, nous voulions construire un univers qui avait assez de nuances pour être crédible, et dont on sent la matière. Ce malgré le format de trois tomes, qui peut être long et court en même temps. Pour l'aspect graphique, je pense que Miya aura beaucoup de choses à dire. (rires)

Miya : L'aspect graphique vient avec cet enjeu là. On peut même parler d'aspect narratif car Samantha a le scénario, mais tout le découpage est réalisé par mes soins. Une phrase peut être racontée en une case comme en dix. Dans cet ensemble, quelle partie fallait-il mettre davantage en avant ? Quel rythme donner ? Le but est de permettre au récit de s'enchainer, au final, en trois fois 192 pages. La difficulté était plutôt d'avoir une bonne balance narrative. Il était aussi nécessaire d'avoir des temps de pause pour apprécier l'univers, mais aussi des moments d'action et d'accélération.

Finalement, la principale difficulté graphique pure était au tout début, dans les recherches de personnages. Tant qu'on n'a pas trouvé les designs, on se pose plein de questions. Une fois qu'ils sont là, alors on peut avancer. Et comme j'avais déjà dessiné une série, j'avais beaucoup moins de questions sur la façon de travailler mes trames. Je connaissais mon mode de fonctionnement graphique et technique.


Alchimia s'est donc terminé sur son troisième opus, pour un ensemble très rythmée. Avec du recul, quel regard avez-vous sur la série ?

Miya : Il est récent le recul pour moi. (rires)

Samantha Bailly : Je pense que nous n'avons pas encore assez de recul. Sur le premier et le deuxième tome, nous en avons. Mais le troisième est encore tout frais, donc ce n'est pas évident. Mais l'impression que j'ai, c'est que Miya s'affirme sur le plan graphique, de tome en tome. Elle a un talent extraordinaire, mais aussi une marge de progression très rapide qu'on sent à chaque nouvel opus. Ça m'apparaissait de plus en plus évident à la lecture. L'ensemble est cohérent, et il y a ce sentiment de progression qui est le signe d'un travail acharné et de beaucoup de talent.

Sur l'aspect scénaristique de la série, j'ai la sensation que l'ensemble est clôturé, mais que la série peut faire l'objet de bien d'autres ouvertures. Mais à un moment, il faut savoir finir.

Miya : Nous nous sommes toujours dit que la série se ferait en trois tomes. Mais c'est vrai que l'univers est tellement riche qu'il ouvre énormément de possibilités. Le tome trois introduit de nouveaux personnages qui auraient aussi leur vie à raconter. Mais l'objectif était de narrer cette aventure autour de Saë et de résoudre le conflit. J'ai l'impression d'avoir muri entre le premier et le troisième tome, il y a certainement une forme de progression. Mais j'ai aussi la sensation que les personnages ont grandi, alors que seulement quelques jours se sont écoulés dans l'histoire. Ils ont été mes compagnons du quotidien, sur quatre années de travail, même si ça n'a représenté que quelques jours dans le scénario. Saë a énormément évolué. Idan est le premier personnage à être venu graphiquement, mais c'est celui que je cernais le moins à la fin. Au contraire, Ethiel a eu plus de mal à venir, mais c'est celui que je comprends le mieux. Il y a tout en rapport entre l'artiste et les personnages, que j'ai fait miens au final. Peut-être que la vision de Samantha, sur ces personnages, n'est pas totalement la mienne. Mais ils vivent en nous, et maintenant dans les lecteurs.

Dans les bonus des volumes, on peut voir que vous aimez les beaux garçons des mangas ! Est-ce que certaines œuvres vous ont particulièrement inspirées sur ces personnages masculines, parfois androgynes, mais souvent très appréciables visuellement ?


Samantha Bailly : Non, nous n'aimons que Ethiel et Idan. (rires)

Miya : Personnellement, je ne trouve pas Idan très androgyne par rapport à Ethiel. Sans trop en dire, ce dernier a beaucoup muri, il pouvait paraître plus androgyne au début qu'à la fin.

Je suis inspirée, depuis toujours, par les mangas de mon adolescence. Notamment les œuvres de Clamp, Fushigi Yugi, puis plus tard tous les mangas de fantasy et d'aventure comme Yona – La princesse de l'aube, La fleur millénaire... et d'autres plus récemment, comme Freya. Ce sont des univers qui m'ont passionnée, et ça se ressent sans doute un peu.

Samantha Bailly : Je pense que Nana est le manga qui m'a le plus marquée dans ma vie. C'est intéressant parce qu'il y a en effet ce rapport aux « mecs » dans la série d'Ai Yazawa. Mais ce que j'aime dans ce type de shôjo, c'est qu'il y a un degré de complexité de personnages particulièrement fort. Ce n'est pas qu'une histoire de beaux mecs. Nana rend avec beaucoup de profondeur la difficulté de tisser ses tiens, et la manière dont ils dureront dans le temps. Ce sont des éléments qui n'ont pas toute leur place dans Alchimia, mais qu'on a essayé de faire ressentir à travers les personnages. Saë a fait sienne une famille d'alchimistes et développé une attraction pour cet autre monde. Nana fait donc partie des titres fondateurs à mes yeux, ce qui me donne envie d'aller vers du manga contemporain par la suite, car il y a un beau champ d'expression.


Peut-on s'attendre à une future nouvelle collaboration entre vous ?


Samantha Bailly : Mystère... (rires)

Pour le moment, je pense que Miya va reprendre son souffle !

Miya : Comme je l'ai dit, Alchimia a pris quatre années de ma vie, avec au milieu la naissance de ma fille. Ça change beaucoup de choses, car le temps de travail était plus compliqué. J'ai besoin de récupérer de tout ça, même si j'adore l’œuvre. Trois fois 192 pages à dessiner toute seule, c'est un énorme travail.

Samantha Bailly : Je pense que les gens ne s'en rendent pas forcément compte...

Miya : Entre Vis à vis et Alchimia, il s'est déroulé environ 5 ans. Mais il y a ce besoin de dire « ouf ». Je suis aussi triste, car j'adore ces personnages. Mais j'ai un champ de possible devant moi, pour me questionner sur ce que j'ai envie de faire désormais.

Samantha Bailly : Je pense aussi qu'il y a une question de fond, liée à tout ça. Quand Miya parle de sa grossesse et de sa maternité, ce n'est pas un sujet neutre socialement. Énormément de femmes artistes, d'une manière générale, se retrouvent en grande situation de difficulté et de précarité au cours de l'élaboration de leurs œuvres, faute de protections sociales. Miya a pris son congés de façon très tardive, alors qu'elle avait des soucis de santé. Puis, quand il faut se remettre à travailler, ça pose des questions complexes sur la garde de l'enfant. Ce sont des sujets de fond qui me font me questionner sur mon propre métier, et Miya aussi. Quelles conditions sociales réunir, pour pouvoir exercer notre métier de manière décente ? Ce sont des sujets qui animent le Festival International de la Bande-Dessinée d'Angoulême en ce moment, et je pense que tout le processus d'Alchimia a illustré ça.

Pour ma part, je travaillais sur d'autres livres à côté. J'ai écrit le scénario d'Alchimia, mais ai énormément œuvré en parallèle. Mais pour Miya, les 8 heures de dessin étaient son quotidien constant, avec ce que ça implique physiquement. Cette dimension corporelle du travail est souvent masquée, on en parle peu. Elle fait pourtant partie de la réalité de l'artiste, et il y des interrogations sur la manière de créer des conditions pour permettre à un artiste en France de travailler sur son livre de manière optimale. Pour les femmes, il y a un grand enjeu d'égalité professionnelle qui se pose. La grossesse arrive, et comment fait-on concrètement ?

C'est vrai que le sujet de la grossesse de Miya revient régulièrement. Et moi-même, étant enceinte à mon tour, je suis particulièrement sensible au sujet car je sais que je vais me retrouver dans une situation un peu différente, du fait de l'expérience que j'ai connu à travers mon amie. Mais je trouve que ça pose de vraies questions sur l'égalité hommes-femmes dans le monde artistique. Les statistiques le montrent, d'ailleurs. Il y a des inégalités terribles entre les hommes et les femmes, en particulier dans la bande-dessinée.


Remerciement à Samantha Bailly et Miya, ainsi qu'à Clarisse Langlet des éditions Pika pour l'organisation de la rencontre.

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